Un article du New York Times d’aujourd’hui, consacré aux retards que connaît la sortie de la prochaine version de Windows (Vista). L’article évoque la difficulté pour Microsoft de maintenir la compatibilité de Windows avec toutes sortes de matériels et de logiciels, comme facteur réduisant l’innovation et conduisant à une énorme augmentation de taille du programme. Faut-il y voir la fin de l’exception Microsoft? C’est l’occasion de rappeler que la situation de cette entreprise, vue pendant longtemps comme la conséquence logique des spécificités du secteur informatique, est en réalité une exception fort rare.
L’une des croyances les plus anciennes de l’histoire économique est l’idée selon laquelle les entreprises pionnières dans un secteur d’activité qui change radicalement les économies en reçoivent de larges bénéfices; en d’autres termes, que les innovations majeures sont très rémunératrices pour les entreprises qui savent bien se placer.
Pourtant, l’histoire économique n’offre que peu d’exemples d’entreprises pionnières dans un domaine majeur, et ayant rapporté durablement beaucoup. Il y a quelques années, Tim Harford avait parié avec son collègue du FT John Kay qu’un investisseur ayant placé son argent dans la première compagnie de chemin de fer britannique au XIXème siècle lors de sa création aurait gagné énormément d’argent : les chemins de fer n’ont-ils pas radicalement changé l’économie anglaise, conduisant à une élévation considérable de la productivité? Mais après vérification, il dut se rendre à l’évidence : la première compagnie de chemin de fer du monde n’avait, en moyenne, pas rapporté beaucoup plus que l’ensemble des entreprises anglaises de son époque. Lors de sa mise sur le marché, elle avait connu une forte hausse, puis une non moins spectaculaire baisse (les bulles spéculatives existaient déjà à l’époque); au bout du compte, son rendement était correct, mais aucunement exceptionnel.
C’est une tendance assez générale : les entreprises pionnières d’un secteur innovateur, ou qui se placent judicieusement pour retirer une rente de monopole technologique, ont eu en général des performances qui ne les distinguent pas, sur le long terme, des autres. Une exception était Microsoft, qui semblait avec son système d’exploitation avoir réussi à se placer dans une niche extrêmement rentable et indélogeable, grâce à des “externalités de réseau”. Lorsqu’un utilisateur achète un ordinateur, il attend que les documents produits par celui-ci puissent être lus sur d’autres ordinateurs; il renouvellera son produit s’il bénéficie d’une compatibilité importante (de son nouvel ordinateur avec son ancien matériel, et ses anciens logiciels).
C’est cette compatibilité qui a fait le succès de Microsoft. Et dès qu’un nombre suffisant d’utilisateur est utilisateur de MS-Dos, puis Windows, les nouveaux acheteurs d’ordinateurs sont incités à s’équiper de produits compatibles Microsoft. De leur côté, les fabricants de matériel, de logiciels, étaient incités à utiliser la plate-forme la plus répandue, incitant par là même de nouveaux utilisateurs à s’équiper de Windows, etc. : on dit que cela crée une “dépendance du chemin” (path dependency) qui empêche ensuite les utilisateurs de faire appel à des alternatives, maintenant indéfiniment la position dominante de Microsoft.
Mais c’est cette situation qui aujourd’hui, si l’on en croit l’article, pose problème à Microsoft. Assurer cette compatibilité devient de plus en plus difficile, conduisant à un système d’exploitation de plus en plus lourd, et rendant difficile l’incorporation d’innovations dans le produit. Apple, en s’affranchissant de ce besoin de compatibilité (et en imposant à ses utilisateurs des changements de matériel pour suivre l’évolution du système d’exploitation, ce qui est possible quand on se trouve sur une petite part de marché de clients fidèles), a la possibilité d’offrir un système d’exploitation plus innovant. La production de Windows coûte de plus en plus cher, et sa complexité crée des problèmes insolubles.
Or si Microsoft renonce à la compatibilité, pour concevoir un système d’exploitation moins lourd, les millions d’utilisateurs (notamment professionnels) risquent de renoncer à acheter cette nouvelle version, ou d’aller voir la concurrence (notamment pour les entreprises qu’un tel changement obligerait à refaire des logiciels spécifiques dont le coût a été élevé). La position dominante de Microsoft risque alors de devenir un handicap : son maintien exige de produire des systèmes aux performances limitées, incitant les utilisateurs à passer à la concurrence, ou d’obliger les utilisateurs à des ajustements coûteux, les incitant à tester la concurrence (ou à renoncer à acheter de nouveaux logiciels Microsoft en restant aux anciennes versions, ce qui n’est pas avantageux non plus pour l’entreprise). Il y a donc de bonnes raisons de penser que la domination de Microsoft sur un segment particulier, qui a fait la fortune de l’entreprise, ne sera plus dans l’avenir ce qu’elle a été.
Si cela se produit, on peut espérer que cela rendra à l’avenir les investisseurs plus prudent dans leur recherche du “nouveau Microsoft” sensé rapporter monts et merveilles. Cette même domination de Microsoft sur son segment de marché est assez exceptionnelle dans le secteur. On croyait qu’IBM, avec sa domination dans les grands systèmes, serait l’entreprise dominante de l’informatique, jusqu’à ce qu’elle se fasse dominer par… Microsoft. Durant les années 90, l’apparition de Netscape et de son navigateur internet a fait croire à l’avènement d’un nouveau dominateur; Microsoft a écrasé Netscape en offrant gratuitement son propre navigateur internet (Explorer), pour constater finalement que cette victoire ne lui avait apporté aucun avantage particulier. Netscape, entretemps, a connu une fulgurante ouverture en bourse, avant de s’effondrer. Amazon a atteint une capitalisation boursière impliquant que l’entreprise, à terme, allait remplacer la totalité des libraires du monde entier pendant des années, et révolutionner les ventes; Amazon a survécu, mais vaut aujourd’hui un prix plus raisonnable; et les commerçants qui ont tiré le plus d’avantages des technologies de l’information sont des entreprises traditionnelles, comme Carrefour ou Wal-Mart, elles-mêmes soumises à une forte compétition.
Yahoo! promettait d’être aux moteurs de recherche sur internet ce que Microsoft a été aux systèmes d’exploitation, avant de se faire doubler par Google; l’avantage d’être le premier, finalement, n’est pas si grand que cela, et les “externalités de réseau” et autres “path dependency” ont tardé à se manifester sous la forme de profits élevés. Ceci n’est pas spécifique au secteur informatique : les entreprises qui ont choisi les premières la technologie VHS dans son duel contre le format Betamax n’en ont pas tiré un avantage très grand. Profiter durablement de rentes élevées grâce aux caractéristiques de la technologie, comme l’a fait Microsoft, est l’exception, pas la règle.
Des 12 plus grandes entreprises de 1900, seules trois étaient toujours dans ce classement un siècle plus tard, comme le rappelle John Kay : General Electric, Shell et Exxon. La première a maintenu sa position au prix de changements permanents de sa structure, de son activité, de son management, dans un environnement à la fois très compétitif et très capitalistique; les deux autres doivent leur position à la seule source de revenus véritablements durable : les rentes qui découlent de la rareté absolue de certaines ressources.
Si nous continuons de croire que les entreprises pionnières ou dominantes à un moment donné dans une technologie seront fortement et durablement rentables, c’est que nous observons l’impact considérable des technologies sur nos vies quotidiennes et sur le fonctionnement des économies; nous avons du mal à imaginer, face aux nouvelles technologies, qu’un impact potentiel aussi considérable ne soit pas capté par quelques bénéficiaires et pionniers. Mais en général, nous sous-estimons l’impact final des technologies, et nous surestimons leurs gains privés.
(NB : tout commentaire de comparaison Apple-Microsoft ou autres réflexions techno-geek sera impitoyablement éliminé).
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Mais alors n’y a-t-il pas alors interet pour toute entrepris esur un secteur "en vogue" de develloper un tactique de R&D juste défensive, voire de copie?
Petite remarque : les entreprises réellement inovantes qui sont à l’origine des idées sous-jascentes dans les produits de Microsoft ont disparu depuis longtemps (que l’on songe à BeOS, Next, QD-DOS, etc). Microsoft n’a fait que reprendre à son compte les inovations des autres…
Bon, d’accord, mais quand même : Windows, c’set vachement plus cool que Mac !
😉
Ok, une entreprise pionnière à un moment donné n’est pas forcément durablement rentable mais le problème de cette entreprise n’est-il pas justement de *rester* pionnière ?
Considérons, par exemple, la capacité à innover sur Internet et à profiter de cette innovation. Microsoft a eu un seul succès dans ce domaine : la victoire d’Internet Explorer sur Netscape Navigator grace à sa gratuité et aux diverses erreurs de Netscape qui ont suivi.
Aujourd’hui, Microsoft, qui s’est reposé sur ses lauriers, doit faire simultanément face à Google sur les services en ligne et à Firefox sur les navigateurs. L’épisode Windows Vista ne me semble être qu’une suite logique.
Ce que je me demande, par ailleurs, c’est l’influence que peut avoir le dépot de brevet sur la conservation de la rentabilité car ce brevet n’est, à la limite, qu’un moyen de conserver un avantage sur un marché en étant dispensé de continuer à innover ?
@Sarc : pas compris la question.
@Yves : vous serez pendu en place publique 🙂
@Oaz : la "victoire" de MS contre Netscape lui a coûté très cher, et ne lui a rien apporté. De même, la "concurrence" de Firefox ne lui coûte rien. Et google ne constitue pas un concurrent très dangereux non plus, puisque être le premier moteur de recherche est une position très facile à contester (d’ailleurs, google a viré yahoo! de cette place). Quant à la question sur le brevet, vous avez un exemple en tête?
‘la "victoire" de MS contre Netscape lui a coûté très cher, et ne lui a rien apporté.’
Elle lui apporté la présence incontournable de IE véritable cheval de troie pour imposer certaines technologies (JScript, ActiveX) et plus généralement la possibilité de modeler les technologies de client web selon son bon vouloir. Quiconque a utilisé quelques applications web "professionelles" sait combien ces technologies sont omniprésentes et permettent à Microsoft de vendre du serveur. Le marché grand public a moins souffert de cela mais s’il n’y avait pas eu Firefox pour se battre pour des standards ouverts, la situation serait vraiment pire.
‘la "concurrence" de Firefox ne lui coûte rien.’
Ah ? Microsoft n’a pas touché à IE6 depuis la disparition de Netscape et ce n’est qu’avec la montée en puissance de Firefox qu’ils ont reformé une équipe Internet Explorer pour faire IE7 avant qu’il ne soit trop tard…
‘Et google ne constitue pas un concurrent très dangereux non plus, puisque être le premier moteur de recherche est une position très facile à contester’
Oui mais mais le Google "moteur de recherche" ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. Google c’est aussi :
– Goobuntu, une distribution linux qui vise à concurrencer Microsoft dans son fief des systèmes d’exploitation
– Tout une panoplie de services en ligne de gmail à google books en passant par google earth et tant d’autres qui visent à concurrencer Microsoft sur les applicatifs. La guerre avec les "Windows live" et "Office live" de Microsoft ne fait que commencer.
Mais par dessus tout ça, ce qui est en jeu c’est la place de "point d’entrée" sur le bureau de l’utilisateur. Quand Windows 95 est sorti, je me souviens de l’énorme publicité faite autour du bouton "Démarrer" comme véritable passerelle vers l’ensemble du contenu de l’ordinateur. Aujourd’hui, pour un nombre croissant de personnes (dont je fais partie), le point d’entrée du PC c’est la recherche Google qu’elle soit en ligne ou sur l’ensemble des documents de mon PC grace à Google Desktop.
Celui qui tiendra le point d’entrée aura une bonne partie de la clef pour tout ce qui est derrière.
Sur les brevets, je n’ai aucun exemple en tête. Je me demande juste ce qui justifie la très grande préoccupation des industriels pour les brevets si, au bout du compte, ce n’est pas la domination technologique qui assure la rentabilité ?
PS : je n’ai aucune action chez Google.
C’est évident, mais il sans doute urgent d’attendre avant de déclarer Microsoft hors jeu. Cette société paye en ce moment une erreur stratégique colossale : celle de n’avoir pas cru dans le développement de l’usage d’Internet hors du milieu académique. La nécessité de remettre à jour leur système en fonction de cet impératif a probablement pesé très lourd dans leurs capacités d’innovation.
Une limite plus intéressante tient moins à l’exigence de compatibilité logicielle qu’à la compatibilité ergonomique. En fondant sa stratégie sur l’idée que l’utilisation d’un ordinateur devait être intuitive et que l’interface « intuitive » par excellence était celle de Windows, Microsoft se trouve maintenant face à un dilemme. La version de développement (Longhorn) supposait en effet un changement radical de l’interface utilisateur. Jugé trop brutal, ce changement va être réalisé par étapes, alors que les outils nécessaires sont là.
En termes économiques, de quoi s’agit-il ? Microsoft a convaincu ses utilisateurs d’accumuler un capital humain spécifique pratiquement à leur insu (sur l’idée que se servir de Windows=se servir d’un ordinateur). La question est donc de savoir comment conserver la relation avec ses utilisateurs quand l’évolution de la technologie implique de rendre obsolète ce capital, en le révélant comme spécifique.
On peut toujours rêver : ce sera peut-être ce qui fera prendre conscience à un grand nombre d’acteurs que l’informatique, ça s’apprend…
leconomiste: "En termes économiques, de quoi s’agit-il ? Microsoft a convaincu ses utilisateurs d’accumuler un capital humain spécifique pratiquement à leur insu (sur l’idée que se servir de Windows=se servir d’un ordinateur)."
Surtout si on considère que les marges de manoeuvre en matière d’ergonomie, ou de méthode d’optimisation de la vitesse d’acquisition du savoir-faire par l’utilisateur font l’objet de titres de propriété intellectuelle dans les plus grands marchés d’électronique grand public (USA, Chine, Inde), ce qui rend en l’espèce la maîtrise fine de l’innovation (introduction très progressive et programmée de fonctionnalités à un rythme soutenable pour la clientèle) très difficile du fait de la nécessité de slalomer entre les brevets.