Je n’aime pas la macro

Récemment, sur son blog, Greg Mankiw répondait à un étudiant qui lui expliquait préférer la microéconomie à la macroéconomie, cette dernière lui paraissant un ensemble confus de variables et de relations mal expliquées. Mankiw lui répond avec deux arguments :
– Premièrement, cela prend du temps de bien comprendre la macroéconomie. Il faut une bonne expérience pour comprendre comment les différents éléments s’emboîtent les uns avec les autres; la macroéconomie est bien souvent contre-intuitive et assez abstraite. Mais on finit par saisir.
– Deuxièmement, et surtout, la macroéconomie traite des questions économiques les plus importantes du débat économique public. Les sujets macroéconomiques sont la croissance, l’inflation, le chômage, la conjoncture, le budget de l’Etat, les questions monétaires, et les questions d’équilibre extérieur, celles dont on entend le plus parler. Ce sont les sujets à propos desquels les économistes sont les plus attendus.

Ces deux arguments, la complexité qui finit par se clarifier avec l’usage, et l’importance des questions macroéconomiques, sont vrais. Mais je me demande dans quelle mesure ils ne nuisent pas plus à la macroéconomie qu’ils ne la servent.

La première conséquence de ces deux caractéristiques de la macroéconomie – difficulté de compréhension et questions importantes du débat public – c’est qu’elle est le terrain d’action privilégié de la do-it-yourself économie. Tant qu’à inventer, après tout, autant voir grand. Qui écoutera vos élucubrations si vous ne parlez pas de ce qui intéresse tout le monde? C’est une première raison de se méfier de la macroéconomie : c’est un domaine dans lequel les vraies idées économiques sont noyées dans un grand vacarme d’idées saugrenues, mais énoncées avec grande certitude. S’ajoute à cela le fait que l’erreur la plus fréquente du discours sur l’économie, le sophisme de composition, est redoutable en macroéconomie.

Le terrain le plus sinistré est probablement celui de l’économie internationale, parasité par la rhétorique de la compétitivité. Faire entendre des vérités élémentaires, comme par exemple qu’il est comptablement impossible d’avoir à la fois un excédent commercial et des entrées de capitaux supérieures aux sorties, ou qu’exporter plus qu’on importe n’est pas une bonne chose, est en pratique impossible. La question du chômage n’est pas loin derrière, chacun ayant sa petite idée (fausse) sur la question. Mais tous les autres domaines de la macroéconomie sont touchés. Souvent d’ailleurs, c’est une compréhension extrêmement superficielle de la théorie économique qui est en cause. On peut prendre l’exemple des politiques conjoncturelles. La recommandation keynésienne de relance conjoncturelle par le biais de la demande globale repose en gros sur le mécanisme suivant : le gouvernement se lance dans toute une série de dépenses inutiles (genre payer des gens à creuser des trous et les reboucher). Résultat, la quantité disponible de biens et services utiles se réduit, ce qui provoque une hausse des prix; cette hausse des prix n’est pas immédiatement répercutée dans les salaires, donc les salaires réels diminuent : cette baisse dissimulée des salaires rétablit l’équilibre sur le marché du travail et augmente l’emploi.

Ce raisonnement, ou ses variantes, n’est que rarement tenu par ceux qui recommandent des “relances par la demande” ou qui s’interrogent gravement sur la “consommation des ménages” pour déterminer l’évolution de la conjoncture. C’est bien plus souvent le sophisme de la surproduction généralisée (un déséquilibre entre l’offre et la demande globales) qui sert d’argument pour justifier une régulation de la demande. Rappelons que dans l’économie keynésienne, offre et demande s’ajustent toujours; il se peut simplement que cet ajustement ne corresponde pas au plein emploi parce que certains prix ne sont pas flexibles.

Plus étrange : les questions monétaires (sujet rébarbatif s’il en est) attirent énormément les bricoleurs de théories économiques. On voit régulièrement fleurir diverses théories prônant le retour à l’étalon-or, ou hostiles à la création de monnaie par le crédit (si on vous pose la question, répondez que vous ne savez pas). Dans un autre style, certains voient dans la nationalisation des banques le moyen de contrôler la totalité du fonctionnement d’une économie nationale. Les questions monétaires ouvrent par ailleurs la voie au sujet qui énerve le plus les économistes, celui des taux d’intérêt (un conseil : si vous connaissez un économiste et que vous avez envie de le pousser à la dépression, demandez-lui comment vont évoluer les taux d’intérêt). Entre ceux qui croient que c’est le gouvernement qui fixe le matin au petit-déjeuner le niveau des taux d’intérêt, ceux qui pensent qu’il ne faudrait pas payer de taux d’intérêt, le sujet est lui aussi sinistré.

dans le même ordre d’idées, on peut citer la question du budget de l’Etat (ah, cette belle expression consistant à dire que l’Etat “débloque” des fonds pour telle ou telle cause… Je me suis longtemps demandé ou donc tout cet argent était “bloqué”, jusqu’au jour ou j’ai rempli ma première déclaration de revenus), sujet d’innombrables contresens; mais également les divers fantasmes démographiques qui ressortent à intervalles réguliers. Bref, la macroéconomie est un sujet fatiguant. Sa difficulté et l’intérêt des questions qu’elle traite la conduit à être le plus souvent maltraitée dans le débat public.

Mais les économistes ne contribuent-ils pas à cet état de fait? Il y a plusieurs raisons de le penser. La première, c’est que c’est en macroéconomie que l’on rencontre les économistes qui nuisent le plus à la réputation de la profession, ceux qui font de la prévision. Prévisions macroéconomiques qui sont immanquablement fausses, et qui suscitent la risée générale contre ces économistes qui se trompent tout le temps. C’est que la prévision macroéconomique a un statut particulier, qui la différencie de la prévision météorologique par exemple. Premièrement, elle n’est demandée qu’à un terme si long que l’on peut difficilement empêcher que des évènements imprévisibles se produisent entretemps : en général de l’ordre de l’année. Personne n’a besoin de prévisions macroéconomiques pour le lendemain et les 5 prochains jours; et si on demandait aux météorologues de prévoir le temps qu’il fera le 9 mai 2007, leur réponse serait une réponse typique d’économiste : pareil qu’aujourd’hui, avec une marge d’erreur conséquente.

L’autre problème de la prévision, c’est qu’en servant d’aide à la décision, elle peut modifier les comportements des individus et de ce fait s’auto-invalider. C’est le syndrome du prophète Jonas : il annonce de façon si convaincante que la colère divine va s’abattre sur les pécheurs que ceux-ci s’amendent, et de ce fait évitent la punition initialement annoncée. De ce fait, et du fait de l’impossibilité pratique de faire une prévision valide, l’industrie de la prévision la plus rémunératrice consiste à prévoir ce que seront les estimations et prévisions des gouvernements ou autres instances déterminantes (comme par exemple les banques centrales ou certains grands organismes statistiques). Comme ces statistiques et informations ont un impact immédiat sur les cours boursiers, le chef-économiste de banque qui saura le mieux les anticiper fera gagner beaucoup d’argent à ses clients. L’essentiel du travail de prévisionniste ne devient pas alors de prévoir les vrais chiffres (de toute façon, les statistiques gouvernementales à un moment donné ne sont que des estimations, qui font l’objet de corrections importantes durant les deux années qui suivent) mais de prévoir des chiffres les plus proches possible des statistiques officielles (fausses) du jour. Ce travail de divination est tout aussi rémunérateur que dépourvu d’intérêt. Surtout, il ne rémunère pas tant la justesse des prévisions que leur homogénéité. La prévision, elle aussi, fait que l’importance de la macroéconomie nuit à sa qualité.

Mais le problème de la macroéconomie se situe aussi au niveau de la science économique. Si l’on prend la liste des prix Nobel d’économie, il faut constater que ce prix n’est que rarement obtenu pour des travaux spécifiquement macroéconomiques. Sur l’ensemble des prix décernés, on ne peut guère citer que Kydland et Prescott, Mundell, Lucas, Solow, Tobin, Friedman, et dans une certaine mesure Modigliani. Cela s’explique par deux phénomènes : premièrement, les bonnes idées en macroéconomie ont été plutôt rares au cours des 50 dernières années; deuxièmement, les questions macroéconomiques (celles qui font l’essentiel des débats publics) constituent une part minoritaire du travail des économistes. On peut expliquer ces deux phénomènes par le statut particulier de la macroéconomie, qui devient facilement un objet très idéologique au sein de la communauté des économistes. Schumpeter rappelle dans son histoire de la pensée économique que ce n’est pas parce qu’une théorie est présentée pour faire avancer un agenda idéologique qu’elle est fausse; ce n’est pas d’ailleurs non plus parce qu’elle est conçue avec un souci de neutralité politique qu’elle est vraie. Mais en matière économique, comme dans toutes les sciences même si c’est rarement admis, le degré d’unanimité dans la communauté scientifique joue beaucoup en pratique dans la validation d’une théorie. De ce fait, le poids idéologique des questions macroéconomiques nuit à la qualité des débats et de la production, ce qui est moins le cas en économétrie ou en microéconomie.

S’ajoute un autre problème : la macroéconomie est un domaine dans lequel l’ingénieur social qui sommeille souvent en chaque économiste se réveille. Leconomiste constate avec dépit, et à juste titre, que ses étudiants, lorsqu’ils doivent traiter des questions macroéconomiques, se contentent d’une description mécanique d’effets de politiques économiques, et déplore leur méconnaissance du caractère émergent de l’état de l’économie; mais il faut reconnaître que lorsqu’on aborde les questions macroéconomiques, les questions de politique économique (à distinguer des questions d’économie politique) ne sont jamais très loin. De là à considérer que le gouvernement est omnipotent, ou à rêver de réformes d’envergure résolvant simplement tous les problèmes, il n’y a qu’un pas trop souvent aisément franchi. Pourtant, à l’exception de quelques succès notables (notamment contre l’inflation) le bilan des politiques macroéconomiques n’a rien d’extraordinaire. Etre gouverné par des économistes n’a que rarement bénéficié à un pays. Il est vrai que bien souvent, les pays qui se retrouvent en pratique dirigés par des économistes le sont parce qu’ils sont déjà dans une situation très difficile; mais la médecine concoctée n’améliore que rarement l’état des malades, et tend même souvent à le faire empirer. Là encore, l’importance des enjeux macroéconomiques nuit à la qualité de la production, tant intellectuelle que pratique.

Il est beaucoup plus facile d’intégrer les institutions, les normes, les irréversibilités, dans des raisonnements microéconomiques qu’en macroéconomie. Il est aussi plus aisé d’y intégrer les déterminants du comportements des individus. Il est aussi plus facile de recourir à l’observation et à la validation empirique en s’intéressant à un phénomène économique isolé qu’en considérant le fonctionnement d’une économie nationale dans son ensemble. L’analyse des systèmes dynamiques, qui se développe en finance, a des chances de finir par s’étendre dans les autres domaines de l’analyse économique. De même, le champ d’étude microéconomique à défricher est encore énorme : après tout, il n’existe pas encore de théorie économique satisfaisante pour expliquer la formation des salaires, et le fonctionnement concret des marchés nous échappe encore beaucoup. Dans tous ces domaines on peut imaginer des progrès de la science économique vers une discipline descriptive solide et théoriquement bien arrimée. Si je devais me risquer à un pari sur le sujet, je serais tenté de penser que la macroéconomie est vouée à rester un domaine mineur dans lequel peu de progrès seront faits : il y a beaucoup d’autres choses, et mieux, à faire.

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Alexandre Delaigue

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8 Commentaires

  1. Il y a un point sur lequel tu ne t’arrêtes pas et qui mériterait peut-être un court traitement, c’est le fait que la macro a bien changé sous l’effet de l’impératif de "fondements microéconomique de la macroéconomie". Ton argumetaire semble orienté vers les modèles macro ad hoc, type offre globale-demande globale. Sur la question des institutions par exemple, les modèles microéconomiques dont tu sembles parler, je me demande si je ne les classerais pas en macro. Je pense aux travaux d’économie politique, genre ce que pondent Acemoglu ou Alesina.
    Bref, le changement méthodologique introduit par l’abandon partiel des modèles ad hoc brouille un peu l’analyse.
    Autre question cruciale : pourquoi un poisson ? :o)

  2. C’est le sens d’une des réponses faites à Mankiw sur son blog : la différence macro-micro a moins de pertinence aujourd’hui, en pratique, qu’elle n’en a eu. Mais au passage, on laisse largement de côté ce que sont les préoccupations macroéconomiques traditionnelles (chômage, inflation, conjoncture…) et pour une bonne part la perspective macroéconomique. Au passage on sort donc de la macroéconomie telle qu’on l’entend ordinairement.

    Pour le poisson, comment dire… désolé.

  3. Merci pour les prévisionistes "de banques" dont je suis ! :p

    Je conçois que les prévisions ne sont pas forcément la part de mon travail que je préfère, pour les raisons invoquées dans ton billet. Disons que je le considère plus comme une espèce de puzzle mathématique à défaut de pouvoir y croire…
    Heureusement qu’à côté il y a le travail d’analyse, certes moins profond que pour les camarades chercheurs.

    En tout cas merci pour le site

  4. Entièrement d’accord avec l’analyse et la conclusion. Et bravo pour la comparaison avec les prévision météo un an à l’avance.

    Je me permets d’ajouter un élément à charge. La fascination pour la macroéconomie a un autre effet néfaste: elle contribue à toute sorte de théorie du complot. Il est tellement facile de partir d’une analyse macroéconomique fausse, voire farfelue, pour démontrer que les décisions (évidemment opaques) d’un très petit nombre d’individus ont une influence immense. Le délire d’ATTAC sur la taxe Tobin est évidemment le meilleur exemple récent: on nous dit qu’il suffirait d’une petite taxe indolore sur d’infâmes spéculateurs pour résoudre la question de la pauvreté dans le monde (pas moins!) Mais il y a tant d’autres exemples moins spectaculaires. Les cris d’orffraie qu’on entend à chaque fois que la BCE fait varier ses taux directeurs d’un quart de point (quelque soit le sens de variation) participent à mon avis du même phénomène.

  5. "… hostiles à la création de monnaie par le crédit". Ben justement, je suis tombé sur les "élucubrations" du crédit social, mais je ne trouve pas de contre argument … Help.

  6. Je comprends pas d’ou sort le mecanisme que tu presentes comme "relance keynesienne". Dans ton mecanisme, il n’est pas possible d’augmenter l’offre de biens et services en augmentant les depenses de l’Etat : tu supposes donc qu’on est deja au plein emploi. Mais une relance keynesienne n’a aucun sens au plein emploi. En revanche, si l’on n’est pas au plein emploi, les "depenses inutiles" supplementaires de l’Etat augmentent la demande, ce qui augmente la consommation, ce qui augmente encore la demande, etc., selon le fameux multiplicateur.

    Je ne dis pas que cette theorie est correcte, je dis juste que ce que tu ecris d’elle est completement incorrect.

    Par ailleurs, Keynes a effectivement suggere qu’il etait plus facile de baisser les salaires reels en augmentant les prix qu’en baissant les salaires nominaux, mais il ne s’agit pas du tout de ce qu’on appelle le mecanisme de relance.

    Bref, si tu etais mon etudiant, je te collerai une bonne bulle sur ce point… decevant parce que d’habitude, ce que vous ecrivez est plutot correct.

  7. Pauvres étudiants, qui auraient une mauvaise note bien injustement, car le mécanisme est exactement tel que décrit. S’il y a sous-emploi, c’est qu’au départ les salaires ne baissent pas jusqu’à leur niveau d’équilibre; Il faut donc faire varier les prix pour rétablir cet équilibre. La solution normale, c’est la création monétaire, sauf en cas de “trappe à liquidités” ou il faut recourir pour faire monter les prix à la dépense publique (ce qui était, selon keynes, le contexte des années 30). Le mécanisme de multiplicateur n’est qu’une idée théorique qu’il faut intégrer avec les phénomènes monétaires et les prix sous peine de donner une vision faussée de l’ensemble des mécanismes mis en oeuvre. Par ailleurs le problème de fond, c’est la croyance dans une crise provenant d’une “demande inférieure à l’offre” ce qui est totalement faux dans une perspective keynésienne. La vision simpliste et partielle du multiplicateur (tendance il suffit de monter la dépense publique de 100 pour que le PIB monte de 100(1/(1-c+m)) est tout simplement fausse, y compris dans une perspective keynésienne parce qu’elle néglige l’élément monétaire, qui est fondamental. Quant aux dépenses “inutiles” rappelons qu’elles sont recommandées chez Keynes lui-même, lorsqu’il recommande d’enfermer des valises de billets dans des puits de mine bouchés.

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