Economie appliquée

Hier soir, c’était le Superbowl, la grande finale du football américain. Je doute que beaucoup de lecteurs de ce site soient afficionados de ce sport (et ils ont bien tort); mais c’est l’occasion de montrer comment l’analyse économique, parfois, peut mettre en évidence de bien étranges résultats.

Le superbowl d’hier soir, en tant que tel, n’a pas permis de valider de thèse économique. Mais prenons le 36ème superbowl, il y a trois ans, qui opposait les Rams de Saint Louis aux Patriots de la Nouvelle-Angleterre. A l’époque, les Rams étaient largement favoris : ils ont finalement, au terme d’un match superbe, perdu la rencontre, ouvrant au passage une impressionnante série de victoires pour les Patriots.
Pour ceux qui ne sont pas familiers avec les règles du jeu, l’équipe qui attaque a droit à 4 tentatives pour franchir 10 yards. Si elle y parvient, elle repart, l’objectif étant de franchir tout le terrain jusqu’à la ligne d’en-but de l’adversaire pour marquer un essai à 7 points (comme au rugby). Si elle n’y parvient pas, il est possible de tirer un coup de pied de pénalité, qui s’il passe entre les poteaux adverses rapporte trois points.
Lors de chaque quatrième tentative, les équipes à l’attaque sont donc face au dilemme suivant : faut-il chercher à franchir les 10 yards pour repartir, ou tirer un coup de pied? Le plus souvent, lorsqu’elles sont à une distance raisonnable, elles privilégient le coup de pied. C’est ce qu’a décidé, il y a trois ans, l’entraîneur des Rams de Saint Louis, à deux reprises. Alors qu’il disposait d’une quatrième tentative, dans le camp adverse, il a fait tirer des coups de pied, réussissant la première fois (et marquant 3 points) et ratant la seconde fois. Personne ne lui a rien reproché sur ces deux décisions : selon les standards de jeu en football américain, tout entraîneur prendrait la même décision.
Pourtant, si l’on en croit David Romer, il avait tort. D. Romer s’est intéressé, à l’aide de programmation dynamique, à la stratégie du football américain. Il a appliqué sa technique pour étudier tous les matchs de football américain de première division des saisons 1998, 1999, et 2000. Il en a tiré un article sur la tactique qu’il faudrait suivre, selon la position, la distance à gagner. Le résultat de cette étude est raconté dans le remarquable “wisdom of crowds” de J. Surowiecki. Dans la première configuration, le coup de pied rapportait en moyenne 1 point; poursuivre pour franchir les 10 yards et obtenir 4 nouvelles tentatives rapportait en moyenne trois points, avec 60% de chances de franchir cette distance, soit un gain espéré de 0.6×3 = 1.8 points. Il aurait donc été préférable pour l’entraîneur des rams de poursuivre l’offensive plutôt que de tirer un coup de pied. Ce résultat est généralisable : ce que montre de façon étonnante Romer, c’est qu’il n’est pratiquement jamais intéressant de tirer un coup de pied pour marquer des points : en réalité, les équipes de football américain devraient adopter un jeu beaucoup plus offensif que celui qu’elles utilisent.
On pourrait dire que cette étude doit rater toute une série de facteurs : en étant fondée sur des statistiques de matchs anciens, elle néglige les spécificités des équipes, et l’importance des circonstances en jeu. C’est fort possible; mais cela joue dans les deux sens. Par exemple, les Rams cette année là étaient une superbe équipe offensive, meilleure que la moyenne : ses chances de réussir à franchir les 10 yards étaient donc probablement supérieures à 60%. Par ailleurs, ce n’est pas la première fois que des croyances unanimement partagées par les entraîneurs, les commentateurs, d’un sport, sont testées statistiquement et invalidées. L’un des exemples typiques est celui de la “main chaude” au basket (situation dans laquelle un joueur est un jour en état de grâce et marque énormément de paniers). Statistiquement, il a été prouvé que le phénomène de “main chaude” n’existe pas : le fait d’avoir eu une bonne série n’influe jamais sur les chances pour un basketteur de marquer plus de paniers dans la suite du match. Il est fort possible donc que les analyses de Romer soient fausses : mais il est également possible que les stratégies des entraîneurs, unanimement reconnues, soient erronnées.
Par ailleurs, dans un autre sport américain – le base-ball – il a été possible de vérifier ce phénomène. Michael Lewis raconte dans Moneyball comment deux techniciens, en reprenant les règles du base-ball de zéro, en oubliant toutes les connaissances communes accumulées sur le sujet, ont réussi à constituer pour un coût dérisoire une équipe à succès. Il est donc tout à fait possible qu’il existe des techniques, des façons d’aborder le jeu, à même d’accroître considérablement les performances, et qui ne sont pas utilisées par les entraîneurs.
Comment expliquer ce phénomène? Une première explication est l’attitude face au risque. Le choix du coup de pied au but est un choix plus sûr que le fait de poursuivre l’offensive. Certes, à long terme, il est préférable d’être offensif; mais cela n’est valable que sur un grand nombre de matchs. Sur un seul match à gros enjeu, peut-être que les entraîneurs préfèrent jouer la sécurité. Mais il est possible aussi que les tactiques à suivre en football américain soient le fruit de conventions autovalidantes : j’adopte cette stratégie parce que les autres le font aussi, et comme chacun tient le même raisonnement, au bout du compte tout le monde adopte cette stratégie sans s’interroger sur son bien-fondé.
Et ce phénomène est familier des économistes : on le rencontre par exemple avec les gestionnaires de fonds, qui tendent à adopter des comportements remarquablement similaires. Ce qui est étrange : après tout, ce que vise un gestionnaire de fond, c’est de faire mieux que les autres (et mieux que le marché). Mais il est facile de comprendre qu’il est impossible à tous les gestionnaires de fonds d’être meilleurs que les autres : dès lors qu’il y a une moyenne, il y en aura qui risqueront d’être moins bons que les autres et qui perdront leurs clients. Dans ces conditions, mieux vaut faire comme les autres, même si l’on n’est pas persuadé du bien-fondé de leur stratégie : au moins, personne ne pourra nous reprocher de l’avoir fait. Comme le disait Keynes, il vaut mieux avoir tort avec les autres que raison contre tous les autres. Ce phénomène fait partie de ceux qui causent, entre autres, les bulles spéculatives.
De telles conventions sont-elles nombreuses? Le fait est en tout cas que ce concept de conventions autovalidantes permet d’expliquer bon nombre de bizarerries du fonctionnement des économies.

A part ça, comme presque tout le monde l’avait prévu, hier soir, les Patriots ont battu les Eagles.

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Alexandre Delaigue

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