Faut-il taxer les profits de Total?

Vilcoyote sur Optimum s’amuse des piètres arguments invoqués pour prôner une taxation exceptionnelle sur les bénéfices de Total. Il est vrai que les arguments invoqués sont particulièrement ridicules; est-il pour autant absurde de taxer Total?

Un principe de base de la fiscalité optimale est de chercher à minimiser les distorsions de comportement causées par l’impôt. Si on augmente mon impôt sur le revenu, je vais sans doute hésiter à travailler plus, ou je vais utiliser mon temps à des activités non taxables pour lesquelles je suis moins productif.

Or les revenus actuellement élevés de Total – et de façon générale des compagnies pétrolières – sont essentiellement une rente ricardienne, c’est à dire proviennent simplement de la détention par l’entreprise de l’accès exclusif à une ressource non reproductible. Ce qui caractérise une rente pure, c’est qu’elle ne correspond pas à la rémunération de facteurs de production; dans le cas de Total, l’entreprise peut rémunérer ses facteurs de production à partir d’un baril de pétrole aux alentours de 15 dollars. Au dessus, c’est une rente. Dans un secteur d’activité “normal”, cette rente devrait disparaître sous l’effet de la concurrence : d’autres entreprises devraient venir sur ce marché pour concurrencer les entreprises en place, et faire baisser le prix du produit jusqu’à ramener les bénéfices des entreprises à un niveau normal. Or dans l’économie pétrolière, ce n’est pas le cas : pour concurrencer une entreprise en place, il faut accéder à des réserves pétrolières. Or celles-ci sont en quantité limitée, et déjà contrôlées; il n’est donc pas possible d’élever rapidement la production pour réduire les profits.

Mais cela signifie que les profits de Total sont des revenus automatiques, indépendants des efforts de l’entreprise et entièrement liés à des circonstances qui lui échappent. Or ce sont précisément ces revenus-là qu’il est optimal de taxer, puisque leur taxation n’entraînera pas de distorsions de comportement. Vilcoyote a raison de noter que les bénéfices de Total sont indépendants d’une quelconque “spéculation” mais dépendent de facteurs qui lui échappent : mais c’est plutôt une raison de taxer ces bénéfices.

Sauf qu’en l’état, ce raisonnement est trop simpliste. Premièrement, il fait abstraction de ce que Total est une entreprise multinationale, et qu’à ce titre, en jouant sur les prix de transfert entre pays, elle a toute latitude pour minimiser ses profits déclarés en France. Imposer ses surprofits aurait donc comme effet essentiel d’encourager ces pratiques comptables; finalement, l’Etat pourrait se retrouver avec moins de recettes qu’aujourd’hui de la part de cette entreprise du fait de cette taxation. Après tout, les salaires des footballeurs sont aussi des rentes; le fait de les taxer beaucoup est peut-être optimal, sauf que la conséquence, c’est zéro recette fiscale parce qu’ils vont toucher leurs rentes ricardiennes dans d’autres pays.

Deuxièmement, le raisonnement pour être suivi en totalité implique une interrogation sur l’usage fait de la taxe ainsi collectée. Et c’est là qu’il y a problème. La taxe n’est en effet valide que si l’argent ainsi collecté est mieux utilisé qu’il ne l’est en l’absence de taxe. En toute logique, il faudrait donc réduire les impôts fortement distorsifs (impôt sur le revenu, ISF…) du même montant que l’on augmente la taxe payée par Total. On peut toujours attendre. Visiblement, on préfère utiliser cette taxe pour nourrir quelques parasites à grands coups de subventions; à ce compte-là, mieux vaut que Total conserve ses bénéfices pour investir et les distribuer à ses actionnaires.

Car l’un des principaux reproches faits à Total est d’utiliser ses bénéfices pour les redistribuer aux actionnaires sous forme de rachats d’actions et de dividendes. Outre que chercher à dissuader l’entreprise de le faire serait sans effet (si l’entreprise conserve l’argent dans ses comptes, cela fait monter sa valeur donc son cours de bourse : les actionnaires en bénéficient de toute façon) c’est une bien curieuse idée que de vouloir aller à l’encontre de ce mécanisme. Si Total n’investit pas tout son bénéfice, c’est parce que les opportunités d’investissement dans son activité sont limitées, parce que les réserves de pétrole existantes sont de plus en plus contrôlées par des potentats qui préfèrent que la ressource nationale soit administrée par une compagnie nationalisée dans laquelle ils peuvent se servir pour financer leurs fantaisies; C’est donc un mécanisme sain que de voir ces capitaux restitués au marché pour qu’ils soient investis par les apporteurs de capitaux dans les secteurs où ils seront plus productifs; ce qu’une entreprise ne peut pas faire, mais qui est exactement ce à quoi sert un marché financier qui fonctionne. L’argent de Total est bien mieux utilisé ainsi que s’il était conservé et dilapidé de façon somptuaire par les cadres dirigeants de l’entreprise, ou ce qui est bien pire, contrôlé par les candidats à l’élection présidentielle française.

EDIT (16-02) : un bon post sur le sujet par Egocognito.

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Alexandre Delaigue

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12 Commentaires

  1. Dans la catégorie pillage et spoliation, il y a aussi cette proposition qui vise une activité ne bénéficiant même pas d’une rente comme Total :
    81- Taxer les recettes publicitaires des chaînes privées en faveur de l’audiovisuel public.

    tiens, je l’avais loupée celle-là… 81, tout un symbole 🙂

  2. 1) "Si on augmente mon impôt sur le revenu, je vais sans doute hésiter à travailler plus."

    Je ne comprends pas. Si on me taxe plus, je vais au contraire devoir augmenter mon activité pour conserver le même revenu, non ?
    Quand vous travaillez déjà beaucoup, vous avez une forte dissatisfaction à travailler plus. Donc si en plus c’est fortement taxé, vous avez tendance à consommer votre revenu, ou à travailler dans des activités non taxables..

    D’autre part, encore faut il avoir le choix de fixer sa quantité de travail…

    2) "Or ce sont précisément ces revenus-là qu’il est optimal de taxer, puisque leur taxation n’entraînera pas de distorsions de comportement."

    Pourtant, si on taxe une telle entreprise, elle ne verra pas l’utilité de faire plus de bénéfices et donc de dégager des moyens supplémentaires de prospection ou de reconversion vers d’autres énergies de l’après pétrole. Elle se "contentera" de sortir ce qui lui suffit à financer sa stratégie.

     Précisément, dans le cas d’une enteprise à rente, le revenu est indépendant des investissements; il n’y aura donc pas moins d’investissements avec plus de taxes. De la même façon que Thierry Henry ne marquera pas moins de buts si son salaire (et celui de tous les autres footballeurs) est divisé par deux..
    3) "La taxe n’est en effet valide que si l’argent ainsi collecté est mieux utilisé qu’il ne l’est en l’absence de taxe."

    Si cet argent sert à combler un déficit, il est mieux employé qu’en l’absence de taxe, puisque le déficit n’est alors pas comblé. Tautologie ?

    Ca dépend du déficit. Tenez, par exemple, je viens de m’acheter une Porsche Boxter, et j’ai un gros déficit dans mes comptes. Total pourrait peut-être faire un geste? Plus sérieusement, la question est de savoir qui utilise le mieux l’argent. S’imaginez que le gouvernement français sait mieux le faire que le marché des capitaux, c’est absurde. Il suffit de regarder les prodiges que donnent les subventions ou la politique industrielle (lisez donc ce qui arrive à Safran en ce moment…).

  3. Merci pour ces commentaires plus éclairants et constructifs que le simple venin que je crache si facilement sans trop me creuser le cerveau après 😉
    Pouvez-vous m’éclairer sur la légalité d’une telle mesure (taxation exceptionnelle du profit en fonction du type d’activité)?

    Il me semble (à confirmer) que ça s’est déjà fait, dans le cas de Total d’ailleurs. De toute façon en pratique l’entreprise négocie son niveau d’imposition avec les services spécialisés de Bercy. Qui ne seraient pas ravis d’une surtaxe; en contrepartie, on leur expliquerait qu’ils ne peuvent plus espérer grand-chose.

  4. Bonsoir,

    vous dites que les salaires des footballeurs sont des rentes : ça me surprend quelque peu : si de manière régulière un joueur n’en branle pas une sur le terrain, il risque fort de se faire virer du club et perdre ainsi son revenu.Si vous divisez par 2 le salaire de Thierry Henry (sans faire de même aux autres footballeurs !sinon, vous conservez la hierarchie des salaires), je suis prêt à parier avec vous une bouteille de Musigny de chez Roumier qu’ il va manifester bien moins d’entrain à marquer des buts !

    cordialement

    La rente apparaît lorsqu’un individu reçoit un superprofit en plus de la rémunération normale de ses facteurs de production/risque. Pour rester sur du foot, Thierry Henry gagne 50 fois plus qu’un joueur de L1; il joue sans doute mieux, mais certainement pas 50 fois mieux. La différence provient d’une rente. Ce qui signifie que si ladite rente est taxée son talent n’est pas modifié. Et s’il réduit son effort, devenant aussi productif qu’un joueur de L1, il pourra être remplacé par quelqu’un qui voudra bien de son salaire, même taxé. C’est la caractéristique de la rente : elle crée un décalage entre la hiérarchie des compétences et celle des salaires.
    Paulo

  5. 13,720 milliards de taxes et 12,135 milliards de résultat net (JCK) ? Ah non, moi j’ai 12,401 milliards d’impôts et 12,365 millions de bénéfice :
    dirtydenys.net/index.php?…
    Ah pardon ! C’était l’an dernier ! Voilà exactement un an jour pour jour, Que Choisir dénonçait les "super-profits" de Total et proposait une taxe exceptionnelle. D’ailleurs, le lien de mon billet sur leur argumentaire de l’époque est toujours actif, c’est marrant, on peut comparer terme à terme.
    C’est ce qui s’appelle avoir de la suite dans les idées.

  6. Il me semble que dire qu’il s’agit d’une rente pure n’est pas complètement exact (la rente reste essentiellement avec le pays producteur). Total est avec BP et Chevron un survivant qui s’est adapté au barril a 10$ du milieu des années 90 et qui en a même profité pour absorber des boites moins bien gérées.

    Il est vrai que les profits des pétroliers sont largement dépendants de variables hors de leur contrôle mais il ne faut pas oublier les rationalisations énormes de ces sociétés pour abaisser leur point mort. Un effet de levier.

    En ce sens une surtaxe, reviendrait a pénaliser le succès. Et puis avec le prix du barril, tout augmente dans l’univers pétrolier accroissant le cout des investissements.

    De plus tout le monde peut être actionnaire.

  7. Très bon article.

    Si je peux rajouter quelque chose : cette proposition – taxer les super-profits de Total – est mise en œuvre dans des pays qui ne sont pas présenté comme des modèles dans le débat français : Russie, Venezuela, pays du golf.

    Circonstance aggravante dans le cas de la France, la rente que l’on prétendrait capter à travers cette taxation, n’est même pas réalisée sur le territoire national.

    Plus fondamentalement, il y a en France une partie significative de l’électorat – mais aussi des responsables politiques – qui ne considèrent pas le respect de la propriété comme une valeur cardinale des droits de l’homme.

  8. Bonjour,

    et d’abord merci pour vos éclaircissements.

    Une dernière remarque si vous le permettez :

    Peut-être que Thierry Henry est , comme le suggère Moshe Adler pour Beckham, un "focal point" en plus petit? si l’on sort du cadre de ces quelques joueurs très médiatiques, peut’on encore parler de rente pour la très grande majorité des joueurs de L1 Française ?

    cordialement

    Paulo

    Quand un Mario Yepes gagne 250 000 euros mensuels, oui, on peut encore parler de rente différentielle. Après je ne connais pas le point précis du salaire correspondant au coût d’opportunité du joueur; mais je dirais qu’il correspond en gros à un salaire de joueur de D2.

  9. "S’imaginez que le gouvernement français sait mieux le faire que le
    marché des capitaux, c’est absurde"

    Vue la dette, on peut considérer qu’une taxe exceptionnelle servirait à
    rembourser un même montant de dette de l’Etat et retournerait donc aussi au
    marché des capitaux. Simplement, détenue par les (anciens) créditeurs de
    l’Etat et non par les actionnaires de Total.

    Ce n’est donc pas cet argument économique qui me pose problème ; c’est
    plutôt le problème de la sécurité juridique (vs. spoliation). On peut
    évidemment supposer que la détention/concession de champs de pétrole Elf/
    Total a dû beaucoup à la diplomatie française ou ce genre de choses, autant
    qu’aux efforts propres de la firme et de ses salariés : mais si c’est le cas, cela
    peut se traduire dans une loi pérenne propre au secteur pétrolier/minier (par
    hypothèse grossière), non par une taxation pifométrique et opportuniste ad
    hoc, qui sent trop sa razzia …

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