Téléchargera, téléchargera pas ? "Beckererie" entre amis

L’industrie du disque poursuit des téléchargeurs en France depuis un peu moins d’un an. Sa stratégie avouée consiste à faire condamner certains ” gros téléchargeurs ” afin de décourager les autres internautes de télécharger des oeuvres protégées. Alexandre a déjà longuement commenté la situation, montrant en quoi les arguments de l’industrie du disque sont discutables.

La stratégie pour l’exemple, basée sur la ” peur du gendarme ” est-elle tenable ?

Ce n’est pas le lieu pour se prononcer sur le caractère juste ou non des procès, ni de leur issue. C’est au droit de faire son ‘uvre en la matière. N’en concluez cependant pas quoi que ce soit sur ma position politique et philosophique à ce sujet.

La stratégie de la ” peur du gendarme ” utilisée ici a le caractère habituel des politiques de répression et de contrôle. Dans une logique souvent utilisée en économie du droit (à la suite des travaux de Gary Becker sur la criminalité), elle repose sur un calcul d’espérance mathématique d’utilité : si j’estime que les sanctions encourues si je me fais attraper, pondérées par la probabilité de me faire attraper, dépassent les gains pondérés par la probabilité de ne pas me faire attraper, alors je m’abstiens de télécharger.
Dit plus simplement : quand je choisis de télécharger, comme je sais que le risque de me faire attraper existe, je dois comparer ce que je risque de gagner à ce que je risque de perdre.

On peut voir le choix à faire de deux façons : une façon simple est de se demander si un internaute téléchargera ou ne téléchargera pas du tout. Une autre façon est d’envisager que le problème se pose en termes de nombres de fichiers téléchargés : aucun, un peu ou beaucoup’
J’ai commencé à rédiger pour m’amuser un petit modèle de choix, où celui-ci porte sur le nombre de fichiers à télécharger, plutôt que sur le choix binaire télécharger/ne pas télécharger. C’est un peu plus compliqué techniquement, quand on veut prendre des hypothèses un peu réalistes. Si j’aboutis à quelque chose de correct, j’en reparlerai (i.e. attendez vous à ne jamais en entendre reparler !). Ici, je vais essayer de simplement montrer quels sont les éléments qui influent sur la décision de l’internaute de télécharger ou non, en envisageant de manière qualitative quelques possibilités de l’ordre du ” aucun, peu ou beaucoup “.

Savoir si les téléchargeurs potentiels basculeront ou non dépend de l’évaluation de :
– la probabilité d’être attrapé (et donc de la probabilité complémentaire de ne pas être attrapé)
– du gain brut tiré du téléchargement
– de la perte encourue en cas de procès

La perte peut être déterminée à partir des jugements condamnant des internautes. Elle est approximativement proportionnelle au nombre de fichiers téléchargés, pour les dommages et intérêts. Sur ce point, la jurisprudence n’est cependant pas établie. On a pu constater un coût du MP3 différent selon les cas. De plus, avec le volet pénal, les amendes peuvent être considérées comme un genre de coût fixe, dans la mesure où elles ne semblent pas forcément en rapport proportionnel avec le nombre de fichiers détenus de manière non légale.

Néanmoins, le coût objectif, exprimé en euros, doit être reconsidéré en regard d’un coût subjectif et d’un coût objectif perçu (anticipé en quelque sorte). Pour un adulte suffisamment conscient de ce que représente une procédure judiciaire en termes psychologiques, sociaux ainsi qu’en termes de temps gaspillé, le coût subjectif sera assez important. Chez un adolescent, le montant potentiel des dommages et intérêts, la partie objective perçue, pourrait être sous-évalué.

Qu’est-ce qui détermine les gains du téléchargement de musique ? D’une personne à une autre, la valeur du téléchargement est variable, très variable même. C’est affaire de goûts musicaux (le MP3 est une technologie dont la qualité peut être considérée comme excellente par quelqu’un et médiocre par quelqu’un d’autre), d’âge, de revenus, que sais-je encore ? Bref, de préférences différentes.
Rien n’empêche d’inclure dans ces préférences des éléments sociologiques, psychologiques ou politiques (tel que le plaisir de braver l’interdit ou l’engagement militant).
Le gain au téléchargement diffère alors d’un individu à l’autre et peut ainsi s’avérer très élevé chez certains, pendant qu’il sera dérisoire chez d’autres, pour un même nombre de fichiers chargés.

Qu’est-ce qui détermine la probabilité d’être attrapé ? Plein de choses. La première est la capacité technologique de contrôle des ayants droit. De ce point de vue, il semble raisonnable de considérer qu’elle est assez importante. Les outils d’automatisation existent. Dans le domaine des jeux video, la CNIL vient de donner son accord pour opérer une telle surveillance.
D’une certaine manière, la capacité technique de surveiller peut être supposée sans limite. En réalité, c’est au niveau juridique que tout se joue.

Avant d’en parler, signalons que les contre-feux techniques sont, à ma connaissance, limités : il existe des filtres qui répertorient les connectés suspects ou avérés, classés comme ” mouchards “, et bloquent toute tentative de connexion aux dossiers de l’utilisateur qui utilise le filtre. Je n’ai pas creusé la question, mais ces méthodes me semblent peu performantes. Si j’ai bien compris, on inverse simplement la logique du chat et de la souris : que le mouchard change d’identifiant sur le réseau et il faudra de nouveau le détecter et l’ajouter à la liste. Je signale aussi que je n’exclue pas la possibilité que ce genre de filtres soient en fait destinés à un tout autre usage (comme limiter les connexions des bots de certaines distributions modifiées des logiciels de pair à pair) et que leur transformation en arme de protection pour téléchargeurs pirates soit le fruit d’une rumeur (ce genre rumeurs est vite propagé sur les forums de fans de Matrix à grande gueule ‘ c’est impressionnant les conneries qu’on peut lire sur un forum assez actif comme celui-ci , alors que le site est plutôt sérieux par ailleurs).
L’aspect juridique est donc prégnant. La localisation des adresses IP et l’autorisation de remonter à l’internaute en cas de constatation du téléchargement et de dépôt d’une plainte est la base. Cela va dans le sens d’une forte probabilité d’être attrapé.

En revanche, et c’est la logique même de la stratégie de dissuasion choisie, il serait difficile de poursuivre des millions (ou simplement des milliers) de personnes. D’abord pour des raisons évidentes de capacité de traitement des affaires par la justice. Ensuite pour des raisons de rapport de force : en se limitant à quelques-uns, on limite la mobilisation (déjà que là ‘) et on réduit les risques d’être dépassés par les évènements (déjà que là ‘).

Ainsi, plus le nombre de téléchargeurs est DEJA élevé, plus la probabilité d’être pris est faible. Si le nombre de téléchargeurs est faible, la probabilité d’être pris, si les ayants droit décident de poursuivre tout contrevenant dans la limite de leurs capacités de procédure, est élevée. Et le nombre de téléchargeurs a peu de chances d’être plus important à l’avenir. C’est comme sur la route. Quand un contrôle radar est organisé par trois gendarmes, si une file de 3 voitures commet un excès de vitesse à l’abord du barrage, la probabilité d’être arrêté est de 1. Si vous roulez dans une file continue de voitures en excès, elle est nettement plus faible (puisque comme tout gendarme vous le dira ” nous n’avons que deux mains pour dresser les PV “). De ce point de vue, la probabilité actuelle est plutôt faible et la réaction des Majors a été incroyablement décalée. En gros, on peut attaquer en justice tant qu’on veut, au moment de penser au passage à l’acte, le ” pirate ” se sent bien petit et n’imagine pas forcément qu’on lui tombe dessus (ce en quoi il n’a pas tort). La probabilité d’être pris est d’autant plus grande que le nombre de téléchargeurs est faible. Ce qui ne semble pas être le cas actuellement.

Le lobby du disque sait parfaitement cela. Il a donc décidé de cibler les ” gros téléchargeurs “. Que faut-il entendre par là ? Ceux qui téléchargent beaucoup ? En partie, mais finalement pas en raison du nombre d”uvres qu’ils obtiennent à l’arrivée. Ce serait plutôt ceux qui stockent et laissent en partage de nombreux fichiers. Ils sont le c’ur des réseaux pair à pair. Ce sont eux qui garantissent l’abondance de fichiers disponibles. Bien sûr, dans la mesure où lorsque vous téléchargez des fichiers, vous partagez avec les autres utilisateurs les parties que vous avez déjà téléchargées, plus vous téléchargez et plus vous mettez de parties à disposition des autres. Donc, un ” gros téléchargeur non stockeur ” contribue aussi à la fluidité du réseau, même s’il ôte du partage les fichiers dès qu’ils sont reçus en intégralité. A la limite, on peut très bien imaginer que des fichiers soient partagés par tous sans pour autant que quelqu’un le partage en entier (du moins je l’imagine, sauf contrainte technique que j’ignorerais). Plus vous téléchargez ou stockez de fichiers et plus la probabilité d’être pris est forte.

C’est là que le raisonnement en termes de choix binaire ” télécharger ou non ” devient un peu gênant, car on voit bien qu’un téléchargeur peut très bien opter pour un téléchargement modeste et que ce choix est bien différent de la logique de simple choix de passage à l’acte.

Concrètement, quel est le seuil qui déclenchera les poursuites, en le pondérant éventuellement par la durée de conservation des fichiers en partage ? Si on en juge par les chiffres annoncés concernant les internautes jugés, on peut raisonner sur plusieurs centaines de fichiers. Mais, notez qu’aucun seuil n’est donné officiellement. Si je télécharge 100 fichiers par an, suis-je susceptible d’être jugé ? A priori, on peut penser que non, comparé aux centaines évoquées. C’est pourtant conséquent, puisque c’est grosso modo une dizaine d’albums.
Bref, la probabilité d’être pris augmente avec le nombre de fichiers, avec un seuil où elle croît plus radicalement pour tendre vers 1 quand le nombre de fichiers devient très important. Mais l’estimation du nombre de fichiers critique demeure inconnu du quidam.

Le hic, c’est que lorsque le nombre de fichiers croît, il est raisonnable de penser que le gain du téléchargement croît aussi ! Plus exactement, on peut raisonner sur la base traditionnelle d’une utilité croissante, mais dont l’intensité additionnelle (marginale) diminue avec le nombre de fichiers. Quand je télécharge mon premier MP3 de Madonna, je trouve ça fun, ça me rappelle quand j’étais ‘ très ‘ jeune et que je ne comprenais rien à la musique. Quand j’en suis au cinquantième, je commence à réfuter en bloc l’idée que la vieillesse est un naufrage et je ferme mon logiciel de téléchargement.
Résultat : on peut très bien imaginer que le premier effet soit compensé par le second. Certes je risque d’autant plus d’être attrapé que je télécharge un grand nombre de fichiers (ce qui accroît en moyenne ma perte potentielle), mais comme j’en tire une espérance de gain importante, je continue à accroître mon stock.

Conclusion.

La stratégie de la ” peur du gendarme ” utilisée par les majors peut réussir car :
– elle crée une incitation à la prudence en accroissant le risque d’une action en justice et les pertes associées pour tous ceux qui téléchargent ou pensent télécharger beaucoup.
– elle réduit donc potentiellement le nombre d’internautes qui téléchargent ou le nombre moyen de fichiers téléchargés et stockés pour une mise en partage, ce qui réduit la fluidité et l’efficacité du réseau.

Elle peut échouer car :
– elle intervient dans une situation de copie généralisée, ce qui rend la probabilité individuelle d’être attrapée plus faible que si elle avait été implémentée avant, compte tenu des limites de contrôle d’ordre judiciaire. C’est un effet de réseau classique, qui est différent de celui généralement évoqué pour expliquer l’essor des échanges de fichiers (et auquel je fais référence ci-dessus lorsque je parle de ” fluidité “).
– elle repose sur la poursuite des gros téléchargeurs et ne peut empêcher que bon nombre d’internautes fasse un calcul juste ou erroné du type ” si je télécharge x fichiers par mois, que je les laisse seulement y jours, alors je passe à travers les mailles à gros poissons du filet “. Je doute que les maisons de disques tirent alors les bénéfices escomptés. On peut en effet émettre l’idée que le téléchargement se reportera uniquement sur les disques qui auraient été achetés si le téléchargement n’était pas possible. Par conséquent, quand un internaute télécharge 15 albums, si sa disposition à payer en l’absence de dé téléchargement se limite à 5, ils en téléchargera 5 (les plus désirés) et n’achètera pas les 10 autres pour autant. Il est amusant de noter que si les sites de téléchargement payant ne se développe pas rapidement, on pourra avoir une expérience naturelle sur l’impact réel du téléchargement sur les ventes de disque. Si la baisse du téléchargement non légalisé ne se traduit pas par une remontée des ventes d’un ordre de grandeur en rapport avec la baisse des téléchargements constatés, alors il en sera fini ou presque de la thèse selon laquelle ” Downloading kills the radio star “. Ce n’est pas souhaitable, car l’ouverture de sites de vente en ligne dignes de ce nom serait un progrès (pas les cochonneries actuelles où l’on a parfois la surprise de constater que le prix de l’album en MP3 est le même que celui du CD en magasin ‘ c’est parfois le cas pour de vieux trucs).
– elle laisse pour le quidam une incertitude sur la notion de ” gros téléchargement “, qui risque de décourager plutôt les petits téléchargeurs (pour qui la prudence implique de cesser le téléchargement eu égard du peu de gain qu’ils tirent du téléchargement) que les gros (pour qui le gain est important et ne saurait être compensé par une menace insuffisamment cernée).
– elle sera sans effet ou presque sur un certain nombre d’internautes qui sous-estiment les pertes potentielles d’une action en justice (je pense aux jeunes par exemple) ou qui y voient une possibilité de défier l’autorité bien plus accessible et moderne que de racketter leurs congénères ou braquer des mobiles, tout en étant pécuniairement attractive.

Bien sûr, ce n’est pas la fin de l’histoire et ma petite ” Beckererie ” ne convaincra pas tout le monde. Moi le premier, vu que l’argument de l’utilité espérée est depuis longtemps sujet à caution (du paradoxe d’Allais à la psycho-économie récente) et vu que les esprits les plus perspicaces (arf’) auront noté que j’ai enfoncé de belles portes bien ouvertes. Mais avec élégance, n’est-il pas ?

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