Quelques remarques sur Edmund Phelps, prix Nobel d’Economie 2006 :
Il s’agit d’un Nobel consensuel, accordé pour des travaux datant du début des années 60, et depuis largement intégrés dans la connaissance commune de la discipline, à un “ancien” de l’économie. Le Nobel est accordé “pour son analyse des arbitrages intertemporels en politique macroéconomique”. De quoi s’agit-il?
A la fin des années 50, le keynésianisme de la synthèse, autour du modèle IS-LM, auquel s’était ajoutée la courbe de Pillips, aboutissant au modèle offre globale-demande globale. Ce modèle décrivait l’existence d’un arbitrage entre inflation et chômage : si le chômage est élevé, le gouvernement peut, via une politique de relance de la demande globale, “acheter” une baisse du chômage en supportant un surcroît d’inflation. A l’inverse, en cas d’inflation, une politique restrictive permet de ralentir l’activité économique et de réduire la hausse des prix. La régulation de la demande globale par la politique économique était alors vue comme le moyen d’éviter tous les maux macroéconomiques susceptibles d’affliger une économie nationale.
Cette période a coincidé avec un âge d’or pour l’analyse économique : les macroéconomistes et comptables nationaux semblaient détenir avec ce keynésianisme “hydraulique” les clés de la prospérité. Quelques économistes, cependant, avaient vu que l’idée de cet arbitrage était intenable sur le long terme. Phelps était de ceux-là.
Son argument était le suivant : la politique macroéconomique repose sur un mécanisme consistant à “acheter” par plus d’inflation une diminution du chômage. Dans la perspective keynésienne, en effet, le chômage provient de la rigidité à la baisse des salaires nominaux. Elever la dépense publique, ou la demande globale, conduit à réduire la quantité de biens de consommation disponibles, donc à élever leur prix. Comme les salariés ne sont conscients qu’après coup de l’inflation, le gouvernement, en menant une politique de relance par surprise, peut provoquer une inflation non anticipée qui fera baisser le pouvoir d’achat des salaires, tout en maintenant les salaires nominaux; cette baisse du pouvoir d’achat des salaires ramène ceux-ci au niveau d’équilibre de plein emploi.
Mais comme le dit le proverbe, “fool me once, shame on you : fool me twice, shame on me”. Les salariés, et les entreprises, vont rapidement se rendre compte que lorsque le chômage augmente, le gouvernement provoque de l’inflation. Si par exemple pour diminuer le chômage d’un point, le gouvernement a accru l’inflation de deux points, que se passera-t-il si de nouveau, le chômage augmente? Les salariés vont anticiper la hausse de l’inflation, et réclamer par avance à leurs employeurs une hausse salariale visant à compenser cette inflation. Si le gouvernement veut obtenir le même effet que la fois précédente, il sera obligé cette fois-ci de provoquer une inflation non plus de 2, mais de 4%. Mais les agents économiques vont s’en rendre compte, et la fois suivante, il faudra encore plus d’inflation, etc.
Telle était la critique de Phelps : la politique de relance peut servir à relancer l’activité et réduire le chômage, mais cet outil s’use quand on s’en sert. Progressivement, il faudra de plus en plus d’inflation pour des réductions du chômage de plus en plus faibles. Et c’est ce qui s’est produit dès le début des années 70 : l’énorme relance monétaire et budgétaire de Nixon devait produire une élévation énorme de l’inflation, produisant une élévation des salaires, et générant la crise des années 70, née du ralentissement de la croissance de la productivité et des contradictions des politiques de relance.
Phelps a par la suite critiqué les modèles d’anticipations rationnelles en macroéconomie. Il a par ailleurs travaillé sur la question de la redistribution, et participé à ce titre à l’intégration de la pensée de Rawls dans le raisonnement économique. Récemment, il a beaucoup travaillé sur les économies européennes. Son dernier sujet de prédilection : les subventions aux bas salaires comme moyen de réduire la pauvreté.
Voici sa page personnelle. Voici la liste de ses éditoriaux sur project syndicate. Voici Marginal revolution sur son prix (suivre tous les liens, qui sont intéressants). Voici une discussion à laquelle il a participé sur le site du Financial Times.
Avis personnel : Phelps est probablement le pédagogue le plus épouvantable que j’ai eu l’occasion de voir en matière économique. Ses écrits sont tortueux, et ses cours et conférences (j’ai assisté à l’une d’entre elles) sont parfaitement incompréhensibles. C’est cependant l’un des esprits les plus vifs de la discipline, capable d’embrasser d’un coup un problème et de mettre en évidence des problèmes auxquels personne n’avait pensé.
Dans un registre vraiment personnel, c’est à Phelps que je dois ma vocation économique. Alors que je végétais dans le très médiocre enseignement économique français, dont les trois piliers étaient une microéconomie transformée en concours d’optimisation sous contrainte, une macroéconomie IS-LM pitoyable, et l’histoire de la pensée économique présentée sous la forme “machin a dit ça, truc ensuite a dit le contraire, puis bidule a encore dit autre chose, et de toute façon il n’y a que Marx qui avait raison”, je suis tombé, un jour, dans une librairie, sur son manuel d’économie politique traduit en français. Je l’ai acheté, lu (plusieurs fois, pour les raisons vues plus haut…) et ai compris alors ce qu’était l’économie. Je dois à ce manuel une bonne part de mon entrée à l’ENS – et de tout ce qui s’est ensuivi.
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Peut-être que son manuel sera réédité pour l’occasion. Moyennant un petit lifting, il ne ferait pas tache dans le rayon initiation.
[url=http://www.liberation.fr/actuali... est tout content[/url]. Faut dire qu’ils voient en Phelps un proche idéologique, alors…
Phelps n’est pas un idéologue. APrès tout, il est récompensé pour des travaux très proches de ceux de Milton Friedman; par la suite, il a critiqué les anticipations rationnelles. Son commentaire du FT le montre expliquant qu’il n’y a aucune raison spécifique d’aider les “victimes” de la mondialisation par rapport à d’autres : Un discours qui pique les yeux dans nos contrées… La sympathie qui ressort des articles de libé vient plus probablement de ce que tous les économistes qu’ils ont appelé apprécient Phelps; que par ailleurs, il intervient souvent dans le cadre de l’OFCE; et que ses membres vont pouvoir se réjouir de ce qu’ils bénéficient désormais des interventions d’un prix Nobel. Cela vaut bien une éloge.
Merci beaucoup à AD pour avoir fait référence au manuel d’économie politique d’Edmund PHELPS publié en 1985 (je ne connais pas sa traduction en français). C’est un manuel savant, impressionnant et précieux, très éloigné des manuels proposés par Samuelson-Nordhaus ou Mankiw (qui ont aussi des qualités). J’en conseille la lecture aux habitués de ce site, pourvu qu’ils aient reçu cependant quelques heures d’enseignement introductif à l’économie. Et je comprends qu’un tel livre ait pu avoir une influence importante sur AD au cours de ses études.
Je vous conseille aussi le premier chapitre de son petit livre intitulé Rewarding Work paru, je crois, en 1997. Le contenu du livre est peut-être assez standard et conventionnel, mais son premier chapitre, intitulé "Why Work?", est à lire et à relire.
"Alors que je végétais dans le très médiocre enseignement économique français, dont les trois piliers étaient une microéconomie transformée en concours d’optimisation sous contrainte, une macroéconomie IS-LM pitoyable, et l’histoire de la pensée économique présentée sous la forme "machin a dit ça, truc ensuite a dit le contraire, puis bidule a encore dit autre chose, et de toute façon il n’y a que Marx qui avait raison"
Ha! c’est marrant, c’est exactement mon expérience, à Paris I. 4 mois de Marx en "histoire de la pensée" sur 2 ans. Pardon, les cours incluaient aussi Rosa Luxembourg, et Lénine pour être précis et VERIDIQUE.
J’ai décidé de changer de filière le jour ou j’ai du expliquer l’incidence fiscale à un chargé de TD tout émerveillé de découvrir un nouveau champ de recherche… ou j’ai découvert que qu’un prof était Marxiste 100% certifié du 19éme siècle (valeur travail et tout)… et qu’un autre à déclaré que la révolution culturelle en Chine n’avait pas faites de victimes.
Bref ils ne sont pas prêt d’être français les prochains Nobel ou alors à la manière de Debreu…
"Bref ils ne sont pas prêt d’être français les prochains Nobel ou alors à la manière de Debreu…"
Ca, c’est pas dit, il y a beaucoup de tres bons economistes francais, et pas tous (loin de la) des mathematiciens abstraits.
Mais ceux qui travaillent serieusement sont soit partis aux US (certains depuis peu, d’autres depuis toujours), soit se sont regroupes entre eux a Toulouse et a PSE (ex-DELTA) et evitent le plus possible les collegues que tu viens de decrire (il n’y a qu’a voir la liste des invites a leurs seminaires). Et donc l’etudiant lambda de 1er cycle a tres peu de chance de les voir a l’oeuvre.
LSR
"Mais ceux qui travaillent serieusement sont soit partis aux US (certains depuis peu, d’autres depuis toujours)"
C’est cet aspect de Debreu que je voulais souligner.
La plus part de ceux devenus Docteurs parmi ceux que j’ai connu ont quité l’enseignement francais pour les US ou ont entamé d’autres types de carriéres parfois prestigieuses dans des entreprises à l’étranger.
Même conclusion donc… 🙁
Bon restons obtimistes.
J’ai acheté le bouquin de l’institut montaigne : "la france qui gagne". http://www.institut-montaigne.fr...
"C’est cet aspect de Debreu que je voulais souligner."
Ah oui, effectivement, on est d’accord en fait. J’avais cru comprendre "Debreu=maths abstraites à la française", et non "Debreu a fait sa carrière à Berkeley".
Ceci dit, Laffont (niveau prix Nobel, mais bon, il ne l’aura plus …) et dans une moindre mesure Tirole (potentiel Nobel, lui) on fait leur carrière en France. D’autres qui sont en France sont très très bons aussi, comme Piketty, Cahuc etc. Donc il y a des exceptions qd même.
LSR
Mais comment fonctionne le marché du travail selon Phelps??? tous me semble si "abstrait" chez lui