Faut-il défendre les sciences économiques et sociales en seconde ?

Il y a un mois et demi, divers articles et éditoriaux (dans le Monde et libération – l’article du Monde est accessible gratuitement à cette adresse) se sont fait l’écho d’une inquiétude des professeurs de Sciences Economiques et Sociales concernant cette discipline, qui dans le cadre de la réforme Fillon de l’éducation nationale risque de devenir en classe de seconde une option au même titre que les secondes langues (l’importance de la matière en première et terminale ES n’est par contre pas modifiée). L’association des professeurs de SES (APSES) a mis en oeuvre diverses actions (pétition, manifestations…) s’opposant à ce projet de loi. A titre personnel (et au risque d’être désapprouvé par de nombreux collègues et amis) je dois avouer que la défense de l’enseignement des SES en classe de seconde ne me paraît pas une cause fondamentale et que sa transformation annoncée en option, pour l’essentiel, m’indiffère.

Un point de vue paradoxal? L’inculture économique est un mal profond en France, et tout ce qui est susceptible de l’entretenir devrait, a priori, susciter une opinion défavorable. L’enseignement de SES en seconde est pour beaucoup d’élèves le seul moment où ils auront l’occasion de rencontrer ce type de discipline : à ce titre, il pourrait mériter d’être défendu.
Le problème de ce raisonnement, c’est qu’il n’est, justement, pas économique. L’économie est la science des moyens limités et des besoins illimités : le temps hebdomadaire des élèves de seconde est limité et extrêmement chargé. Un raisonnement économique consiste donc à se demander si, étant donnée cette contrainte, les deux heures et demi hebdomadaires que les élèves consacrent aux SES ne pourrait pas être utilisé de façon plus satisfaisante (en ocroyant ce volume horaire à d’autres matières, ou en réduisant la quantité d’heures de cours des élèves). Ce type de raisonnement n’est jamais tenu : les enseignants dans chaque discipline, naturellement, évaluent plus facilement l’intérêt de leur matière que celui des autres matières; chacun d’entre eux aura donc tendance à trouver que sa matière est utile et mérite d’être maintenue, voire développée, dans les programmes.
Le problème de cette logique, c’est qu’elle a pour résultats les harassantes semaines des lycéens français, et l’alternance contestable qui en résulte, de semaines de cours particulièrement indigestes suivies de trop longues périodes de congé durant lesquelles les élèves se déconnectent des apprentissages. Dès lors que tous les enseignements sont indispensables, la moindre tentative de réduire le volume horaire d’une matière crèe un “vide” qui est rapidement comblé par l’augmentation des horaires d’une autre matière absolument indispensable. L’importance des langues anciennes (latin et grec) dans les cursus scolaire a ainsi été réduite, sans que la charge de travail des élèves n’en soit modifiée d’une quelconque façon. Je n’apprécie pas spécialement la réforme Fillon de l’éducation nationale : mais essayer d’aller contre cette tendance et chercher à réduire le volume horaire des élèves me paraît souhaitable; dans ce cas, il faut bien que certains enseignements en pâtissent.
Il y a un peu de corporatisme et de mauvaise foi dans ces revendications. Il est exact que la transformation en option des SES en seconde risque d’avoir pour effet de réduire le besoin d’enseignements en SES, réduisant un débouché professionnel des facultés d’économie et de sociologie; ce qui aura pour effet de réduire un peu l’attractivité de ces filières. Certes, mais les enseignements ont vocation à être au service des élèves, et non l’inverse. L’autre argument, c’est que l’optionalisation de la matière en seconde risque de réduire les effectifs des élèves qui suivent la filière ES. C’est assez douteux. A qui fera-t-on croire que la majorité des élèves qui entrent en filière ES le font par amour exclusif des sciences économiques et sociales? Les élèves savent fort bien (et s’ils ne le savent pas, les enseignants les aident à s’orienter) que chaque filière fait appel à des capacités différentes (compétences scientifiques, littéraires, culture générale pour les filières généralistes) et offre des débouchés différents à l’issue du bac. C’est en fonction de cela qu’ils prennent leurs décisions, plus qu’en étant simplement séduit par une matière.

En matière de séduction, d’ailleurs, je dois avouer que je n’ai pu réprimer un sourire en lisant que les sciences économiques et sociales étaient un “antidote contre l’apathie et l’ennui”, un “formidable instrument de motivation et de lutte contre l’échec scolaire”. Etant donnée ma carrière ultérieure, j’appartenais à la catégorie des élèves les plus susceptibles d’être intéressés par ces matières. Or des SES de ma classe de seconde, il ne me reste strictement aucun souvenir. Je me souviens des mathématiques, de la physique, de la biologie, du sport, du français, du latin, des langues… des SES, rien. Je serais bien incapable aujourd’hui de simplement décrire le programme que j’ai suivi cette année là. Effet accidentel lié à un enseignant qui ne rendait pas son cours très attractif? Je ne pense pas. Je me souviens de cet enseignant, que je trouvais plutôt sympathique. C’était vraiment le programme qui était en cause. Et il y a de bonnes raisons à cela.
Le programme traité dans l’enseignement de sciences économiques et sociales est, en effet, l’enjeu de négociations et d’un enjeu d’influence idéologique. Cela apparaît dans le fait que des mouvements très revendicatifs (autisme-économie, attac… l’APSES est d’ailleurs proche de ces mouvements) se sont emparés de la défense de cet enseignement. Cet enseignement aurait pour vocation de faire des élèves plus “citoyens” qui “prêtent attention aux grands débats” et sont impliqués dans la “vie associative et l’action collective” selon ces mouvements. Ce que l’on sait moins, c’est que d’autres mouvements revendicatifs, comme le Medef, cherchent à avoir également une influence dans le programme de SES, en demandant que celui-ci inclue l’idée selon laquelle les entreprises crèent des emplois et des richesses et que la compétitivité… (enfin, on devine l’esprit). L’élaboration du programme de SES se fait donc sous le feu de deux langues de bois.
Le résultat est un programme qui à force de vouloir être neutre en devient d’un ennui profond. Quand on a l’idée sous-jacente que la moindre explication risque de recéler des arguments qui déplaisent aux uns ou aux autres, et que cela irait à l’encontre de la neutralité scolaire, il ne reste qu’une possibilité : ne pas analyser, faire du descriptif. Le programme de seconde en SES est à ce titre édifiant. Même sans prêter attention au style inimitable de la bureaucratie de l’éducation nationale servant à décrire les contenus et l’objectif du programme, la façon dont il est demandé de traiter les différents thèmes est une recette idéale de lutte contre l’insomnie. Que ce soit pour la famille, l’emploi, la production, la consommation, il est demandé systématiquement de porter attention aux descriptions, nomenclatures, interminables listes de caractéristiques, classifications, dénominations issues de la comptabilité nationale. Le tout donne le sentiment d’une lancinante description de laquelle toute explication doit être strictement bannie. A ce titre, le passage sur le chômage mérite d’être cité in extenso :

“Sur les causes du chômage, sans éluder des explications sans doute nécessaires face aux interrogations des élèves, le professeur veillera à éviter toute présentation théorique qui exigerait des développements inaccessibles à des élèves de seconde. On se limitera à une première approche de la complexité du phénomène.

En d’autres termes, le jour où les élèves manifesteront un quelconque intérêt pour ce qui est étudié, une quelconque curiosité, l’instruction de l’éducation nationale est de VEILLER A NE PAS satisfaire leurs attentes, mais de leur répondre qu’ils ne sont pas assez intelligents et que tout cela est bien compliqué. Il me semble pourtant que des élèves de seconde savent tracer des droites sur un graphique; un raisonnement en termes d’offre et de demande leur serait-il alors inaccessible? L’expérience de collègues qui m’ont raconté ne pas avoir respecté cette consigne semble indiquer que sur ce sujet, non seulement les élèves sont capables de comprendre, mais qu’ils sont demandeurs, et que leur fournir des explications est satisfaisant pour eux. Evidemment, cela implique de faire un cours magistral (horresco refferens), d’aborder des aspects théoriques, au lieu d’aller chercher des articles de journaux à la bibliothèque ou d’indigestes tableaux de statistiques sur internet. Cela implique également de montrer que les explications théoriques des phénomènes ne permettent pas d’accorder le même crédit à tous les arguments, contrairement à la présentation type “machin dit que, bidule dit le contraire”.
Je sais très bien qu’un programme officiel a nécessairement des limites, et que les professeurs savent ajuster leurs pratiques à ces contraintes. Mais les programmes imposent des contraintes, et celles imposées par le programme de SES sont conséquentes. Résultat? Les élèves tombent des nues lorsqu’après le bac, ils constatent qu’on ne fait pratiquement rien de ce qu’ils ont fait auparavant, et que l’économie, c’est beaucoup de théorie et de formalisation.
Que la série ES mérite d’être maintenue comme filière équilibrée entre le tout-littéraire et le tout-scientifique, et étant donnés ses débouchés après le bac, c’est une évidence. Faire croire que ses effectifs baisseront si les SES sont optionnelles en seconde est très douteux, car c’est précisément parce que c’est une filière équilibrée qu’elle a du succès : pas parce que les élèves de seconde sont séduits par les SES. Et il n’est pas absurde de considérer qu’il y a en classe de seconde, d’autres priorités que l’enseignement de sciences économiques et sociales.

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Alexandre Delaigue

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