Les classes moyennes à la dérive
Louis Chauvel (2006) ▼
C’est ce sentiment qui prévaut lorsqu’on entame la lecture des “classes moyennes à la dérive” de Louis Chauvel. Ce sentiment, mais aussi un a priori négatif : ce livre ne serait-il pas la énième expression d’un travers français actuel visant à expliquer que tout va pour le pire dans le plus mauvais des mondes possibles? Entre les pauvres “de plus en plus pauvres”, les riches “écrasés d’impôts qui doivent s’enfuir à l’étranger”, voici que Louis Chauvel ajoute une brique au pathos généralisé, avec les classes moyennes “à la dérive”. Ce concours de la victime la plus malheureuse finit par devenir lassant et suscite une réticence vis-à-vis du livre – surtout lorsque s’y ajoute l’effet d’une presse magazine qui entre deux couvertures sur le salaire des cadres, le prix de l’immobilier et l’enfance des candidats à l’élection présidentielle, glisse des dossiers sur “les malheurs des classes moyennes” effrayants de schématisme dans lesquels ne manque jamais l’encadré consacré au livre de Louis Chauvel.
Pourtant, se lancer dans la lecture de l’ouvrage permet de dissiper rapidement cette prévention. Si son ton est de façon univoque négatif, et si l’analyse est finalement intenable – on aura l’occasion de le constater – le livre offre une analyse fouillée et détaillée de la question des classes moyennes, d’une façon très pédagogique et claire. Si l’on ne cherche qu’une raison de lire ce livre, c’est dans ces qualités de clarté qu’on la trouvera; on ne reprochera qu’une curieuse tendance à user d’un vocabulaire excessivement pédant (l’architectonique sociale…) ou à sombrer dans le schématisme outrancier en une expression (“la brute égoïste prête à nous écraser au coin de la rue au volant de son 4×4”). Ces petits relâchements ne sont pas pour autant insurmontables même s’ils rendent la lecture parfois laborieuse.
Le livre se divise en quatre parties. La première est consacrée à la difficulté de définition des classes moyennes et ses conséquences. En quelques parties, l’auteur montre le paradoxe de ce concept sociologique, toujours réinventé et indispensable, et pourtant indéfinissable. Les classes moyennes, en effet, ne sont ni vraiment moyennes, ni vraiment une classe. Chauvel montre la diversité des définitions et les glissements que cela peut entraîner dans le discours public; aucune catégorie de revenu ne permet par exemple de vraiment qualifier les classes moyennes, permettant à chacun, au hasard d’un débat sur la fiscalité, d’expliquer que tel ou tel impôt “pèse sur les classes moyennes”. Le paradoxe des classes moyennes, pourtant, c’est que malgré cette impossibilité pratique d’une définition fondée sur des critères objectifs, la “classe moyenne” se caractérise par une forte adhésion : une part conséquente de la population, bien que n’y appartenant manifestement pas, s’en déclare membre (75% de la population française se déclarait appartenir à la classe moyenne en 2005). Selon l’auteur, cela s’explique par la capacité du concept de “classe moyenne” à véhiculer un contenu positif. Objectif atteignable de progression sociale pour les classes populaires, elles constituent aussi en cas d’accident un recours acceptable pour les membres des classes aisées. A cela s’ajoutent des éléments économiques (la “moyennisation” des revenus depuis la seconde guerre mondiale) et le fait, selon l’auteur, que les classes moyennes ont toujours été porteuses d’un projet émancipateur et d’une dynamique. Que cette dynamique et ce projet s’effacent, et les classes moyennes se retrouvent “à la dérive” avec un grand danger pour la société dans son ensemble.
Et c’est l’objet de la seconde partie que de montrer que précisément, “la dynamique et le projet” des classes moyennes sont aujourd’hui menacées et remplacées par “l’angoisse des classes moyennes” face à la disparition du paradis des trente glorieuses et aux incertitudes du présent. Le principal facteur est le ralentissement de la croissance économique, se traduisant pour une bonne part de la population par un sentiment de stagnation des revenus, notamment salariaux. Le second facteur est le développement de nouvelles incertitudes (retraites, choix scolaires, santé, peurs de l’avenir). L’auteur reprend là le discours du nouvel âge des inégalités. Sur ce plan on ne peut que reprendre la critique que l’on peut faire à cette idée de “nouvelles inégalités”. Alors que la France est un pays fortement égalitaire, et dans lequel les inégalités de revenu n’ont pas augmenté durant les 30 dernières années (ce que Chauvel rappelle) il y a une certaine manie des auteurs à aller chercher de “nouvelles inégalités” (qui n’ont bien souvent rien de nouveau, et sont le plus souvent en diminution, comme les inégalités hommes-femmes) pour légitimer un discours catastrophiste.
Mais Chauvel a trouvé ses nouvelles inégalités : il s’agit du “déclassement générationnel”, objet de la troisième partie du livre et qui constitue le coeur de son analyse. Selon Chauvel, “la nouvelle génération est destinée à vivre plus mal que celle de ses parents”. La société française serait menacée par la découverte par la nouvelle génération de ce que celle qui l’a précédé a bien mieux vécu qu’elle, s’est accaparé des avantages et ne laisse à ses enfants que la perspective de la smicardisation, la descente dans la pauvreté; ou la “course de rats” vers un statut supérieur pour lequel les places sont limitées, faisant beaucoup plus de frustrés que de gagnants. A l’appui de cette thèse, Chauvel décrit de façon idyllique la vie sous les trente glorieuses et le destin des 68ards, qui ont réussi à saisir les rênes de la société en un petit nombre d’années. Mais ce rêve des uns est le cauchemar de ceux qui suivent, qui trouvent devant eux des places toutes occupées (chômage, recrutements moins importants dans certaines professions, notamment de la fonction publique) et qui en sont réduits à dépendre du capital économique et social de leurs parents pour réussir, ou en cas d’échec pour adoucir celui-ci en restant jusqu’à un âge avancé à leur charge dans le foyer familial. Sans perspectives si ce n’est celle d’être surtaxés et de devoir payer cher pour tout ce que leurs parents ont eu aisément (logement, emploi) les nouvelles générations sont victimes de dyssocialisation (sic), d’anomie, et sujettes à la radicalisation politique, parfois violente.
Cette thèse du “déclassement générationnel” a trouvé un écho large, permettant à la fois de rationaliser une critique conservatrice de “l’esprit 68”, un sentiment de déclin qui existe depuis des siècles, et particulièrement marquée en ce moment (il suffit d’aller lire le ton catastrophistes des essais consacrés à la France dans n’importe quelle librairie pour s’en convaincre). Le problème, de cette thèse, c’est qu’elle est intenable. Denis Clerc l’a fort justement montré dans une critique parue récemment : le déclassement générationnel décrit par Chauvel, cette idée d’une génération actuelle sacrifiée par rapport à celle de ses aînés, est tout simplement fausse, en suivant même les nombreuses données et exemples apportés par Chauvel. Chaque lecteur du livre pourra le constater : au gré des pages et des problèmes, il se trouvera soit dans la catégorie des victimes, soit dans la catégorie des gagnants. Né dans les années 50? vous serez selon les pages victimes de la hausse du chômage du milieu des années 70, ou vous aurez eu la chance de vous trouver parmi les heureux bénéficiaires de la prise de place des 68ards. Né dans les années 70? Vous n’avez connu que le chômage, mais vous avez évité le déclassement des études et avez pu accéder aux bonnes places du système scolaire. Chauvel illustre son propos d’exemples de parcours théoriques, pour montrer les difficultés actuelles; mais comme l’a montré Denis Clerc, on peut décrire des parcours aisés ou difficiles à toutes les époques, sans qu’il soit possible d’en tirer une conclusion.
L’exemple typique est le logement dont Chauvel fait beaucoup de cas : il faut aujourd’hui travailler deux fois plus longtemps pour accéder à la même superficie de logement qu’en 1984. Voilà typiquement un cas pour lequel un problème ponctuel est utilisé abusivement pour des généralisations. Considérez un couple d’enseignants nés en 1970; en 1995 ils font l’acquisition d’un bien immobilier à crédit dans le 10ème arrondissement de Paris, dont le prix correspond à leur capacité de remboursement d’emprunt. En 2005, le logement étant devenu trop petit pour leurs enfants, ils souhaitent le revendre; ils réalisent une plus value confortable, qui leur permet en prolongeant leur endettement d’acquérir un pavillon dans une ville de province ou ils viennent d’être mutés. Prenez le même couple d’enseignants nés 10 ans plus tard : ils doivent racheter aux premiers leur logement parisien et devront payer fort cher. Faut-il en conclure que les premiers sont les bénéficiaires, et les seconds victimes, du “déclassement générationnel”? Outre que le ménage né en 1970 est présenté par Chauvel parmi les victimes dudit déclassement, ce raisonnement oublie de considérer que si les prix de l’immobilier peuvent monter de 50% en 10 ans, ils peuvent tout aussi bien suivre le chemin inverse. Dans ce cas y aura-t-il “reclassement générationnel” pour les prochaines générations d’acheteurs?
Chauvel fait en réalité d’un problème éternel – le moment ou l’on naît, les circonstances, ont une importance considérable pour l’avenir – une sorte de tendance toute récente à brimer les jeunes générations au profit de celles qui ont précédé. Mais cette idée ne provient que d’une perspective qui s’arrête à des “trente glorieuses” complètement idéalisées par rapport à une période contemporaine systématiquement dépréciée, la réalité visible ayant toujours moins fière allure que le passé décrit par des données abstraites et des souvenirs. La réalité, c’est que les circonstances et le hasard ont toujours eu des conséquences significatives sur la réussite ultérieure, et ce à toutes les époques. Prenez une personne disposant de grandes compétences musicales née en 1923 : la seconde guerre mondiale brisera sa carrière avant qu’elle ne commence. Faites naître la même personne en 1933 : elle pourra à son adolescence aller se former au conservatoire et réussir ladite carrière. Vous avez acheté une maison en 1972? l’inflation qui s’est ensuivie vous a permis de ne pas la payer très cher. Vous avez eu un enfant handicapé en 1972, et avez voulu constituer un capital diversifié pour l’aider plus tard? La même inflation a réduit vos efforts à néant. Vous êtes informaticien et vous entrez sur le marché du travail en 1991? vous arriverez pile au moment de la restructuration des entreprises du secteur et vous avez de fortes chances de végéter, encore aujourd’hui. Vous entrez sur le marché du travail en 1998? Bénéficiant d’une période d’expansion considérable, vous accumulez rapidement un pécule confortable, et vous êtes aujourd’hui cadre dirigeant d’une grande entreprise du secteur. Les économistes ont largement documenté ce phénomène : se trouver au bon endroit et au bon moment, avoir la chance de bénéficier de circonstances favorables, a toujours été un déterminant majeur de la réussite individuelle. Dans ces conditions, il sera toujours possible de présenter des données légitimant l’idée d’un déclassement générationnel, en cherchant un peu ses années de référence, mais tout ce que l’on mesurera sera l’effet de fluctuations économiques sur les destins des personnes.
Il est certain que l’on trouvera plus de destins favorables dans les périodes de forte croissance, parce que celle-ci limite les conséquences de la malchance. De ce point de vue on peut identifier une différence entre la France pour la période 1950-70 (croissance très forte), 70-90 (croissance forte) et la période qui a suivi, juqu’à présent marquée par une croissance faible (avec des différences selon les années). Encore faut-il comprendre la cause de ce phénomène; la forte croissance dans la France de l’après-guerre jusqu’aux années 90 a été due à la nécessité de reconstruction d’après-guerre (le PIB français y avait été divisé par 5…) et au rattrapage technologique des USA. Qui sont dès lors ceux qui ont “payé” pour cette forte croissance? Les générations actuelles, ou celles qui ont précédé et ont connu au début du siècle une croissance moins élevée que celle qui aurait dû prévaloir? La question apparaît nettement comme dépourvue de sens. Il ne reste alors du “déclassement générationnel” que du bruit statistique autour d’un truisme : on vit mieux lorsque la croissance est forte que lorsqu’elle est faible.
La dernière partie du livre est encore moins convaincante. Chauvel y décrit des classes moyennes “sans projet” face à la “montée de l’individualisme”. On peut craindre à la lecture de cette description une accumulation de banalités, mais ce ne serait pas totalement juste. Là encore Chauvel est très pédagogue dans sa description des analyses sociologiques de ce “nouvel individualisme”; on reste cependant sceptique devant ses déductions, tout particulièrement dans le fait que les classes moyennes ont jusqu’à présent “écrit l’histoire” et que leur dissolution dans le “nouvel individualisme” et l’égalitarisme. Il reprend là une critique très Tocquevillienne du mouvement égalitariste des sociétés démocratiques; souhaiter à la fois des privilèges et leur diffusion à tous est intenable. Il redoute alors un mouvement de la société française vers un modèle de type argentin, une lente décomposition de la société, tout en préférant un modèle de type “suédois”.
Ayant visiblement du mal à terminer, Chauvel s’interroge en conclusion : que faire? il faut “réflechir” à la “soutenabilité de notre régime de développement social”. Tout va mal, nous dit-il, mais il faut en parler. Le dernier paragraphe décrit la façon interminable et verbeuse dont l’auteur développe ses derniers lieux communs : “Il faudra aussi rediscuter de la hiérarchie des valeurs, de l’égalitarisme, de la place du mérite et des conceptions de la liberté, des progrès réels qu’il est possible d’apporter à nos concitoyens, aujourd’hui et dans un avenir prévisible, et rejeter bien des discours préconstruits, incantatoires et vains, qui ne s’intéressent ni à la réalité vécue, ni aux contraintes du monde contemporain. Tout cela pour que nos générations puissent avoir un jour le sentiment de n’avoir pas vécu en vain (…)”.
Certes, se dit le lecteur en se grattant la tête devant cette phrase particulièrement “préconstruite, incantatoire et vaine”. Mais à quoi toutes ces (re)discussions peuvent-elles bien servir? Ce genre de phrase, et beaucoup d’autres aspects du livre, laissent à penser que Chauvel a gagné avec ce livre sa notoriété en produisant une sociologie allégée, suffisament digeste pour hebdomadaires de cabinets médicaux, mais limitée à l’incantation et au pathos. En flattant le sentiment éternellement répandu que tout va de plus en plus mal, en accumulant les facilités de langage et d’analyse, Chauvel ne contribue guère à l’objectif d’intelligibilité de la société qu’il appelle pourtant de ses voeux. C’est d’autant plus regrettable qu’il montre dans le même temps une capacité remarquable à synthétiser des problématiques sociologiques contemporaines.
Il reste de son livre une présentation très lisible de données et d’informations sur la société contemporaine; dommage que cela n’ait pas donné lieu à une réflexion moins schématique.Comme on l’a dit plus haut, ceci est facile à dire pour l’économiste, qui de son côté se contentera d’observer des indicateurs quantitatifs pour son diagnostic et se bornera à appeler de ses voeux une croissance économique plus forte en guise de remède. Une critique facile face à un art difficile : la sociologie, c’est beaucoup plus compliqué.C’est dans cette difficulté que s’est noyé Louis Chauvel.
▲ Louis Chauvel, Les classes moyennes à la dérive. , Le seuil – La république des idées, 2006 (10,50 €)