Les infortunes de la vertu

Il y a une semaine, je suis tombé à la télévision devant les questions des parlementaires au gouvernement. Dans cet exercice très convenu et largement publicitaire, une question-réponse a cependant retenu mon attention, parce que symptomatique d’une attitude classique. Un parlementaire, s’interrogeant sur les révisions en cours dans le pacte de stabilité et de croissance, s’est inquiété de ce que ces évolutions risquaient de conduire les pays vers le “vice”, et non la “vertu”. Le ministre de l’économie lui a assuré que tout serait fait pour pousser les nouveaux arrivants dans l’Union Européenne vers la “vertu” (qui correspond au fait d’avoir un déficit public faible). Comme le constate Emmanuel sur Ceteris Paribus, cette rhétorique religieuse (vice et vertu, orthodoxie) est toujours présente et dicte de nombreux commentaires sur la situation économique et budgétaire des pays européens. Je ne sais pas pourquoi ce type de verbiage a envahi le très prosaique débat budgétaire; je dois avouer n’avoir jamais compris cette manie européenne de traiter les questions authentiquement morales d’un point de vue purement pratique et technique, mais de se laisser envahir par des perspectives pseudo-moralisantes lorsqu’il s’agit de débattre de problèmes techniques. Sans résoudre cette question, il n’est pas inutile de rappeler à quel point cette perspective moralisatrice nuit à l’intelligence du débat et plonge les questions économiques dans le plus pur irrationnel.

Qu’est-ce qu’on gouvernement vertueux? Je n’en sais trop rien, mais j’ai une idée de ce qu’est un gouvernement efficace : c’est un gouvernement dont la dépense sert à fournir de façon économe des biens et des services qui ne sont pas fournis de façon satisfaisante par le marché; et c’est un gouvernement qui finance ces dépenses d’une manière simple, peu coûteuse, et juste, pour reprendre les termes d’Adam Smith. Comme cela a été précisé dans un précédent post, le fait de financer la dépense publique par la dette ne saurait constituer un problème particulier : pourtant, le gouvernement qui le fera se verra accuser de manquer de “vertu”. On se croirait revenu à l’époque d’avant Saint Thomas d’Aquin, durant laquelle la dette et le prêt à intérêt étaient considérés comme contraires à la loi divine. La dette publique est un fardeau, nos enfants doivent en payer les intérêts, c’est mal.
Appliquons l’arithmétique de base. Si le gouvernement décide de prélever 10 000 euros par français pour construire un port-avions nucléaire ou pour financer des dépenses sociales, il peut se passer deux choses : soit la dette supportée par chaque français augmente de 10 000 euros, soit les impôts payés par chaque français augmentent de 10 000 euros. Dans le premier cas, on hurlera au vice : dans le second, on se félicitera de la vertu du gouvernement.
Pourtant, les deux opérations sont identiques : dans les deux cas, les gens paieront 10 000 euros. Alors on me dira que si la dépense publique est financée par la dette, les français devront en sus payer les intérêts de la dette. C’est faux : personne n’est obligé de payer les intérêts de la dette publique. S’il y a des gens qui ne veulent pas payer les intérêts de la dette, il leur est possible d’acheter tout de suite pour 10 000 euros de titres de la dette publique. Dès lors, ils paieront effectivement à l’avenir des intérêts de la dette (par le biais de leurs impôts futurs) mais les verront instantanément crédités dans leur patrimoine sous forme d’intérêts perçus. Se payer des intérêts à soi-même permet de faire disparaître en totalité l’impact de la dette publique.

Voici donc, pour tous ceux qui s’inquiétent de la dette et du déficit public français, LA solution (qui d’ailleurs, n’est pas de moi). La dette publique est de 17 000 euros par français, c’est terrible? Achetez donc tout de suite pour 17 000 euros de titres de la dette publique française. De cette façon, vous ne subirez aucun fardeau spécifique lié à la dette publique, et vous pourrez cesser d’être inquiet et d’inquiéter les autres. Et chaque année, calculez (c’est une division à faire) la part du déficit public qui vous revient personnellement; et achetez des titres de la dette publique pour un montant équivalent.
Je tiens à prévenir que pour ma part, je n’ai pas la moindre intention de me livrer à cette opération. Je préfère de beaucoup conserver mon revenu pour ma consommation immédiate ou la constitution de mon patrimoine, et à payer plus tard la dépense publique. L’argent ainsi économisé me rapporte des intérêts et de la satisfaction liée à la consommation immédiate qui compensent largement les intérêts que je dois payer pour me livrer à ce délai de paiement. Je pense d’ailleurs que la majorité des français, tout comme moi, tordraient sérieusement le nez si on leur prélevait demain 17 000 euros pour s’adonner aux délices supposés de la vertu budgétaire, de la disparition des déficits et de l’endettement publics.
Ce en quoi ils ont parfaitement raison : Il est fort probable que les effets positifs sur l’économie des déficits publics sont très faibles; il est même possible que cet effet positif soit plus que contrebalancé par des effets négatifs (élévation légère des taux d’intérêt). Mais avant de s’en inquiéter, il faudrait peut-être appliquer un raisonnement économique de base et s’interroger sur les alternatives au problème du financement des dépenses publiques. Celles-ci sont exactement au nombre de deux : soit il faut augmenter les impôts, soit il faut baisser la dépense publique. Ces deux mesures ont un point commun : il est absolument certain qu’elles ont un impact désastreux sur l’activité économique et sur la conjoncture. C’est une chose que de pleurer sur le montant des déficits publics : mais ces récriminations sont dépourvues de sens si elles ne s’accompagnent pas de la présentation d’une alternative préférable. Faut-il l’année prochaine augmenter les impôts en France et en Allemagne de plusieurs dizaines de milliards d’euros pour faire plaisir à Jean-Claude Trichet?
Il se trouve que l’expérience a déjà été tentée en 1995, par le gouvernement d’Alain Juppé, alors premier ministre, et par le ministre de l’économie de l’époque, Alain Madelin, qui sont entrés dans l’histoire pour avoir dirigé la plus forte hausse d’impôts en temps de paix qu’ai jamais connu la France. Le résultat a été spectaculaire : l’effet récessif de la hausse d’impôts a été tel que les finances publiques ont connu un effet Laffer, la hausse des taux d’imposition générant un moindre revenu fiscal. Le pauvre Alain Juppé ne s’est jamais remis du marasme économique qui en a résulté. A l’époque, M. Trichet se félicitait certainement de sa “vertu” : mais la vertu, à ce degré-là, ressemble à celle de l’individu qui se tape sur la tête avec un marteau parce que cela fait du bien quand ça s’arrête.

On me rétorquera que la “vertu” n’est qu’une façon, certes impropre, de caractériser un problème réel : la “soutenabilité” de la dette publique, la capacité du gouvernement à payer ses dettes dans l’avenir. Si la dette du gouvernement est trop élevée, ne sera-t-il pas difficile d’en assurer le remboursement? N’y a-t-il pas un niveau “optimal” d’endettement public? Bien malin qui parviendra à déterminer un tel niveau  d’endettement ou de déficit au dessus duquel les dépenses publiques deviennent intenables : ce niveau varie en fonction d’une quantité énorme de paramètres liés au pays et au gouvernement concerné. Heureusement, il existe un mécanisme très efficace d’agrégation de ces informations disparates, qui s’appelle le marché des titres. Si des investisseurs pensent qu’un gouvernement s’est endetté d’une façon excessive ou dangereuse, ils cesseront d’acheter des titres de la dette de ce gouvernement : celui-ci devra soit proposer un rendement supérieur pour ses titres de dette publique, soit financer ses dépenses par l’impôt. Cela ne nécessite aucune coordination particulière pour s’effectuer.
Les lecteurs perspicaces auront certainement vu la faille dans mon raisonnement : jamais je ne questionne la pertinence de la dépense publique. C’est exact, mais la dépense publique non plus n’est pas affaire de vertu : c’est un problème d’efficacité et de choix collectif. Je lis souvent des récriminations contre le montant prohibitif du déficit et de l’endettement public, un sujet parfaitement dépourvu de pertinence; je lis dans les mêmes organes de presse des descriptifs toujours élogieux des multiples plans gouvernementaux de dépense publique. Chaque organe a son petit chouchou en la matière : d’aucuns apprécient la dépense militaire (tout comme d’ailleurs leur actionnaire principal, dont elle est une importante source de revenu). D’autres préfèrent la dépense sociale. Toutes ces dépenses sont-elles utiles et pertinentes? L’argent est-il utilement dépensé? Quand je lis sur ma déclaration de revenus 2004 M. Gaymard m’assurer qu’il veillera personnellement à ce que chaque sou d”impôt prélevé sera dépensé efficacement, je me prends à en douter. Je dois être paranoiaque.

Je préfère en tout cas de loin un gouvernement qui dépense avec parcimonie et efficacité, qui prélève peu et n’hésite pas à recourir en bonne part au déficit public pour financer ses dépenses, à un Etat boursouflé et inefficace, qui n’est qu’une énorme tirelire dans laquelle tout le monde vit aux dépens de tout le monde, et qui matraque fiscalement les ménages tout en leur faisant la morale.

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Alexandre Delaigue

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