Je ne suis pas un homme du « monde d’après ». L’épidémie a eu sur moi un effet que je trouve terriblement normal : je pense à aujourd’hui, à ce que je peux en comprendre, à ce que je peux y faire. Ni à demain, ni à hier. Ou dans la limite de ce que cela implique d’utile pour maintenant. Ça me paraît bien suffisant. Le monde de demain, je verrai plus tard. D’autres ont une autre approche. Parmi ceux-là, il y en a qui font le bilan du système de santé français.
Le syndrome du benchmarking
Plus le temps passe, moins je supporte la notion de « modèle national » et les comparaisons normatives qui en résultent. Quand on dit cela, en général on a droit à quelque chose comme « Mais enfin, nous devons regarder chez les autres ce qui marche ! ». Oui, il s’agit juste de trouver la bonne distance. À vrai dire, dès que l’on s’aventure sur les modèles, reproduire les expériences des autres pays, ça ne marche pas beaucoup. Dans le meilleur des cas, cela prend du temps. Beaucoup de temps. Un certain nombre d’institutions complémentaires doivent se remodeler pour que les transformations s’imbriquent et fassent cohérence. Cela mériterait plus de développements, mais j’en resterai à cette idée ici.
Le ratio dépenses de santé sur PIB comme horizon
Dans le contexte du Covid-19, c’est une évaluation comparative des systèmes de santé que certains voudraient faire en temps réel. Quelle étrange idée. D’autant plus étrange qu’elle se base sur un indicateur préférentiel, le ratio dépenses de santé sur PIB. Et encore, il s’agit en général des dépenses de santé uniquement publiques. Il y a un certain nombre de problèmes avec cela.
Le premier problème est que les données utilisées pour comparer les performances respectives des différents pays dans la crise actuelle sont évidemment partielles, non consolidées et possiblement non homogènes. Non seulement les données épidémiques (décès, nombre de cas, surmortalité saisonnière, etc.). Mais également les données de moyens engagés. Sur ce dernier point, il me semble, avec toujours les précautions d’usage, que cette séquence qui vise à réévaluer le véritable écart entre les capacités en réanimation en France et Allemagne est instructive. Combien de problèmes d’évaluation du même type pourrions nous soulever ?
Le deuxième problème réside dans le fait que comparer des systèmes de santé sur la base de leur performance en matière de lutte contre un problème de santé publique unique, le Covid-19, est une aberration. Si l’on se penche sur les indicateurs qui forment le tableau de bord de l’état de santé de l’OCDE, voici quelques chiffres que je vous laisse méditer.
Jouons un peu aux idiots. Selon l’OCDE, l’Espagne se situe dans les quatre meilleurs systèmes de santé au monde selon les indicateurs d’état de santé. « D’après ces indicateurs, ce sont le Japon, l’Espagne, la Suisse et les Pays-Bas qui affichent les meilleurs résultats globaux en matière de santé ». Vont-ils brutalement réviser leur estimation et la classer dans les derniers de la classe ?
Je vous conseille de parcourir plus largement l’ouvrage dont ces données sont tirées.
Le troisième problème est que les systèmes de santé ne sont pas les seuls déterminants des performances sanitaires. C’est vrai en temps normal. Cela le demeure quand il s’agit d’une épidémie. Je soutiens par exemple que le whisky écossais (et uniquement écossais) protège du Covid-19. Si c’est exact, quel lien avec l’efficacité du système de santé ? Blague à part, on ne saura pas avant un moment, par exemple, s’il existe des facteurs génétiques dans la sensibilité au Covid-19. Les travaux commencent à peine et certains avancent que ce serait le cas. Si cette hypothèse était confirmée, telle ou telle population dans laquelle le bon gène est largement présent pourrait donc être moins victime du virus. Et le système de santé n’y serait pour rien.
Rien non plus dans ces réflexions sur la question du hasard. C’est un point qui me perturbe. Et pourtant… Bien sûr, ceci étant dit, expliquer des trajectoires différentes par la chance est délicat et peut vite déraper. D’abord parce qu’on n’a pas d’éléments de preuve faciles à collecter. On a par exemple appris ces jours-ci que le cas 0 de l’épidémie en France se situerait bien avant la fin janvier, peut-être en novembre. Ensuite, parce que même si on en recueille (la formation d’un cluster précis, par exemple), déterminer un modèle de propagation qui identifie l’effet de cet accident historique sur toute la trajectoire de l’épidémie sans prendre en compte les réactions endogènes du système à différents endroits et différents stades (comportements des populations, politiques publiques en réaction, etc.), ainsi que tous les autres facteurs qui peuvent conduire à une évolution spécifique (structure des réseaux sociaux, par exemple) me semble incroyablement compliqué. Néanmoins, exclure du raisonnement l’idée qu’il puisse y avoir une dynamique chaotique à l’œuvre dans laquelle le système de santé n’est qu’un élément parmi d’autres est erroné.
De façon générale, le système de santé est-il responsable des habitudes alimentaires ? Est-il le déterminant majeur de la consommation de tabac ou d’alcool ? De l’obésité ? De la pollution atmosphérique ? Non ? Alors pourquoi en faire une évaluation globale à l’aune de l’épidémie en cours ?
Remis dans le contexte actuel, cet exercice d’évaluation des systèmes de santé est essentiellement une occupation de gens confinés. Ou une manifestation des plus aiguës du biais de confirmation. Notez que cela marche aussi bien pour ceux qui trouvent qu’on dépense trop et inefficacement que pour ceux qui estiment qu’on ne dépense pas du tout assez.
Un système de santé s’évalue selon plusieurs axes
Traditionnellement, on estime qu’un système de santé s’évalue selon quatre axes : la qualité des soins, le degré de liberté des acteurs, le niveau des dépenses de santé, l’égalité d’accès aux soins.
Pris deux à deux, certains sont plutôt compatibles. D’autres demandent un arbitrage. Enfin, d’autres ne sont pas systématiquement corrélés. Pour plus sur ce sujet, vous pouvez lire le Que-sais-je de Bruno Palier qui est vraiment très bien. Voici un petit schéma qui résume l’idée.
Se limiter à comparer dépenses de santé et qualité des soins est une erreur. Si des dépenses élevées correspondent à une plus grande liberté des acteurs, alors la qualité des soins n’est pas strictement corrélée aux dépenses. Si je veux être un peu provocateur, je dirai que si vous suivez mon regard, il se porte sur la France à ce sujet.
Est-ce qu’on pourrait être un peu sérieux et reparler de tout ça à tête reposée ? À moins, que… mais je n’ose y croire… vous ayez des arrière-pensées bien peu scientifiques et bien peu en rapport avec “maintenant” ?
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La faible compatibilité entre liberté des acteurs et contrôle des dépenses suggère ce commentaire:
– soit la liberté est un dû, et un économiste anticipera des déficits;
– soit la liberté est un actif, et l’économiste dira qu’elle perd de la valeur en étant plus abondante.
La conclusion s’impose: dans tous les cas, l’économiste est un enfoiré.