Economie de l’ignorance. Et inversement.

Le Monde diplomatique a publié dans son numéro de février 2005 un article titré “L’imposture”. Il revient sur le fait que le prix Nobel d’Economie n’en est pas exactement un. Je remercie Emmanuel de Ceteris Paribus de me l”avoir fait parvenir (ainsi que le lecteur de son blog qui le lui a signalé) Et c’est exact, dans un sens historique. Alfred Nobel n’a jamais créé de prix d’économie. Comme le rappelle le journal ” La voix de M. Peter Nobel, un des héritiers du fondateur Alfred Nobel, s’est ajoutée au concert de protestations de scientifiques de plus en plus nombreux contre la confusion entourant le ” prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel ” “, appelé communément “Prix Nobel d’économie” et créé en 1969.
Où serait le problème ? A en lire l’article, l’économie n’est pas une “science”, mais une “profession”. Ceux qui me lisent, auront noté que j’emploie souvent le terme “discipline” pour caractériser l’économie. C’est que je ne mets pas l’économie sur le même plan que la science physique. Soit. Mais, si je voulais jouer les crétins, je vous demanderais en quoi la “paix” ou la “littérature” ont, elles, le caractère de science exacte.

Blague à part (mais à peine), le problème de fond serait que, toujours selon l’héritier de Nobel cité par l’article, ” ‘Les deux tiers des prix de la Banque de Suède ont été remis aux économistes américains de l’école de Chicago, dont les modèles mathématiques servent à spéculer sur les marchés d’actions ‘ à l’opposé des intentions d’Alfred Nobel, qui entendait améliorer la condition humaine.’ “
L’article ne commente absolument pas cette phrase. L’héritier de Nobel serait-il économiste ? Si c’est le cas, il y a peu de chances qu’il obtienne un jour le prix d’économie. Sinon, c’est simplement un menteur ou un ignorant. Et l’auteur de l’article avec.
Pourquoi ? Prenons les points évoqués un par un.
1 – les deux tiers des prix de la Banque de Suède ont été remis aux économistes de l’école de Chicago.
Depuis 1969, le prix Nobel a récompensé 53 économistes (du fait des co-lauréats, assez nombreux). Si deux tiers sont de l’école de Chicago, alors un tiers n’y est pas affilié. Donc, si je trouve plus qu’un tiers n’étant pas affilié à Chicago, Peter Nobel se trompe. Quand je dis “affilié”, c’est appartenant à ladite université (ce qui ne correspond pas nécessairement à une orientation idéologique marquée, comme dans le cas de Heckman par exemple) ou classable dans l’école de Chicago, même au sens large. Soit plus de 18. Allons-y…
– Engle (2003) : économètre, sans lien évident avec la pensée Chicago
– Granger (2003) : idem
– Kahneman (2002) : il fait de la psychoéconomie, ce que l’auteur de l’article classe implicitement “bonne économie”…
– Smith (2002) : idem
– Akerlof (2001) : absolument pas lié à Chicago, classé nouveau keynésien
– Spence (2001) : idem
– Stiglitz (2001) : est-il nécessaire de commenter ?
– Mc Fadden (2000) : non affilié
– Sen (1998) : no comment
– Mirrless (1996) : travaux sur l’information asymétrique…
– Vickrey ( 1996) : idem
– Harsanyi (1994) : spécialiste de théorie des jeux…
– Nash (1994 ) : idem
– Selten (1994) : idem
– Haavelmo (1987) : keynésien à l’ancienne
– Solow (1987) : classé keynésien pour toute son oeuvre, sauf sa théorie de la croissance. Emarge au MIT…
– Modigliani (1985) : keynésien à l’ancienne
– Stone (1984) : idem
– Tobin (1981) : idem
– Klein (1980) : idem
– Lewis (1979) : économiste du développement. Non suspect…
– Simon (1978) : non affilié
– Ohlin (1977) : en dépit de sa contribution au modèle HOS, il serait absurde de le mettre sur une photo avec Becker ou Lucas
– Meade (1977) : keynésien de la première heure
– Kantorovich (1975) : soviétique. Ca devrait suffire, non ? Modèles mathématiques et économètre, mais non affiliable.
– Koopmans (1975) : économètre, élève de Tinbergen
– Myrdal (1974) : alors si lui en est…
– Leontiev (1973) : un économiste de Chicago fabrique-t-il des tableaux entrées-sorties pour le plan ?
– Hicks (1972) : pote à Keynes
– Cas particulier : Arrow (1972). Son nom est connu pour le modèle Arrow-Debreu, mais il ne serait pas classable à Chicago sans cela. Je le compte parmi les vilains cependant… Pas besoin d’un gars de plus…
– Kuznets (1971) : pas du tout…
– Samuelson (1970) : allez lui dire qu’il en est…
– Frisch (1969) : nullement
– Tinbergen (1969) : nullement

Ca fait donc… 34. Il y en a donc 19 de Chicago ou assimilables (j’ai mis le père Allais dedans, juste pour faire râler ses fans). On est loin des 2/3. Une rapide analyse montre par ailleurs que l’Université de Chicago a été récompensée de manière régulière, et pas forcément plus dans les dernières années.

2 – “dont les modèles mathématiques servent à spéculer sur les marchés d’actions “
Sans reprendre la liste, on doit pouvoir compter dans le lot : Sharpe, Miller, Markowitz, Merton et Scholes, qui se sont souciés de finance. Au final, ils sont plus nombreux à avoir traité du développement économique et de la lutte contre la pauvreté qu’à avoir écrit des modèles de valorisation des actifs.

3 – “à l’opposé des intentions d’Alfred Nobel, qui entendait améliorer la condition humaine.”
Là , ça devient très intéressant. Cela signifie que les économistes de Chicago, qui éventuellement font des modèles de finance sont “opposés” à l’amélioration de la condition humaine. Comme si le simple fait de rechercher le principe de fonctionnement des marchés financiers était une preuve que l’on est contre l’amélioration de la condition humaine. Allez demander à tous les économistes qui se penchent sur le fonctionnement des marchés financiers ce qu’ils en pensent. Vous trouverez une bonne brochette de gens qui vous diront que ce qui les intéressent n’est pas de gagner du fric, mais de savoir comment ça marche et de s’en servir pour que ça marche bien pour tous.

Conclusion personnelle : je me fous de savoir si le prix Nobel d’économie est légitime ou non. En revanche, je constate que ceux qui en parlent ne savent pas de quoi ils parlent. Ce qui tendrait à montrer que le prix Nobel d’économie est bien légitime, puisqu’il partage avec la discipline qu’il récompense ce triste privilège de faire parler à tort et à travers.

En fait, l’article n’est qu’une énième gesticulation sans intérêt. Autres extraits d’anthologie : “La vieille question de savoir si l’économie est une science ou une profession refait surface. La plupart de ses ” principes ” n’étant pas soumis à l’épreuve, alors que le sont les lois de la physique grâce auxquelles on peut envoyer une fusée sur la Lune, il s’agit plutôt d’une profession. On peut par exemple démontrer que le ” principe ” dit ” optimum de Pareto ” ignore la question de la distribution préalable des richesses, du pouvoir et de l’information, conduisant ainsi à des résultats sociaux injustes. La présentation mathématisée de ces concepts sert souvent à masquer leur idéologie sous-jacente”.
Il faut le répéter : personne n’a jamais dit qu’un optimum de Pareto était une situation parfaite. Les économistes disent simplement qu’une économie comprend généralement deux catégories de situations : une où on peut encore améliorer le sort de tout le monde sans nuire à autrui (des allocations “non efficaces”) et une autre catégorie où l’on peut encore améliorer le sort d’au moins un individu sans nuire à celui des autres (les allocations efficaces, optima de Pareto). Il y a souvent plusieurs optima de Pareto. Et rien ne dit que celui qui est atteint spontanément est socialement juste. Par exemple, si dans une économie, j’ai tout et vous rien, améliorer la répartition conduit à dévaloriser ma situation et valoriser la vôtre. Mais cela signifie simplement que l’on est à UN optimum de Pareto, pas qu’il faut y rester. Ce que dit la théorie, c’est que partant de ce point, il serait acceptable du point de vue de l’efficacité de trouver un autre point où les ressources seraient réparties plus équitablement, mais à la condition que ce point ait aussi la même propriété de ne pas permettre à partir de lui d’améliorer le sort de quelqu’un sans nuire à autrui. Il n’y a d’une part rien de scandaleux à cela. D’autre part, de longue date, les économistes ont cerné les limites du concept, en particulier la difficulté à atteindre un optimum de Pareto. Bref, l’histoire ne s’arrête pas là . On peut recommander la lecture de Sen pour avoir un aperçu de ces réflexions. Au fait, ce brave homme sait-il ce que le tout étudiant apprend en anecdote de son cours de micro, à savoir que Léon Walras était socialiste ?

Je fatigue. Je devrais pour continuer le commentaire, citer in extenso l’article. On y lit que les neuroscientifiques ont découvert que l’homme n’est pas rationnel, mais chimiquement mûs par la confiance et le besoin de coopérer. L’économie n’a pas attendu les neurosciences pour le prendre en compte… On sait déjà qu’Adam Smith a mis ce point au coeur de son raisonnement, au même niveau que le calcul des intérêts. Des tas d’économistes, orthodoxes ou non, se sont questionnés sur les ressorts de la confiance, avec des interprétations diverses, notamment sur la façon de la créer. Mais ce n’est pas comme si cela était exclu du champ ! Même les auteurs néoinstitutionnalistes sont contraints, par une voie détournée, d’y faire référence. Toute l’économie est finalement résumée par cet article à une bande de Becker organisée.

La suite est dantesque. Est citée en exemple la théorie des jeux comme un contre-exemple de… l’économie mathématique ! Les bras m’en tombent.

Et puis, c’est au tour de l’absence d’altruisme… Il est d’une simplicité enfantine d’intégrer des motifs altrsuites dans le plus stupide des modèles néoclassiques. D’ailleurs, le fameux théorème d’équivalence ricardienne de Barro est basé pour partie sur l’altruisme entre parents et enfants. De ces détails, il n’est nullement question. Comme si, ce que l’auteur cherche à démontrer, l’économie, dès lors qu’elle utilise des maths, était une science inhumaine. Darwin est ensuite appelé à la rescousse à contre-emploi, histoire de dire qu’en fait, il aurait réfuté le darwinisme social. Ah, d’accord… Mais, quel rapport avec l’économie MATHEMATIQUE ? Les seuls auteurs qu’on puisse rattacher à une notion de “darwinisme social” sont les autrichiens. Or, ils refusent en bloc… la modélisation mathématique.

La réalité de la subversion économique dans les médias français, c’est qu’elle est essentiellement le fait de gens qui ne savent absolument pas de quoi ils parlent. Ca me rend malade de me retrouver comme un idiot à écrire ce que je viens d’écrire, à corriger les absurdités pondues par un journal vendu à je ne sais combien d’exemplaires. Je ne devrais pas avoir à consacrer du temps à ce genre de choses (surtout vu le rendement de mon investissement). J’ai passé l’âge. A 20 ans, ça amuse. Il vient un moment où on a d’autres trucs à faire. Si c’est sur ce genre de personnes que reposent le destin des faibles, ils sont mal barrés.

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