Maljournalisme économique au Monde, épisode CXVIVII

Le Monde nous gâte aujourd’hui en matière d’analyse économique défaillante, avec rien moins que trois articles à se mettre sous la dent.

Nous apprenons d’abord que la France a perdu de la compétitivité, selon le World economic Forum. Puisqu’il s’agit d’un marronnier, rappelons comme l’année dernière que ce genre de classement est parfaitement dépourvu de sens, tant parce que le concept de “compétitivité” ne veut rien dire pour un pays, et que le classement du WEF, fluctuant, ne fait que refléter l’air du temps (voir aussi Bouba-olga sur un sujet proche). Nouveauté cette fois-ci, Banque Mondiale et WEF sont en désaccord, puisque selon la première, la France a progressé dans le “climat des affaires” et pas selon le WEF. On apprend, en lisant le classement, que la Corée du Sud est passée de la 23ème à la 11ème place. Bienheureux coréens, qui doivent bien se demander comment ils ont pu réaliser une telle progression. Ce genre d’article présente un peu moins d’intérêt que les commentaires de courses hippiques (ces derniers, au moins, font référence à une certaine réalité). La France baisse, c’est mal! La France monte, c’est bien, mais peut mieux faire! La France est première, c’est magnifique, mais cela ne doit pas empêcher de faire des réformes!

Mais il faut enfoncer le clou : la panne de croissance française s’explique par le manque de compétitivité! apprend-on dans un autre article. Comme souvent, à l’origine de la chose, une interprétation erronée des contributions à la croissance. La consommation a augmenté, comme les investissements, “par contre” les stocks ont contribué négativement(-0.3), tout comme le commerce extérieur(-0.2). Lu comme cela, cela signifie l’erreur classique selon laquelle la croissance est déterminée, “tirée”, par les éléments de la demande globale. Dans cette perspective, lorsque les entreprises ne parviennent pas à écouler leurs marchandises, et se retrouvent donc à la tête de stocks d’invendus grandissants, cela “bénéficie à la croissance” puisque la composante “variation des stocks” est affectée d’une valeur positive. Comprenne qui pourra la logique de la chose.

Ce ne sont pas, cela dit, les stocks qui sont “en cause” : c’est le “déficit désormais structurel de compétitivité de l’économie française” qui ressort des chiffres, nous dit le conjoncturiste qui a gagné cette fois-ci le concours du “trouve la phrase qui fait qu’il y aura le nom de ton employeur dans le journal”. A l’appui de cela, une démonstration remarquable : pour la première fois depuis le premier trimestre 2005, les exportations françaises ont baissé. Un déficit structurel de compétitivité expliqué par une fluctuation valable uniquement sur les trois derniers mois, il fallait oser. Cela vient de la “faiblesse de l’industrie”. Quand on sait à quel point les exportations industrielles françaises sont déterminées par quelques gros contrats, qui par définition sont épisodiques, on voit la haute portée de l’argument.

Jusque là, nous n’avons que des choses assez ordinaires : des journalistes et des conjoncturistes qui commentent du bruit statistique, en somme, la “up and down economics” dans sa version trimestrielle (la version quotidienne étant assurée par les commentateurs boursiers, avec leurs célèbres “Pinault Printemps baisse, MAIS Vallourec monte”). C’est avec l’article consacré à “la boîte de pandore d’Attali” que l’on touche le fond. Cet article résume un style bien caractéristique d’un certain journalisme : une prétendue objectivité consistant à ne guère se préoccuper de faits, mais à simplement présenter “les pour” et “les contre”, tout en choisissant soigneusement style, titre, et construction de l’article, pour que la subjectivité du journaliste ne fasse aucun doute.

L’objet dans la “boîte de pandore”? la proposition de supprimer les réglementations anticoncurrentielles du secteur de la distribution, récupérée par la commission Attali chez Askenazy. Rappelons donc que la boîte de Pandore est, selon la mythologie, la boîte contenant tous les maux de la terre, plus l’espérance, qui y reste coincée. Voilà une façon d’entrée fort objective de présenter les choses. Au cas où le lecteur n’a pas compris, l’article met les points sur les i : le premier paragraphe explique que la distribution crée déjà beaucoup d’emplois (quel besoin, alors, de vouloir en créer plus?) et au second paragraphe, la proposition est qualifiée de l’adjectif infâmant (dans le contexte national) de “libérale”, qui devrait permettre à l’étranger (allemand, anglais, et américain qui plus est!) de venir vendre des produits à nos filles et nos compagnes.

L’article se poursuit en faisant le rappel des effets de la litanie des lois françaises qui ont visé à protéger le petit commerce contre la grande distribution, un bilan que malgré ses efforts, le journaliste ne parvient pas à rendre positif : elles n’ont pas empêché le commerce de détail de péricliter, et ont favorisé les groupes de grande distribution existants au détriment de la concurrence, poussant les prix à la hausse. Face à un tel bilan, on se demande comment parvenir à trouver le moyen de défendre ces lois, critiquées par le conseil de la concurrence et par Askenazy (critique qui accessoirement, fait l’objet d’un rare consensus chez les économistes, à gauche comme à droite). On apprend donc qu’il n’est pas certain que supprimer ces obstacles à la concurrence “crée des emplois” (déjà, c’est mal parti). Les raisons avancées sont assez extraordinaires. Selon “les contradicteurs” (qui sont-ils? sur quoi basent-ils leurs critiques? on l’ignore) les grandes surfaces vont grâce à leurs profits “investir dans l’informatique et accélérer le remplacement des caissières par des bornes électroniques. Bref, ce que nous propose Attali, c’est une américanisation, une “wal-martisation” de la société française, une évolution en contradiction avec les préconisations du Grenelle de l’environnement”.

Phrase grandiose. “Américanisation, wal-martisation de la société, en contradiction avec les préconisations du Grenelle de l’environnement” : à part “qui fait monter le front national”, il ne manque rien dans ce petit bréviaire de la satanisation contemporaine. Il faudrait déjà rappeler à l’auteur que la première chose qui saute aux yeux du français qui pénètre dans un hypermarché américain, ce n’est pas l’automatisation et l’absence de personnel, mais le fait que d’une part les magasins sont ouverts 24h/24, et qu’il n’y a pas un, mais deux employés à chaque caisse, dont un qui remplit les sacs des clients à leur place. Il faudrait surtout se demander pourquoi une mise en concurrence visant à réduire les profits des distributeurs va permettre à ceux-ci “d’utiliser leurs profits pour investir dans l’informatique et le remplacement des caissières par des bornes électroniques”. On se demande même, à ce stade de contradiction, s’il faut relever l’argument luddite selon lequel les machines crèent du chômage.

Et on se demande ce qui est le plus “contraire aux préconisations du Grenelle de l’environnement” : accroître la concurrence dans la distribution, ou consacrer des ressources rares et utiles de la société – papier et encre – pour imprimer ce mélange de commentaire de bruit, et d’étalage de préjugés bobos.

Share Button

Alexandre Delaigue

Pour en savoir plus sur moi, cliquez ici.

22 Commentaires

  1. Tout ça est assez navrant… Je ne sais pas si les grandes surfaces vont remplacer leurs caissières par des machines, par contre, le Monde pourrait remplacer certains journalistes par des générateurs automatiques de texte :
    http://www.voir.ca/blogue/billet...
    (faudrait en faire un avec du blabla pseudo-économique)

  2. "il n’y a pas un, mais deux employés à chaque caisse, dont un qui remplit les
    sacs des clients à leur place. "

    C’est vrai et faux. Dans les supermarches luxueux de l’upper East Side, il y a
    effectivement deux employes par caisse. Dans les Wall-Mart, il y en a un,
    voire pas du tout (caisse automatique ou le client scanne et fait ses sacs lui-
    meme, donc deshumanisation sans aucun doute, mais bon, on ne peut pas
    ouvrir 24h/24 sans cela, n’est-ce pas ?).

  3. Attention, gros piège : l’article "la panne de croissance française s’explique par le manque de compétitivité" date en fait de… novembre 2006. Dieu sait pourquoi les éditeurs du Monde point freu ont décidé de ressortir un article commentant le PIB du 3e trimestre 2006…

    "un bilan que malgré ses efforts, le journaliste ne parvient pas à rendre positif"

    En fait, je n’ai même pas l’impression que l’auteur soit farouchement opposé aux propositions de la commission Attali. C’est juste que cette manière de traiter les sujets économiques amène à exposer sans aucune distance critique les arguments les plus idiots. Et que le système des incitations journalistiques est sufisamment mal configuré (ce n’est d’ailleurs pas propre à la France) pour que ce genre d’article soit considéré comme un bon papier.

    Je me suis rendu compte après coup que l’article était de 2006; il était mis en illustration du commentaire du wef… J’aurai dû m’en douter, je m’étais demandé pourquoi cet article faisait tant référence à Breton. Ca ne rendait pas l’article meilleur…
    Pour l’article sur la distribution, c’est effectivement le style qui veut qu’on donne du poids aux arguments stupides, sans le moindre recul. Mais la dose de vocabulaire critique est quand même phénoménale, et surtout, assise sur rien : jamais un seul des “détracteurs” n’est nommé, pour qu’on puisse aller voir ses arguments. D’ailleurs, les commentateurs du journal ne s’y trompent pas, en applaudissant l’article qui pourfend les méchants hypermarchés…

  4. tiré de Wikipédia la définition suivante :

    Un paradigme est une représentation du monde, une manière de voir les choses, un modèle cohérent de vision du monde qui repose sur une base définie (matrice disciplinaire, modèle théorique ou courant de pensée). En transposant dans l’univers informatique, un paradigme peut être comparé à un système d’exploitation (Windows, Linux, Mac). C’est en quelque sorte un rail de la pensée dont les lois ne doivent pas être confondues avec un autre paradigme.

    La BCE doit elle changer de paradigme?

    Car enfin, plus tu baisses tes taux, plus ta monnaie fléchit et moins tu as d’inflation . C’est le cas du Japon, et depuis 2 mois des Etats-Unis.

    Bizarre, bizarre, vous avez dit bizarre….

    Ecoutez, je vous aime bien, mais franchement, commentez dans le sujet.

  5. Je me faisais la réflexion que dans un monde idéal, les
    articles de journaux seraient soumis aux mêmes exigences de
    rigueur que wikipedia (version anglophone). Attribuer les
    opinions, donner les sources, présenter les opinions
    contradictoires de manière neutre, donner une place
    prépondérente à l’opinion majoritaire (chez les gens dont
    on peut penser qu’ils savent).

    Mais d’un autre côté, on prend plaisir à lire des blogs
    comme celui-ci qui démontent ce genre d’articles.

  6. Deux remarques d’un citoyen non économiste :
    1/ vivant in situ les difficultés du petit commerce, autre volet de l’article non ? – l’évolution des commerçants de la rue des Martyrs dans le 9ème à Paris, c’est fascinant – je suis frappé du décalage entre les bavardages des uns et des autres et la réalité concrète. Bon bavardages n’est pas gentil, disons considérations !
    2/ J’ai écouté avec attention Attali lundi soir sur i-Télé. Je fais la part de ce qu’il y a de brillant chez lui pour faire passer ses idées mais quand même, je suis loin de retrouver ce qu’il dit dans les articles de presse relatant les travaux de sa commission, contrairement par exemple à ce qui est dit à propos des travaux de la commission Balladur. On peut en conclure que les questions constitutionnelles sont plus faciles à traiter que les économiques …..

  7. Les commentaires sur la compétitivité des entreprises françaises (en fait le défaut de compétitivité) aboutissent souvent à une comparaison entre les conditions de travail des salariés français et les (pires?) conditions de travail de salariés à l’étranger (WalMart, entreprises chinoises, etc). Les exemples choisis à l’étranger sont généralement l’archétype du moins-disant social. On peut alors se poser les questions de la pertinence de ces comparaisons (par exemple WalMart est-elle le prototype du commerce de détail aux EU?) ou du but recherché (menaces voilées pour les salariés français et/ou maintien d’un climat anxiogène).

  8. Incredibeul ! Je lis ta note cinq minutes après avoir reposé Le Monde et sa boîte de Pandore attalienne : comment as-tu fait pour prévoir ce que j’allais en penser au détail près avant même de savoir que j’allais le lire ?

  9. @TomRoud: "caisse automatique ou le client scanne et fait ses sacs lui-
    meme, donc deshumanisation sans aucun doute, mais bon, on ne peut pas
    ouvrir 24h/24 sans cela, n’est-ce pas ?"

    My dear Tom, n’oubliez pas que les États-Unis sont un grand pays, et que les
    expériences varient selon les états et même selon les counties (puisque je
    crois que nous sommes dans le même état). Mon P&C (ouvert 24/24) et mon
    Walmart (ouvert jusqu’à 23h) n’ont pas recours aux caisses automatiques,
    même au milieu de la nuit. D’autres magasins y ont recours, mais plutôt lors
    des heures de pointe qu’au milieu de la nuit. À moins que votre phrase n’ait
    été ironique?

  10. 1) contre le "petit commerce"
    Avant les trois lois précitées, il y a eu le Décret d’Allarde de 1791, toujours en vigueur, instaurant le principe de la liberté du commerce et qui devait en principe mettre fin aux monopoles des corporations.
    Alors quid de la pharmacie, du parfum, des lunettes, du tabac, des jeux, de certaines marques de vêtements, de maroquinerie, j’en oublie ?
    C’est Leclerc et ses semblables qui ont fait baisser le prix des bijoux or, de l’essence, et beaucoup d’autres produits contribuant ainsi à la maitrise de l’inflation.
    Et ne pas oublier les petites boutiques qui s’installent dans les galeries marchandes et profitent bien de la zone de chalandise du gros hyper.
    2) pour le "petit commerce"
    Je pense malgré tout que déréglementer les surfaces et le les lieux d’installation aura des effets néfastes (à court terme) sur le petit commerce.

  11. Excellent billet, profondément jubilatoire associé au fait qu’il est en tout point exact d’une forme de pseudo-journalisme contemporain qu’AgoraVox accepterait à peine, et qui ne fait pas honneur au titre qui l’héberge.

  12. Je ne comprends pas ce BLOG : plutôt que de polémiquer sur un article de journal sans grand intérêt, n’eût-il pas mieux valu exposer et discuter sur le fond les propositions de la Commission ?

  13. @ N. Holzschuch : non non, pas d’ironie; simplement, mon sentiment etait qu’un
    des moyens d’ouvrir plus longtemps etait d’automatiser le plus grand nombre
    de taches. Sinon, je ne connais que quelques supermarches en dehors de New
    York : la plupart ont des caisses automatiques, c’est tout. Je n’ai pas acces aux
    statistiques sur le sujet, tout ce que je dis, c’est que j’en vois de plus en plus
    souvent (meme a Montreal recemment par exemple).

  14. Ah,JL Andréani,l’immortel auteur d’un article sur"6France libérale,France solidaire".Heureusement qu’il reste les articles d’Eric Le Boucher,sinon l’abonnement était bazardé depuis longtemps.

  15. "Walmartiser la France"
    L’expression est utilisée par Bernard Maris dans le Charlie Hebdo de cette semaine.
    Les grands esprits se rencontrent.

  16. Cher Econoclaste, je ne résiste pas au plaisir de dénoncer les concurrents du Monde, économistes du Figaro, modèle ‘revue des pleurs’ sur les pêcheurs français abandonnés à la tyrannie du marché, qui payent 0,51 € le litre de gazole, et qui "sont restés à quai pour demander des aides" (Sic) [http://www.lefigaro.fr/economie/...
    Autre exemple, le courageux consensus droite – gauche à l’Assemblée pour réglementer l’intolérable dépassement des honoraires de médecins (hors secteur 1) [http://www.lefigaro.fr/economie/...
    Bon w.e. de la Toussaint quand même !

  17. Maljournalisme :puisque tout le monde s’y met, moi aussi je balance. Privilège de l’âge, je vous renvoie à l’article de Paul Fabra : http://www.lesechos.fr/info/anal...
    Pour information, lorsque j’étais étudiante en 1983 (sic ; ricanez, belle jeunesse…), on se gaussait déjà…

  18. @ Tom : c’est vrai, Bernard Maris est un peu l’illuminé qui prétend d’un côté que l’éco n’est pas une science et qui, de l’autre, se prévaut de ses connaissances scientifiques pour "analyser" l’économie; de la grande malhonnêteté intellectuelle!

  19. Cher éconoclaste,

    Il me semble tout de même que le fond du problème est l’incapacité de l’industrie française à tout accroissement de la demande, car en règle générale, quand cet accroissement vient des particuliers, il se traduit essentiellement en demande de biens de consommation. Or, comme vous ne l’ignorez sans doute pas, c’est l’un de nos points faibles, en France.

    Il y a donc bien une faille en matière de compétitivité dans ce domaine, et bien pire, je dirais même qu’il y a une carence structurelle.
    Ensuite, c’est l’absence d’innovation plus que de compétitivité (mais jusqu’à un certain point, les deux phénomènes sont liés) qui plombe notre croissance.
    Quand je parle d’innovation, je l’entends évidemment au sens ou Schumpeter l’entend :
    * nouveaux marchés (aïe, là, on ne peut pas dire que nous ayons progressé)
    * nouvelle organisation du travail (utilisation des NTIC, mais cela ne rentre que lentement dans les moeurs)
    * nouveaux matériaux (les nouvelles énergies, par exemple : en dehors du nucléaire, nous sommes à la traîne)
    * biens nouveaux (on ne s’en sort pas si mal pour les services)

    Compte-tenu de l’omnipotence et l’omni-présence de l’état dans nos affaires économiques, il me semble que toute innovation majeure dans l’organisation de l’état et de son territoire aurait désormais vocation à devenir un sixième critère : ce que propose Christian Blanc me semble bien répondre à des propositions innovantes dans ce domaine.

Commentaires fermés.