Maurin vs Chauvel

C’est dans le Monde daté d’aujourd’hui, dans un dossier autour du dernier livre d’Eric Maurin sur la question du déclassement. Voici l’entretien avec Maurin. Voici l’entretien avec Chauvel. Les deux disent des choses intéressantes; le point de vue de Maurin me semble plus convaincant. Ce n’est pas la première fois que je préfère Maurin à Chauvel.

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Alexandre Delaigue

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15 Commentaires

  1. Dans l’interview de Maurin, j’aime bien : "[le] contresens total [qui voudrait] que la valeur des diplômes se serait réduite. C’est l’inverse: jamais les diplômes n’ont été aussi déterminants pour l’obtention de statuts au sein de la société. […] L’impératif de ne pas échouer à l’école est devenu écrasant. L’enjeu de la compétition scolaire n’a jamais été aussi élevé, les diplômes ont pris une valeur exorbitante."

    Apres avoir utilise l’experience naturelle des bacheliers de 1968 pour estimer les rendements de l’education dans le superieur et suggere qu’une augmentation de l’acces aux etudes superieures est probablement souhaitable, ca me semble etre tres "signaling oriented" comme conception de l’education. Je ne suis pas sur de bien comprendre la logique de l’argument.

    Réponse de Alexandre Delaigue
    Je ne suis pas sûr que cette remarque soit incompatible avec une approche “human capital” comme celle de ses travaux sur l’éducation. On peut très bien en avoir la lecture suivante : les barrières à l’entrée créées par les statuts protégés empêchent le capital humain issu de l’accroissement des études de s’exprimer totalement.

  2. On peut aussi être de l’avis que Maurin et Chauvel s’opposent sans vraiment parler de la même chose – ce ne serait pas la première fois en sciences sociales !.

    Chauvel parle de position sociale (relativement donc à une structure sociale qui détermine pour une part : les professions les plus valorisées, les rémunérations qui y sont attachées, etc…) et s’inscrit dans une perspective plutôt macro, un peu comme la théorie du filtre qui n’a vraiment de sens qu’au niveau macroéconomique et macrosocial…

    A l’inverse Maurin, comme Gurgand, se positionne du point de vue Capital humain, et rentabilité individuelle ou privée de l’investissement scolaire. Là, on se rend compte que l’investissement scolaire est toujours rentable, à ceci près que la rentabilité se traduit plus en terme de qualité de l’emploi que de quantité (de la rémunération).

    Ce n’est qu’une interprétation, mais je tendrai à penser que les deux approches ne s’excluent pas totalement, et qu’on ne tranchera pas entre l’une et l’autre. Au contraire on gagnera à les combiner.

  3. Certes. Et pour autant que je sache, la distinction entre "signalling" et "human capital" conduit rarement a des predictions tres contrastees (ou, reciproquement, la plupart des resultats empiriques de la litterature ont une interpretation "signalling" compatible et une autre "human capital" compatible).

    D’ailleurs, en pratique, il est assez probable que le mix des deux evolue au fil d’une "scolarite".

    Je ne suis pas sur de comprendre quelle barriere vous regardez, (a) celle du statut (plutot post diplome) ou (b) celles qui font que "l’aristorcratie republicaine" se reproduit assez bien dans le systeme d’education francais (on sait ce qu’il faut faire, on n’est pas particulierement impressionne par les concours, on possede les codes qui permettent plus faciliement de s’y epanouire ou du moins d’y reussir).

    Comme je comprends le ton general de Maurin, il parle surtout de barrieres de type (a)* (e.g. l’importance accorde a la notion de statut), la valeur d’un diplome c’est largement celle d’un signal/de l’acces a un statut ou un reseau.

    Ca plaide surtout, par exemple, pour des politiques ciblees sur la diversification des recrutements post ecole (par exemple, l’acces a la haute fonction publique n’est pas necessairement sanctionne par un examen de type scolaire suivi d’une formation monoformatante ou bien on trouve le moyen (oui, je tombe dans le wishful thinking) de faire comprendre a pas mal d’employeur que les competences requises pour un poste ne sont pas necessairement sanctionnees par une maitrise (type DESS archi specialise) mais qu’un jeune licencie en histoire peut etre assez degourdi pour faire le job quitte a reprendre des etudes ensuite si la technique fait vraiment defaut** – je suis au Royaume-uni ces jours ci…).

    Que ce soit inefficace, c’est possible (c’est meme tres probable). Dans l’absolu, les barrieres a l’entree, c’est rarement welfare improving… Mais les reccomandations pratiques ne sont pas tout a fait identiques a celles qui decoulent d’un probleme de capital humain.

    * En revanche, Le ghetto francais etait une bonne exploration des dynamiques a l’oeuvre dans le developpment des barrieres (b).

    ** La course au diplome, c’est la reponse rationnelle individuelle d’un marche du travail ou il y a un "surplus" d’offre ou plutot un "deficit" de demande qui fait que les employeurs potentiels voient arriver un nombre massif de candidats et que pour faire le tri entre des candidats fondamentallement pas tres differents, le diplome va jouer un plus grand role meme si la probabilite que sa valeur indique une performance potentielle marginalement superieure est infinitesimale (et ca me semble plutot relever du "signalling" meme si une part de la formation releve d’un reel investissement en "sector specific human capital"). Pour moi, le grand mystere, c’est pourquoi il y a ce "deficit" de demande d’emploi. Pas assez de vrais createurs d’entreprises/innovateurs ? pour des raisons sociologiques ("la grande peur de l’echec")? financieres ("difficultes de financement")? autre?

  4. "Ce n’est pas la première fois que je préfère Maurin à Chauvel."
    À tort daans le cas présent.

    Eric Maurin dit :
    "On fait un contresens total lorsqu’on avance que la valeur des diplômes se serait réduite. C’est l’inverse: jamais les diplômes n’ont été aussi déterminants pour l’obtention de statuts au sein de la société. En 2008, le chômage parmi les diplômés du supérieur est inférieur à 10%. Pour les non diplômés, il monte à 50 %, soit un écart de 40 points. La différence n’était que de 10 points au milieu des années 1970."

    Eric ne déçoit dans son insuffisance (ou sa malhonnêteté) intellectuelle. Ce qu’il faudrait savoir c’est "En 1970, le chômage parmi les diplômés du supérieur est inférieur à combien?" pour voir l’effet dû au glissement des diplômes (artificiel par rapport aux compétences ou au potentiel*).
    En faire un argument en faveur du diplôme de l’enseignement supérieur est une insuffisance ou une malhonnêteté intellectuelle dans le droit fil de sa défense de l’enseignement de masse – dans un précédent livre. La question pertinente de base est : qu’est-ce qui crée les emplois? l’enseignement ou autre chose?
    *Si tu as des doutes Alexandre, renseigne toi par exemple sur qui a créé l’informatique aux USA, sur les boîtes de logiel y.c.Microsoft qui préféraient à ce moment de petits jeunes doués et passionnés sortant du secondaire, intéressés par le maniement des données, et non de Phds de math.

    Réponse de Alexandre Delaigue
    vous n’avez pas l’impression de confondre “anecdote” et “donnée”?

  5. Ce qui est à noter avec la réponse de Chauvel à Maurin, c’est qu’il cite surtout des sociologues (Duru-bella, Beaud, …); N’y a-t-il pas là une différence d’objet et de méthodes ?

  6. L’approche de Maurin souffre peut-être de traiter la question de la relation entre éducation et emploi dans un cadre presque strictement national.

    Ce qui me semble un parfait non-sens à notre époque : l’économie n’a plus grand chose de national : les positions sociales se définissent pourtant par rapport à elle.

    En admettant qu’à notre époque, les meilleures positions sociales ne s’obtiennent pas davantage en restant dans sa campagne qu’au début du siècle dernier, les perspectives changent. Seule change la définition de "campagne".

  7. La création des nouvelles technologies soft = anecdote. OK

    l’humanité a commencé à se développer et à s’employer avant de créer l’éducation (surtout supérieure) : fait (donnée)

    voir l’analyse du traitement de données par Eric Maurin dans La vraie question scolaire
    Par Jacques Bichot,
    économiste, professeur à l’université de Lyon 3.
    REVUE EDUCATION INDEPENDANTE pdf_revue_2_web.pdf

    Réponse de Alexandre Delaigue
    Vous auriez pu mettre le lien correctement : http://www.recherche-education.org/IMG/pdf_Etudes22_SSDEBORD.pdf et sur le fond, vous devriez plutôt lire Katz et Goldin que Bichot (avec toute la sympathie que j’ai pour lui). Je suis toujours amusé de constater que lorsqu’on regarde les travaux d’économie de l’éducation, les analyses vont toujours dans le sens du fait que la généralisation de celle-ci est positive; mais qu’en France, on trouve des tas de gens qui pensent qu’éduquer trop est une catastrophe. Sinon, oui, le recrutement chez Microsoft, c’est de l’anecdote, pas de la donnée – surtout dans un pays dans lequel beaucoup plus de gens qu’en France suivent des études supérieures (c’est une donnée, pas une anecdote). Sinon, il est vrai que le feu a été domestiqué bien avant l’invention des universités. Je me demande ce qu’il faut en conclure.

  8. Oui.

    "Je suis toujours amusé de constater que lorsqu’on regarde les travaux d’économie de l’éducation, les analyses vont toujours dans le sens du fait que la généralisation de celle-ci est positive"

    Encore oui. On est heureusement dans une tendance de progrès (laissons Stiglitz et Sen de côté pour l’instant). Dû à quoi. Là on plonge dans la bouteille à encre. L’oeuf, la poule? Concomitance. Corrélation. Causalité? Dans quel sens?

    Une remarque et une anecdote :
    Supposons que la valeur des diplômes soit excellente pour tous. Et que l’on amène la prochaine génération à bac plus .. disons 5 à 10. Conclusion : catastrophe. Frustrations, pleurs et grincements de dents dans les ténèbres extérieures à moins que nos amis écolos ne nous aient d’ici là convertis à la frugalité et la décroissance (pour faire bonne mesure). On peut rêver.
    Dans un pays proche, ami, ex-colonisé, une vaste anecdote qui se voyait dans les années 70 avec trois générations simultanément présentes. Non encore industrialisé. À niveau d’études équivalent avec la montée rapide du nombre. La première génération était celle des ministres, la seconde des cadres supérieurs, la troisième des instits. Beaucoup de frustrations dans cette dernière. Un raccourci forcé, caricatural dans son exposé mais hélas exact dans l’esprit et mal vécu.

  9. ce que dit surtout chauvel c’est qu’à position sociale égale, on vit beaucoup plus mal aujourd’hui qu’hier. Alors peut-être que Maurin parle de déclassement des individus tandis que Chauvel parle de déclassment des classes ?

  10. Je rajoute un mot
    Un écrivain que je te recommande, si tu prends des récréations de l’économie, Amitav Ghosh (un compatriote d’Amartya Sen). Un de ses premiers livres In An Antique Land (L’Egypte), est un petit bijou où l’un de ses personnages est un jeune diplômé du supérieur dont le seul débouché possible est un emploi de l’État et qui comme beaucoup d’autres dans son cas attend, attend…. Je n’évoquais pas l’Egypte mais je viens de penser au rapprochement.
    Ces situations montrent l’horizon de certaines politiques imitées d’autres modèles et trop loin poussées.

    Réponse de Alexandre Delaigue
    Si votre argument revient à dire que l’éducation n’est pas suffisante, que les institutions nationales comptent, que dans un pays dans lequel l’éducation ne sert qu’à devenir un parasite de ministère, augmenter le nombre d’années d’éducation ne change pas grand-chose, nous sommes d’accord. L’argument d’un Maurin face à cette situation, si je le comprends bien, consisterait probablement à dire que le problème, c’est quand les espérances individuelles se réduisent à être un parasite de ministère, pas quand on augmente la quantité d’éducation. Etrangement, en France, beaucoup de gens semblent avoir une préférence pour le maintien du parasitisme et la réduction du niveau d’éducation – histoire que les valets des parasites soient suffisamment stupides pour ne pas trop se plaindre. J’avoue trouver cette préférence inquiétante.

  11. Il y a comme un problème de rigueur chez Chauvel. Si l’on veut être un peu rigoureux, disons qu’il y a deux manières d’être déclassé : en relatif par rapport au reste de la société (par exemple, passage en une génération du premier quartile des revenus au troisième) ou en absolu par rapport à une supposée référence (vous êtes énarque et vous devez bosser comme enseignant).

    Les cas n°1 et 2 de Chauvel correspondent à des déclassements relatifs. Or par principe il y a toujours autant de personnes qui progressent dans la société (par rapport à leur passé ou à leurs parents) que de personnes qui régressent. Il peut y avoir plus ou moins de mouvements, plus ou moins marqués, mais en aucun cas un déclassement asymétrique.

    Le cas n°3 de Chauvel correspond à des déclassements absolus. Mais il n’y a pas d’absolu en matière de valeur des diplômes. Le niveau de formation de la population s’élevant continûment, un même diplôme donne accès à une position sociale de plus en plus basse. Le fait de ne pas obtenir ce qu’on estime mériter relève donc de la subjectivité et découle de la rémanence de l’image des diplômes, qui perdent leur prestige moins vite que leur valeur. Mais en quoi ce phénomène, qui existe depuis des décennies, se serait-il accéléré ces dernières années ?

    Il n’y a rien de plus désagréable que les analyses qui prétendent identifier une tendance nouvelle (en expliquant en général que c’était mieux avant) et qui ne se donnent pas la peine de considérer de manière approfondie la période prise en référence.

  12. "J’avoue trouver cette préférence inquiétante. "

    Il faudra pourtant bien un jour sortir du féodalisme, fût-il démocratique. Quelle meilleure solution verriez-vous pour y parvenir ?

  13. Apparement l’étude du CEREQ que Verel a déniché n’a pas encore fait de bruit dans le débat sur le déclassement et pourtant elle le mériterait très fortement ! Elle semble montrer entre 1998 et 2004 une vrai dévalorisation de la valeur des études. Pour les diplomé de 98, 3 ans après le diplôme, une licence ou un DEA/DESS étaient valorisée 35% et 82% de plus que d’être sans qualification, mais pour ceux de 2004, ce n’est plus que 26% et 59%. Et ce n’est pas un effet signal, puisque le niveau le plus haut est encore plus frappé que le niveau intermédiaire. Ni une période qui est censée avoir été frappée par une entrée en crise économique.

    verel.typepad.fr/verel/20…
    http://www.cereq.fr/pdf/b248.pdf

  14. Je trouve que Maurin incomplet dans son raisonnement économique, et ne répondant pas aux objections de sociologues.

    Il est clair qu’accroître le niveau d’éducation est, au niveau micro, toujours une bonne affaire, puisqu’il vaut mieux, dans l’ensemble, avoir un diplôme supérieur à ses concurrents sur le marché du travail.

    Il est, également, clair que, dans l’ensemble, élever le niveau de capital humain est bénéfique macro-économiquement.

    Mais là, il faut poursuivre : il s’agit, au niveau collectif, d’optimiser des ressources rares, et il faut donc établir le coût d’opportunité de l’accroissement des investissements dans l’éducation, par rapport à la rentabilité des investissements dans d’autres domaines -en se souvenant que tout investissement a des rendements décroissants, et qu’il est évident que ceux dans l’éducation sont aujourd’hui assez nettement décroissants pour un pays comme la France qui a réalisé des efforts considérables depuis 30 ans en la matière. Maurin ne se pose jamais la question dans ces termes : c’est pourtant le moins que l’on puisse attendre d’un économiste.

    On peut lire ainsi l’argument de sociologues, comme Duru-Bella : la très forte baisse de la rentabilité privé des diplômes (cf. le message au dessus de Jmdesp) est un signe que l’accroissement des investissements dans l’éducation est devenu peu rentable collectivement puisqu’il y a manifestement des cas plus en plus nombreux de surqualification. On provoque donc un sentiment de déclassement (le niveau professionnel ne coïncidant pas avec celui qu’attendait l’individu, qui fondait ses anticipations sur le lien qui existait antérieurement entre diplôme et statut professionnel), de souffrance sociale subjective, sans qu’il soit certain qu’économiquement cela soit l’action la plus rationnelle.

    Mais ce n’est qu’une objection dans un débat infiniment plus riche et complexe par ailleurs.

  15. @ jmdesp
    Un diplômé de 98 a connu une période, jusqu’en 2001, où on commençait à parler de pénuries de cadres tellement l’emploi était en hausse…

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