L’économie, science de barjos : la corruption

“La corruption, c’est l’inverse de la morale. Un vrai homme, jamais y se laisse corrompre ! Jamais ! (…) Pitain, ‘corrompu’, ce mot y salit l’esprit. Mais y salit aussi la bouche de celui qui le dit.” (Eric Cantona, enfin, sa marionnette aux Guignols)

Les économistes ont étudié la corruption. Les économistes considèrent que la corruption est globalement néfaste. Il existe un lien négatif entre croissance et corruption, investissement et corruption. Ouf ! Oui, mais, comme le remarque Easterly, parmi les pays notoirement corrompus, certains réussissent très bien en matière de croissance (Easterly prend comme exemple l’Indonésie de Suharto). Comment l’expliquer ?

L’idée est très simple : imaginez que lorsque vous investissez dans un pays étranger, un bonhomme vienne vous voir et vous dise “tu vas devoir me verser 10 000 € si tu veux t’installer”. Vous faites vos calculs et constatez que votre investissement reste rentable. Que faites vous ? Vous payez vos 10 000€ et vous installez.

Imaginons maintenant qu’un type vienne vous demander 10 000€. Vous acceptez et les versez. Mais cette fois-ci, sorti d’on ne sait où, un autre vous réclame 5 000€. De deux choses l’une, soit l’investissement est encore rentable et vous pouvez être tenté d’accepter encore ; soit il ne l’est plus et vous rentrez chez vous en maudissant ce pays qui vous a coûté 10 000 € pour rien. Et puis, puisqu’on y est, ce pays, c’est peut-être le vôtre (auquel cas, néanmoins, vous devriez être au courant des usages).

Dans la première histoire, comment appeler ce prélèvement ? De la corruption. Et dans le second ? De la corruption. Sauf que le premier a des airs connus. Il ressemble étrangement à un impôt. Il a ceci de commun avec l’impôt d’être prévisible, d’un montant connu à l’avance, de sorte qu’il ne fausse pas le calcul économique (d’autant qu’il est forfaitaire dans ce cas…). Or, les impôts n’empêchent pas tout investissement.
Dans le second cas, rien à voir. Les versements et le nombre de versements à réaliser est visiblement inconnu. L’investissement a tout lieu d’être totalement découragé.

Ce qui caractérise généralement le premier cas est une corruption organisée, centralisée. L’organisation de la chaîne de corruption est hiérarchique. Les échelons du bas sont rémunérés par ceux du haut qui opèrent un seul prélèvement, qui vise maximiser les revenus de l’organisation dans son ensemble. Le partage de la rente a lieu a prosteriori entre les membres. En quoi cette pratique préserve-t-elle l’investissement ? En ceci qu’elle résultat d’uné décision rationnelle du chef du réseau. S’il fixe à un montant trop élevé le pot de vin, il ne verra jamais un seul investisseur se présenter à lui. Il opère comme un monopole : il est l’offreur unique d’un bien (l’autorisation d’exercer) ; il a face à lui une demande qui réagit au prix, il peut ainsi fixer le prix de sorte à maximiser ses revenus en tenant compte de la disposition à payer des clients. Il prélève sur l’investisseur une part du profit qu’il espère dégager. Un monopole est malthusien, en ce sens qu’il ne produit pas la quantité de biens que le marché pourrait absorber dans des conditions de concurrence. De fait, le pot-de-vin élimine les investisseurs dont les espoirs de profit sont déjà limitées avant le prélèvement. Or, sans celui-ci, ce serait des investissements rentables et réalisés. Bref, dans un système centralisé de corruption, on peut très bien avoir investissement et croissance. C’est plus difficile dans un système décentralisé.

Mais alors, corruption et impôts, c’est pareil ? Non. Les recettes de la corruption sont accaparées par le fonctionnaire, chef d’Etat ou mafieux. Elles ne contribuent pas aux recettes fiscales de l’Etat. Dans les pays en développement, cela signifie moins d’éducation, moins d’infrastructures, moins de traitements aux fonctionnaires pour les dissuader de pratiquer la corruption, etc. Bref, c’est ennuyeux.

La seule leçon à retenir est que si l’on ne peut échapper à la corruption, il faut espérer qu’elle soit centralisée.

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7 Commentaires

  1. Je vais avoir l’air de prêcher pour la candidate aux présidentielle, mais il faut bien avouer que dans ces calculs le coût humain n’est pas pris en compte.
    Prenons un exemple, Je suis un transporteur et je me suis spécialisé sur les produits que personnes ne veut ( ça tombe bien, je peux augmenter ma marge.. ) Je cherche un endroit où déverser tout ça. Je trouve un endroit où il suffit de graisser la patte à un officiel .. en me disant que : "Les échelons du bas sont rémunérés par ceux du haut qui opèrent un seul prélèvement, qui vise [à] maximiser les revenus de l’organisation dans son ensemble."
    En même temps j’ai aucune garantie que cela se passe comme ça mais au final, le deal est fait et le "reste" on verra plus tard.
    Des gens tombent malade (voire meurent) à l’endroit où j’ai fait déverser mes produits. C’est pas vraiment moi qui le fait, c’est une boite de transporteur locaux vers laquelle j’ai "externalisé le service". Pour ce qui est des contrôleurs qui monte sur le bateau, ça faisait partie du "paquet" avec l’officiel local.
    Directement et juridiquement c’est difficile de dire que j’en suis responsable, j’ai "éventuellement" une responsabilité morale.
    Bref, "c’est ennuyeux" mais ma marge est faite…
    Je vais pouvoir payer ma part d’impôts en France et/ou dans les pays où j’ai domicilié mon entreprise.
    Il n’y a pas vraiment de morale au sens propre comme au sens figuré..

  2. Bigre, si je comprends bien , il est urgent de créer dans ce pays une Haute Autorité de régulation de la corruption, qui édictera des tarifs, supervisera des accords intra-branche et inter-branches, mettra en place des normes Afnor, négociera avec les élus, syndicats de fonctionnaires et les fédérations d’usagers, etc, etc.

    Au fait, Le Monde titrait hier sur le fait que Jacques Chirac voulait "servir autrement". Ca serait pas une belle place pour lui, ça? D’autant plus que de "servir" à "se servir", la différence grammaticale est faible.

  3. SM : tu devrais faire un post sur Paul Wolfovitz…

    S’il y a quelque chose qui m’énerve, c’est les gens qui voient la corruption comme une affaire de "morale". Ils en finissent par expliquer que, si la corruption mine la croissance, alors les pays pauvres sont pauvres parcequ’il y a des gens avec peu de morale, qui se laissent corrompre. J’ai un peu l’impression que c’est la vision de Paul Wolfowitz, qui souhaite d’abord et avant tout combrattre la corruption.

    Pourtant, s’il y a une question en économie qui est bien claire, c’est que la corruption est une réponse a une incitation. Les individus choisiront d’avoir un comportement "corrompu" si l’esperance de l’utilité de la corruption est supérieure a l’esperance de l’utilité de se faire prendre. Or, plus on est pauvre, plus on valorise le supplément de profit qu’entraine la corruption car on en a besoin.
    S’il y a peu de gens corrompus dans les pays riches, c’est finalement parceque les agents ont peu a gagner d’un comportement "corrompu" (les salaires sont déjà élevés); et surtout, ils ont beaucoup a perdre (les représailles légales d’un état de droit).

    C’est comme en économie industrielle : une firme a intéret à devier son comportement de collusion si l’espérance de la somme actualisée des profits en collusion est inférieure a celle de concurrence.

    La corruption devrait donc disparaitre graduellement au fur a mesure qu’il y a de la croissance, et que la structure des incitations change.

    Pourquoi, alors pourquoi, il y a un gars comme paul Wolfovitz qui axe toute son énergie sur la corruption ?

  4. Intéressant.

    En somme, les impôts ne se distinguent de la corruption que par le fait qu’ils servent à financer des programmes utiles et efficaces.

    Pour paraphraser la 3e loi de Clarke (en.wikipedia.org/wiki/Cla… sufficiently useless tax is is indistinguishable from corruption."

    C’est une version un peu extrême de mon propos. Je soulignais le caractère positif de l’impôt dans ce qu’il est prévisible et utile, en principe. D’un point de vue des institutions de l’économie, je ne crois pas qu’on puisse dire que l’acte de corruption et sa pratique généralisée soit neutre.

  5. "Dans les pays en développement, cela signifie moins d’éducation, moins d’infrastructures, moins de traitements aux fonctionnaires pour les dissuader de pratiquer la corruption, etc. Bref, c’est ennuyeux."

    Une remarque à ce sujet : dans les nombreux pays, où le nombre d’enseignants est particulièrement inférieur au besoin d’une population très jeune, la corruption des enseignants est fréquente. Son existence est d’ailleurs l’une des motivations pouvant pousser les parents à accepter les offres d’enseignement religieux.

  6. Un autre côté ennuyeux de la corruption structurée c’est la distortion de concurrence. En effet il n’est pas rare que la structure réceptrice de la corruption crée sa propre entreprise sur les marchés les plus juteux et bénéficie d’un avantage important sur les concurrents extérieurs.

    Oui, c’est un autre aspect de la barrière à l’entrée que représente le “droit d’entrée” perçu

  7. Très bon billet.

    Mais, l’une des différences entre la corruption et les impôts, c’est le toujours plus. Le corrompu va avoir tendance à augmenté de plus en plus sa "rente" jusqu’a tuer la bête. Dans le cas de lIndonésie de Suharto, cela s’est traduit en fin de règne par l’instauration d’un monopole sur l’exportation de l’huile de palme controllé par un de ses fils.

    Le cas du Togo n’est pas triste non plus.

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