Donc, j’ai un peu causé dans le poste sur le Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel, appelé plus simplement par la suite Prix Nobel d’économie. Quelques précisions et compléments sur ce que j’ai raconté.
Alexandra Bensaid m’a demandé ce que je pensais du fait que les Universités américaines soient surreprésentées. J’ai laconiquement répondu qu’elles hébergent les meilleurs économistes. C’est vrai, comme dans d’autres domaines. Plus exactement, elles concentrent suffisamment de grands talents, dans une organisation de la recherche qui fait que les travaux les plus marquants sortent de là. En médecine, par exemple, le Nobel récompense aussi largement les américains. On entend rarement des critiques à ce sujet. On dira donc que c’est lié à l‘ultralibéralisme des économistes américains. C’est la querelle sur la place de l’Université de Chicago dans les lauréats. Il y a quelques années maintenant, j’avais énuméré les lauréats et décompté ceux qui pouvaient se rattacher à l’Université de Chicago, soit par l’affiliation effective, soit par la proximité des travaux. J’avais trouvé que, contrairement à ce qui se racontait, les 2/3 ne venaient pas de Chicago. A l’époque, 19 pouvaient être classés dans la mouvance de Chicago, contre 34 en dehors. Aujourd’hui, on peut dire 24 contre 38, soit une proportion un poil plus favorable à Chicago (mais il y a 3 colauréats assimilables à Chicago sur la même année, en 2007). A la question, j’ai surtout répondu que ce que le Nobel récompense, c’est l’économie standard. J’ai ajouté (coupé au montage) que les hétérodoxies n’étaient pas à négliger, mais que le Nobel ne leur est destiné que lorsqu’elles deviennent… l’orthodoxie, à savoir une théorie reconnue par la plus large partie de la communauté académique.
Autre point qu’on avait envisagé d’aborder et qui finalement a été délaissé dans la discussion, le cas Amartya Sen. Il faut le répéter : Sen est un économiste standard. Les travaux qui l’ont conduit au Nobel en 1998 sont réalisés dans le cadre de l’économie main stream (la lecture de ce document permettra aux plus sceptiques de le mesurer). Sen est un homme dont j’estime qu’il fait partie de ceux qui aident l’Humanité à progresser. Il y en a beaucoup d’autres. Y compris parmi ceux qui produisent des articles incompréhensibles dans la revue Econometrica ou le Journal of Economic Theory. Ils mettent une pierre méthodologique que des Sen ou d’autres peuvent réutiliser. D’où ma réponse à la question posée.
Nous avions aussi abordé une question importante : à quoi sert le Prix pour les économistes ? Il est une récompense, une rémunération symbolique. Certes, il y a un chèque de 1 million de dollars à la clé. Mais les chercheurs qui touchent ce prix sont généralement relativement aisés (car ayant accompli leur carrière pour l’essentiel) et redistribuent une bonne partie du prix à leur laboratoire (ou à leur ex-femme…). Donc, ce n’est pas l’argent qui compte, c’est le mécanisme incitatif propre à la recherche qui fait du Prix un événement majeur. Pour diffuser les connaissances, le marché n’est pas armé, il dicte le monopole et la rémunération monétaire de l’invention. Or, nous avons besoin de connaissances qui, dès qu’elles sont produites, puissent se diffuser gratuitement, notamment pour être ensuite appliquées dans la production de biens marchands. Tresser des lauriers est alors une façon efficace d’inciter des gens à chercher. Et cela fonctionne plutôt bien.
A tout seigneur, tout honneur, si j’ai été sollicité pour cet entretien, reconnaissons que les spécialistes du Nobel d’économie sur la blogosphère francophone sont Jean-Edouard Colliard et Emmeline Travers du blog Mafeco, auteurs d’un repère sur le sujet, chroniqué ici. Et, ce qui tombe bien, c’est qu’Emmeline a été interrogée par Challenges à l’approche de la récompense 2009. J’ai trouvé l’entretien très intéressant, notamment en ce qui concerne certains points de vue qui ne collent pas parfaitement entre nous. D’emblée, je le dis, je considère qu’Emmeline est bien plus qualifiée que moi et que si des divergences réelles existent, c’est elle qui a raison.
Premier point : le Nobel est-il déconnecté de l’actualité ? J’ai dit que oui. Emmeline suggère que non, à plusieurs reprises. Nous avons raison tous les deux. En temps normal, il est assez déconnecté de l’actualité, puisque les travaux récompensés sont anciens et qu’il existe un agenda implicite de gens sur la liste. En temps exceptionnels, comme actuellement, on peut en effet penser que récompenser un économiste spécialiste de finance est compliqué. Ce qui n’empêche pas Eugène Fama, père de l’hypothèse d’efficience des marchés financiers d’être le favori cette année. Comme il était l’un des favoris les années précédentes… A propos du Nobel de Krugman, Emmeline dit que “Ce prix a été attribué pendant la campagne présidentielle américaine et en pleine crise financière. En le donnant à Paul Krugman, très connu pour ses éditoriaux au New York Times, le comité a exprimé de manière implicite son souhait de voir élu Barack Obama, et a tenté de contrebalancer les critiques selon lesquelles les économistes grand public n’avaient pas vu venir la crise. Cela avait également été le cas en 1976, quand Milton Friedman avait eu le prix en pleine récession, après des années de politiques keynésiennes.”. J’attends avec curiosité des explications, dans la mesure où l’argument est fort. J’imagine que ce sont des fuites issues de sources bien informées qui l’amène à dire cela (fuites qui m’ont échappé). Pourquoi, à mon sens, on peut avoir une lecture plus neutre ? Parce que le commerce international n’avait pas été récompensé depuis un moment, que Krugman était à juste titre sur la liste depuis longtemps et qu’il est à un âge où l’on est décemment nobélisable (je m’aperçois que les Mafeco n’ont pas pondu une stat sur l’âge moyen des lauréats – vous me confirmez ?).
Pour le reste, eh bien on dit ou pense pareil. Notamment, sur la conclusion d’Emmeline qui résume bien, en disant que le Nobel est “une histoire de l’économie mainstream, le “courant principal” de la recherche, qui a l’avantage d’intégrer progressivement les courants hétérodoxes les plus féconds ou des domaines auparavant peu populaires (économie expérimentale, économie de la finance et de la gestion d’actifs, théories de la taxation optimale…).”. C’est plutôt une bonne nouvelle, non ?
Pour finir, je ne résiste pas à la tentation du pronostic. Sur le forum, un fil de discussion porte sur le Nobel 2009. Bien que largement parasité par des discussions digressives et virulentes, j’y ai formulé mon prono, compte tenu des cotes données par les bookmakers. Je reproduis cette liste de 4 (5 en fait), en enlevant Fama, le chouchou des prévisions :
1 – Barro (toujours pareil : ça fait 10 ans que je l’annonce, je persiste. Statistiquement, j’ai de plus en plus raison)
2 – P.Romer (pour une analogie avec Krugman dans le timing et son statut de nobélisable récurrent)
3 – Nordhaus (parce que je cède à la tentation de l’actualité longue et pense à ses travaux sur l’environnement)
4 – Baumol ou Diamond (parce que ce sont de vénérables anciens qui ont suffisamment produit pour être récompensés).
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Etant l’"auteur" de l’interview d’Emmeline Travers, je me permets de réagir à la partie la concernant 😉 :
– pour le Nobel de Krugman, il me semble que sa réputation de Nobel "politique" vient largement de deux faits : il était un petit peu moins cité dans les short-lists de vainqueurs que les années précédentes et, surtout, il a été récompensé seul alors que, si j’en crois la plupart de mes sources sur le sujet, un ticket Krugman/Bhagwati/Dixit sur le commerce international aurait été le plus logique ?
– pour celui de Friedman, il était (selon le "New York Times", du moins) cité comme nobélisable probable dès 1969/1970. S’il a dû attendre 1976 pour être distingué, c’est peut-être donc en partie parce que le contexte s’y prêtait mieux ?
– en ce qui concerne l’âge moyen des lauréats, c’était apparemment 69 ans il y a dix ans, il faudrait voir si cela a significativement bougé depuis : bit.ly/4vMPts
Chic, je vais pouvoir compléter un peu mes propos (avec le théorème de Thomas, comme d’hab’)… Il ne fait pas de doute que Krugman a été récompensé pour sa recherche mais du moment que tout le monde savait que le récompenser serait interprété comme un soutien à ses prises de position politiques (et que ses éditoriaux très explicites sont cités sur le site des Nobel), si le Comité n’avait pas voulu permettre une interprétation politique de son choix, il l’aurait récompensé en 2009 plutôt qu’un mois avant l’élection américaine (sans compter qu’à fin septembre 2008, McCain avait un Nobel de plus qu’Obama dans son escarcelle, shocking)… Krugman est jeune (tout est évidemment relatif) et semble avoir une santé de fer, il aurait pu supporter l’attente un an de plus ! En outre, il ne faut pas oublier que les lauréats ne sont pas choisis que par des économistes.
Pour les âges, on a fourni la moyenne mobile sur 5 ans (c’est l’encadré numéro 1) ; l’âge moyen n’y est pas, mais j’ai gardé nos petits fichiers Excel et je peux vous révéler en exclusivité mondiale que c’est 66,29 années (en ne tenant compte que de l’année de naissance, pas du jour).
J’ai évoqué un autre point coupé à la réécriture, qui est l’aspect "Oscars" de la désignation : même si ça ne joue qu’à la marge (i.e. parmi des scientifiques suffisamment excellents pour figurer de toute façon sur la "short list"), des initiatives de telle ou telle institution peuvent aboutir à faire couronner leur poulain une année donnée au détriment de ses concurrents, pour qui ce sera partie remise : Aumann en 2005 par exemple.
Enfin, je profite de cette tribune que vous m’offrez pour faire un peu de pub pour Daniel McFadden, qui n’a reversé l’argent de son prix ni à son épouse (qui n’est pas ex), ni à son labo, mais à la East Bay Community Foundation.
P.S : si Nordhaus est récompensé, je croirai encore plus à l’aspect politique…
Réponse de Stéphane Ménia
Désolé d’avoir raté, malgré une reconsultation, l’encadré 1. Krugman est assez jeune. Cela va dans ton sens. D’accord pour Nordhaus. En même temps, comment l’interpréter ? Comme le Nordhaus qui s’occupe de l’environnement ou celui qui milite pour un taux d’actualisation plus élevé que Stern ? Sinon, Alexandre me faisait remarquer, à juste titre, que compte tenu de la longue liste de ceux qui peuvent prétendre, l’actualité est un discriminant logique. Pas faux. Et pas systématique pour autant. Encore un point : dans l’entretien, tu dis que récompenser des poids lourds médiatiques est un bon moyen d’aller chercher l’inconnu de service (version grand public) l’année suivante. Bien vu. En définitive, c’est un excellent marronnier. Au fond, vu de ma position (qui devrait être celle de plein de gens), c’est ludique et j’en ai rien à fou***. Tout en sachant que c’est très important. N’est-ce pas comme cela qu’on doit le prendre ?
Bonjour,
Merci pour ces explications de vos convergences et divergences avec Emmeline Travers et Jean-Edouard Colliard.
Moi, il y a une chose que je ne parviens pas à comprendre, c’est cette polémique qui revient tous les ans à la même époque sur le vrai-faux Prix Nobel d’Economie.
Si vraiment, le Prix Nobel d’Economie n’en était pas un, pensez-vous vraiment que la Fondation Nobel et autres défenseurs ou gardiens du Temple Nobel, ne seraient pas intervenus depuis longtemps pour que ce prix ne puisse être qualifié de Prix Nobel ?
Cette polèmique récurent frise le ridicule.
Bref, je pose vous la question.
D’après wikipedia:
"En 1968, avec l’accord de la fondation Nobel, la Banque de Suède (Sveriges Riksbank) a institué un prix en Économie, le Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel, communément appelé « prix Nobel d’économie »" [1]
La Fondation Nobel reconnait le prix d’économie décerné par la Banque de Suède (elle annonce d’ailleurs le prix sur son propre site [2]).
J’imagine que ce qui fait que cette récompense ne peut pas être un véritable prix nobel est que le prix n’est pas financé par la fondation nobel.
[1]fr.wikipedia.org/wiki/Pri…
[2]nobelprize.org/nobel_priz…
j’ai eu l’occasion de demander a un membre du comite nobel, qui m’a assure que la nomination de krugman n’etait pas du tout politique, et que son temps etait venu..
apres, cheap talk peut-etre.
@aaa : je croirais assez à l’indépendance politique du Comité (restreint) – même si vous pensez bien qu’ils ne l’avoueraient pas si elle n’était pas réelle. Mais le comité ne prépare que la short-list, tous les Académiciens suédois sont électeurs !