Suite et fin de ce petit voyage dans le monde énigmatique de ceux qu’on appelle keynésiens et qu’on sait pas trop qui c’est finalement tellement qu’ils portent des noms différents qui finissent ou commencent par “keynésiens”.
3 – Les postkeynésiens
Dans la partie précédente, j’ai signalé que certains raccourcis me permettaient de garder une certaine unité à sa présentation, sans préjudice de l’objectif fixé. Concernant les postkeynésiens, le même problème se repose, car il s’agit d’une école de pensée aux ramifications potentielles nombreuses. Les thèmes abordés par ces auteurs témoignent d’une grande richesse, qui d’une certaine manière les dessert en n’offrant pas une vision unifiée. C’est d’ailleurs la faiblesse des mouvements hétérodoxes en général, face à la machine organisée du corpus central. Néanmoins, ce qui unit sans conteste les auteurs qui vont être cités est le refus de l’interprétation de la pensée de Keynes qu’en font les keynésiens de la synthèse. Là où ces derniers ont finalement chercher à faire du modèle keynésien un cas particulier d’un modèle plus large, dans lequel la notion d’équilibre reste prégnante, les postkeynésiens veulent y voir quelque chose de radicalement différent.
Plusieurs portes d’entrée dans la pensée de Keynes sont utilisées par ces auteurs, dont les plus cités aujourd’hui sont Joan Robinson, Nicholas Kaldor, Piero Sraffa, Sidney Weintraub, Roy Harrod, George Shackle, Henry Minsky (dont les thèses sont particulièrement citées depuis les crises financières des années récentes), sans oublier Michal Kalecki (qu’on pourrait tout aussi bien ranger dans les… Kaleckiens). Ce panorama sera assez rapide et ne rendra pas justice à la variété de ce courant.
Le cadre de référence privilégié des postkeynésiens est la concurrence imparfaite, avec des procédures de fixation des prix incompatibles avec la vision néoclassique. Ainsi, les entreprises, loin de réagir aux mouvements des prix, en price takers, les fixent par une procédure de mark-up, c’est-à-dire la fixation d’un taux de marge sur les coûts. Parmi ces prix, le salaire est analysé comme une donnée conventionnelle, non soumise aux fluctuations sur un marché du travail dont on a déjà dit précédemment qu’il n’existe pas, en quelque sorte pour les postkeynésiens, du moins dans le sens néoclassique du terme. Ce sont les rapports de force entre salariés et employeurs, médiatisés par les institutions du marché du travail (syndicats, conventions collectives etc.) qui fixent la rémunération du travail.
Autre aspect majeur de la pensée postkeynésienne (on peut même dire que c’est l’aspect central), la mise en avant de l’incertitude. Pendant que les néoclassiques raisonnent sur des schémas d’anticipation relevant d’une logique de « risque », eux se placent dans une optique d’ « incertitude » (rappelons qu’au sens de Knight, le risque se caractérise par une situation dans laquelle on peut attribuer des probabilités à des évènements possibles tous identifiés, alors que l’incertitude est une situation où ces probabilités sont tout à fait indéterminables et où même les évènements possibles ne sont pas forcément tous connus). Quand les keynésiens de la synthèse n’hésitent pas à formuler une fonction d’investissement dépendant du taux d’intérêt, eux se réfèrent aux « esprits animaux » keynésiens et au principe de demande effective (et à l’efficacité marginale du capital). Partant de ce point, c’est une vision instable par nature de l’économie de marché qui émerge. En témoigne le modèle Harrod-Domar, première tentative de dynamiser la théorie de Keynes pour l’étendre au long terme. On rappellera en deux mots son message : une croissance équilibrée de plein-emploi relève de l’accident plus que du fonctionnement attendu d’une économie de marché (situation que cherchent à modéliser les modèles néoclassiques). Le sous-emploi chronique est la conséquence de cette instabilité.
Cette mise en avant de l’incertitude ramène bien sûr à la « parabole du concours de beauté » de Keynes. Quand les agents sont incapables de prévoir le futur, observer les autres et agir comme eux présente une forme de rationalité. En ce sens, le courant postkeynésien trouve probablement le plus d’écho à l’heure actuelle dans l’analyse des crises financières, au travers des théories conventionnalistes et plus généralement les modèles impliquant des anticipations autoréalisatrices. Au passage, on signalera le lien de parenté important du courant régulationniste avec le courant postkeynésien, dont on peut même signifier qu’il en est partie intégrante.
Enfin, incertitude et monnaie sont indissociables, dans le sens où elle est le pont entre le présent et le futur. Sur ce plan, les postkeynésiens développent une analyse endogène de la monnaie, alors que le corpus central raisonne en termes de monnaie exogène. Là où la monnaie est à plus ou moins long terme neutre dans les modèles de la synthèse, les postkeynésiens lui attribuent une influence majeure sur l’économie. Là où IS-LM fait de la trappe à liquidités un cas de figure exceptionnel en ce sens qu’il rend la politique monétaire inefficace, les postkeynésiens voient dans cet effet le symbole d’une impossible politique monétaire adossée peu ou prou à la théorie quantitative de la monnaie. Il n’existe pas de lien entre offre de monnaie et inflation, celle-ci est le fruit des déséquilibres de répartition.
4 – Les nouveaux keynésiens
Je tiens à revenir sur un point de la première partie de ce tour d’horizon de la famille keynésienne : par néo-keynésiens, on entend régulièrement les économistes de l’école du déséquilibre et exclusivement ceux-ci. Pourtant, vous trouverez encore plus souvent le qualificatif de néo-keynésien pour désigner les auteurs de la synthèse. Je conserve donc ce qualificatif. Quant aux « nouveaux keynésiens », ou « nouveaux économistes keynésiens », il ne faut pas non plus les confondre avec les « néokeynésiens », comme on va le voir.
On peut dater l’émergence de ce courant dans les années 1980. On avait déjà vu avec les keynésiens de la synthèse un rapprochement entre keynésianisme et école néoclassique. Avec les nouveaux keynésiens, on passe à un stade encore supérieur. Il devient pertinent de considérer que ces auteurs sont tout simplement définitivement intégrés au paradigme néoclassique. La confusion, voire le simplisme des oppositions entre « keynésiens et libéraux » ou « keynésiens et néoclassiques » qui a motivé ce texte prend toute sa dimension ici. Citer ces auteurs sans passer sous silence des noms qui méritent autant d’y être est quasi impossible. Quelque-uns pour information (sans ordre autre que celui choisi par mon cerveau) : Krugman, mankiw, D.Romer, Stigllitz, J. Taylor, Azariadis, Blanchard, Akerlof, Lindbeck, Snower etc.
Qu’est-ce qui caractérise ces auteurs ? Ce sont des néoclassiques,au sens qu’on en a donné dans la première partie de ce billet. En particulier, sur quels points peut-on mettre l’accent ? Premièrement, au risque de créer de la redondance avec la définition retenue pour « néoclassique », ils utilisent dans leurs modèles des fondements microéconomiques pour dériver leur macroéconomie. Ensuite, il faut avoir à l’esprit que leur courant est une réaction aux attaques de la nouvelle économie classique (Lucas, Sargent, Wallace, Prescott, Barro, Kydland etc.). Ce qui explique l’usage de l’hypothèse d’anticipations rationnelles dans leurs modèles. Proches de leurs collègues nouveaux classiques, ils le sont aussi par la prise en compte des phénomènes d’offre, dans la mesure où ils font usage de fonctions de production de type néoclassique, à facteur substituables et que ces fonctions font l’objet de comportements d’optimisation sensibles aux variations de prix.
Oui, on voit donc mal en quoi ils sont keynésiens ! Et pourtant. Ils retiennent de Keynes l’idée de rigidités des prix, à court terme. Mais alors que la théorie du déséquilibre n’expliquait pas cette rigidité, les nouveaux économistes keynésiens (NEK) y cherchent des fondements microéconomiques. Ainsi, on peut observer que les salaires nominaux mettent du temps à se modifier parce que les contrats de travail ne sont tout simplement pas renégociés au jour le jour. Les prix des biens ne varient pas en continu pour des raisons de coûts d’ajustements (ou « coûts de menu »). Les entreprises (en oligopole) peuvent avoir un comportement stratégique et conjecturer que la variation des prix est une mauvaise idée compte tenu de ce que les concurrents peuvent faire. Ajuster les salaires peut conduire à des variations non voulues de la productivité (voir salaire d’efficience). Les prix peuvent correspondre à une procédure d’application d’un taux de marge (mark-up). Enfin, la rigidité des prix relèverait aussi d’un défaut de coordination au sens où une entreprise prise seule n’a pas intérêt à baisser ses prix si elle n’est pas convaincue que toutes les autres feront de même et que l’ensemble profitera donc de ce mouvement accroissant la demande agrégée.
Un versant important de l’analyse des NEK porte sur les marchés financiers et leur fonctionnement imparfait. Ainsi, le rationnement du crédit, lié à des asymétries d’information conduit à des situations sous-optimales, génère des cycles et a des effets sur l’économie à plus long terme. Prenant acte de la sous-optimalité du fonctionnement des marchés financiers, les NEK considèrent que la politique monétaire a également pour objectif d’organiser le système financier de sorte à prévenir du mieux possible les crises financières. Sur ce point, ils sont en accord avec les postkeynésiens, bien que les moyens d’opérer diffèrent quelque peu.
Du côté du chômage, la rupture avec les nouveaux classiques est assez importante, dans la mesure où les NEK présentent des modèles dans lesquels les comportements des agents, dans un monde de concurrence imparfaite peut conduire des entreprises rationnelles, et non entravées par une législation contraignante, à fixer le salaire au-delà de son niveau walrasien d’équilibre. Cet aspect les oppose à la fois aux nouveaux classiques qui considèrent que ces situations ne sont pas pertinentes, mais aussi aux postkeynésiens, qui leur reprochent globalement de concevoir le travail comme un bien parmi d’autres. En particulier, la possibilité que le chômage résulte de négociations entre employeurs et salariés menant au partage de rentes entre les deux au dépens des chômeurs (voir théorie insiders-oustiders) est moyennement apprécié par les postkeynésiens.
En matière de politique économique, les NEK vont insister sur la puissance de la politique monétaire plutôt que la politique budgétaire en matière de stabilisation conjoncturelle. Ce qui les oppose encore aux postkeynésiens. A long terme, ils s’alignent d’ailleurs sur une hypothèse de neutralité de la monnaie, conséquence de la seulement « imparfaite » flexibilité des prix (et non pas leur rigidité absolue).
A noter aussi, la possibilité d’obtenir par le biais de l’hypothèse d’anticipations rationnelles, le contraire de ce que les nouveaux économistes classiques obtiennent. En deux mots, si les agents forment leurs anticipations avec comme modèle de l’économie celui d’une économie keynésienne, alors une politique de relance est efficace, puisque ses effets positifs sont anticipés par les agents.
Dans la mesure où l’analyse des NEK sort d’une simple logique de demande agrégée, qu’ils axent leurs développements sur des fondements microéconomiques et reconnaissent l’importance des effets d’offre, la politique conjoncturelle n’est pas la seule façon pour l’Etat d’intervenir. Ce qui les conduit à des préconisations variées en matière de politiques structurelles, telles que réduire le pouvoir des syndicats d’insiders, subventionner la formation ou encore faciliter les réallocations d’emplois en réduisant les coûts d’embauche et de licenciement, libéraliser les marchés de biens et services.
Bref, dans le monde des nouveaux keynésiens, tout – ou presque – peut arriver. On est définitivement sorti d’un débat entre loi de Say et principe de demande effective. Les deux peuvent à un moment ou un autre se revendiquer la bonne lecture des mécanismes en cours.
Conclusion
Une bien grande famille, donc. Quel est l’état des lieux aujourd’hui ? Quelle est la place respective des différents courants ? C’est assez simple. Les nouveaux keynésiens, héritiers naturels des keynésiens de la synthèse, sont la représentation dominante de l’économie dite keynésienne. Les postkeynésiens leur contestent, comme ils l’ont fait avec leurs ascendants directs, la filiation avec Keynes. En termes d’audience et d’influence, il n’y a pas photo. Pour autant, les faits étant ce qu’ils sont, les postkeynésiens parviennent à se faire entendre sur certains thèmes, comme les crises financières ou le chômage.
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