Message inaugural

Un ami m’a envoyé il y a quelques jours un hoax décrivant un moyen supposé de faire baisser le prix du carburant. Une recherche rapide avec google m’a conduit à constater que le hoax en question avait été largement diffusé. Il semble même en fait qu’il circule depuis plus d’un an, mais que les dernières hausses pétrolières ont récemment accéléré sa diffusion.  On peut trouver ici une version de ce message.

L’idée est la suivante : le prix du carburant monte, c’est intolérable. Il faut donc faire pression sur les producteurs. Mais ne pas consommer de carburant, c’est dur; la solution consiste donc à ne plus acheter d’essence dans les stations-service SHELL et ESSO. (au passage on nous dit que ces deux “compagnies américaines” aujourd’hui n’en font plus qu’une, ce qui est doublement faux : Royal Dutch Shell est une compagnie anglo-néerlandaise et n’est pas en voie de fusionner avec Exxon. Mais un peu de complot du grand capital américain fait sans doute bien dans le tableau). Si le boycott fonctionne, ces deux compagnies seraient obligées de baisser leurs prix; les autres distributeurs seraient alors obligés d’en faire autant, et le consommateur heureux pourrait bénéficier de carburant à 50 centimes d’euro (sic).

Il y a une apparence de raisonnement dans tout cela; mais comme souvent, les apparences sont trompeuses. Car supposons que Shell ou Esso aie la possibilité de baisser leurs prix : pourquoi ne le font-elles pas dès maintenant? Baisser les prix de façon très importante (ou ne pas les augmenter) dès aujourd’hui leur permettait tout de suite d’augmenter massivement leurs ventes, surtout en ces temps de carburant cher. Une seule raison permettrait d’expliquer cette absence de baisse des prix : une entente entre tous les distributeurs pour maintenir le prix du carburant à un niveau élevé. C’est ce qui est sous-entendu dans ce message : si le prix du carburant monte, c’est en raison d’une conspiration des vendeurs pour vendre cher.

Mais tout cela n’est pas très plausible. En effet, si les distributeurs sont en situation d’entente sur les prix, pourquoi augmentent-ils les prix maintenant? S’ils s’étaient entendus, ils appliqueraient aux consommateurs, en permanence, le prix le plus élevé que ceux-ci sont prêts à payer. Ils n’attendraient pas les années 2004-2005 pour d’un coup se décider à faire grimper les prix. Le fait que les prix montent en ce moment est précisément la preuve que les vendeurs sont en concurrence : si tel n’était pas le cas, les prix seraient toujours élevés, pas seulement maintenant. En d’autres termes, actuellement, les distributeurs de carburant n’ont pas d’autre choix que d’augmenter les prix. S’ils pouvaient les baisser, ils le feraient instantanément sous peine de voir un concurrent le faire avant eux et leur ravir des ventes – ce que l’on peut observer : les prix à la pompe des carburants évoluent pratiquement en même temps que les cours du pétrole brut.
Certes, dira-t-on : mais le prix du pétrole brut n’est-il pas lui-même sujet à de nombreuses manipulations, des compagnies pétrolières et de l’OPEP? La réduction de production de l’OPEP dans les années 70 n’a-t-elle pas à l’époque conduit à une forte hausse des prix? C’est le cas, mais les hausses en question n’ont pas été longues : en pratique, l’OPEP a depuis perdu l’essentiel de sa capacité à influencer les cours du pétrole. Tout au plus ses pays membres peuvent-ils limiter un peu les hausses, mais sans grande efficacité. Surtout ils ne peuvent empêcher les baisses, comme celle survenue durant les années 80 ou la seconde moitié des années 90.
Si les prix du pétrole augmentent actuellement, c’est en faible partie pour des raisons liées à l’offre (incertitudes en Irak ou au Venezuela); c’est essentiellement parce que la demande, comme celle de toutes les matières premières d’ailleurs, augmente au point que les capacités de production du moment sont proches de la saturation.
Et contrairement à ce que semblent croire les auteurs de ce hoax, il n’est pas si difficile de réduire sa consommation de carburant en cas de hausse des prix : en France, par exemple, la consommation de carburant a diminué de 1% l’an dernier et de 2% en 2003. Et les ventes de voitures hybrides aux USA augmentent : il se vend aujourd’hui plus de Toyota Prius chaque mois que de Hummers chaque année dans ce pays. Les consommateurs pourraient toujours essayer de conspirer pour faire baisser le prix du carburant : mais une telle entente aurait encore moins de chance de perennité qu’une alliance des producteurs.

Une autre solution – adoptée par le gouvernement Jospin en son temps, et abandonnée depuis – pourrait consister à baisser les taxes en période de hausse. On peut, en fonction du coût de la pollution automobile, et en comparant cette recettes à d’autres recettes publiques potentielles, considérer qu’il faut baisser les taxes sur les carburants (on peut également penser qu’il faudrait les augmenter encore d’ailleurs). Mais les mécanismes visant à lisser les fluctuations à l’aide de la fiscalité n’ont que peu de chance d’être efficaces, et ont des conséquences nuisibles (dont celle de devoir augmenter les taxes lorsque le prix du pétrole baisse, ce qui n’est pas très favorable à la popularité d’un gouvernement); si le gouvernement veut uniquement lisser les hausses en réduisant la fiscalité, il lui faudra soit augmenter d’autres impôts, soit accroître le déficit public, soit baisser les dépenses publiques (éclats de rire dans l’assistance). Il n’y a donc tout simplement rien d’autre à faire que d’attendre l’ajustement de l’offre et de la demande.
Si les gens cessaient d’acheter du carburant chez tel ou tel distributeur, cela conduirait ceux-ci soit à fermer quelques stations-service devenues non rentables, ou à les remplacer par des automates à carte de paiement pour en réduire les coûts et rejoindre ceux des hypermarchés. L’effet sur le prix à la pompe de l’essence serait égal à zéro. Ce hoax ne nous donne donc pas une leçon d’économie très convaincante : son succès et sa diffusion nous informent par contre utilement sur les croyances populaires en matière économique – les prix montent à cause des multinationales américaines et des arabes, il existe un trésor caché qui permettrait d’avoir de l’essence à un prix très faible sans effort – et ce n’est pas très rassurant.

PS : je poste depuis mon lieu de vacances, ce qui implique une cadence de postage réduite pour les jours à venir.

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Alexandre Delaigue

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1 Commentaire

  1. Bonjour.
    Sur l’hoax, rien à rajouter. Mais sur l’entente entre pétrolier, je peux témoigner ayant travaillé six ans pour Esso, aidant mes parents dans la tenue de leur station en gérance.
    Le fonctionnement de ces grandes compagnies est très similaire. Vous trouvez des gérants (mandataires, libres; ce second type étant le plus risqué), des salariés et des propriétaires de leur affaire qui louent l’enseigne Esso, ou Shell ou que sais-je encore. Ils dépendent de chefs de secteur, interlocuteurs entre le pétrolier et les gérants/propriétaires.

    Sur l’entente donc, chaque matin, ma mère faisait le tour des enseignes de la ville, relevait les prix qui étaient ensuite envoyés via le minitel (puis vers la fin via internet) au chef de secteur. Jusque là , rien de bien répréhensible. Là où ça se corse, c’est que gérants et chefs de secteur d’enseignes différentes communiquent entre eux. Les prix sont bel et bien régulièrement concertés. On cadenasse la ville. Ou plutôt on cadenassait la ville, les choses ayant singulièrement évoluées. Le gros problème des pétroliers reste les grandes surfaces. C’est là que la concurrence pouvait jouer. Et c’est cette concurrence qui les a fait évoluer.

    Par exemple, pour Esso, la quasi totalité du réseau en gérance a été automatisé. Les rares stations avec enseigne Esso comportant encore un facteur humain doivent être dans l’immense majorité des propriétaires. Mes parents ont été parmi les derniers à voir leur station passer en automate en septembre 2002 dans le Var. Tous leurs collègues avaient déjà passé la main. D’un point de vue économique, on peut comprendre, sans accepter le fait si on le vit, qu’une station passe en automatique si elle n’est pas rentable. En général d’ailleurs, les stations non rentables sont purement et simplement fermées. La vente de carburant est, et cela peut sembler paradoxal pour une station peu rentable en règle générale. Soit les prix sont élevés pour compenser un faible volume de vente, soit ils sont faibles pour répondre à ceux des supermarchés. Dans ce dernier cas, il faut faire un volume très important pour espérer une bonne rentabilité. Par exemple, pour telle station Elf que je connais qui tournent à 30 000 litres jour (c’est énorme. A titre de comparaison, la station de mes parents faisaient dans les très bons jours d’été 10/12 000 litres par jour), la rentabilité est quasi nulle. C’est par les activités annexes que les gérants rendent leur affaire rentable : garage, lavage (mine d’or qu’un bon lavage), aspirateur (négligeable), boutique.

    On pourrait alors penser qu’il n’y a aucun intérêt à vendre de l’essence pour les pétroliers. Evidemment, ce n’est pas le cas. S’il n’est pas intéressant de tenir une affaire (stress important, peu de vacances, ouverture 7/7 et 365 jours par ans), les pétroliers trouvent leur compte, vendant l’essence aux gérants et aux propriétaires à prix d’or. Pour les gérants d’ailleurs, ils payaient également un loyer à Esso qui eux-mêmes louaient bien souvent les terrains. En théorie, chaque bénéfice était empoché par les gérants. En réalité, la variable loyer permettait de toujours mettre les stations en gérance dans le rouge (c’est pourquoi la gérance libre est une arnaque en ce sens que les pertes sont à la charge des gérants, ce qui n’est pas le cas pour les mandataires). Pour des collègues de Rodez, leur loyer a fait un bon de plus de 200% d’une année sur l’autre. Ils venaient juste de faire de maigres bénéfices l’année précédente… Et d’ailleurs, les gérants n’avaient aucune liberté pour fixer leurs prix. Tout venait d’en haut, même les marges pour les boutiques (sur un grand nombre de produits, on tournait à 50%. Le must était dans la vente d’huile. On la payait plus cher à Esso qu’elle n’était vendue dans la grande surface située à deux km.

    Bref, voilà un petit témoignage, juste histoire de dire que l’univers des pétroliers est un parc à requins. Si les gérants pouvaient bien gagner leur vie au début des années 90 encore, les choses ont évolué vers le pire. Mes parents ont ainsi vu leurs salaires baisser au cours des années 90 pour terminer aux AIP, le minimum pour un couple de gérants, soit au début des années 2000 quelques 16 000 francs. A comparer avec les 20 000 francs au début des années 90.

    Autant dire que l’amertume des gérants, toute enseigne confondues est grande. Ils sont les cocus du système. Comment dès lors accorder le moindre crédit à de telles compagnies qui génèrent des profits extraordinaires ? Comment empêcher les gens d’être vindicatif contre les multinationales de ce type où l’argent est dilapidé dans des dépenses de prestige aux dépends des coûts salariaux toujours tirés vers le bas ? Esso a trouvé la solution, ils ont sorti la problème humain de l’équation. Pour Shell, il était question de vendre leur réseau il y a de cela quelques temps. Qu’en est-il ? En France, il ne reste plus que total Fina Elf, mastodonte face aux grands groupes de la distribution où l’essence est un produit d’appel.

    Désolé pour le fouilli de ce message, il a été très vite écrit. disons qu’il permet d’évacuer un ressenti…

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