Le dilemme du prisonnier, pour de vrai

C’est ce que nous offre libération avec un fait divers étonnant. Pour faire rapide, suite à un règlement de comptes entre trafiquants de drogue, un parmi deux individus a tiré sur un troisième, qui est mort. La justice ne sait pas lequel des deux a tiré : du coup, les deux sont écroués, et s’accusent mutuellement d’être l’auteur du coup de feu mortel.

Comme le fait remarquer le commentateur “Raph” il s’agit du modèle exact du dilemme du prisonnier (qui rappelons-le fonctionne que les individus concernés soient coupables ou non). L’intérêt collectif des deux est de ne rien dire, mais leur intérêt individuel est d’accuser l’autre : résultat, ils restent tous les deux longtemps en prison, ce qui est (pour eux) la plus mauvaise possibilité.

La justice peut-elle résoudre ce problème, c’est à dire identifier le vrai coupable? Ce n’est pas simple : cela ressemble au problème du jugement de Salomon. Il est à craindre même qu’il n’y ait pas de solution. Pour ma part, j’en proposerai bien une : lorsqu’on a un problème de révélation de la vérité, il faut utiliser un marché. Il faut donc trouver un marché qui permette de révéler de façon sûre lequel des deux individus a tiré. Ma solution est la suivante : introduire dans la prison dans laquelle se trouvent les deux individus un policier se faisant passer pour un délinquant incarcéré, et qui annonce qu’il a été témoin du crime, qu’il sait donc qui est le vrai tireur. Il propose ensuite aux deux individus d’acheter soit son silence, soit ses aveux. Assez logiquement, si le criminel A est prêt à payer pour le silence, et le criminel B pour les aveux, on a de bonnes raisons de penser que c’est A qui est le coupable.

Cela dit, la mise en scène en question pose pas mal de problèmes. Il faut que le policier déguisé soit crédible : s’il est détecté, le vrai tireur saura qu’il doit proposer le plus possible pour les aveux, et la manipulation échouera. Il faudra donc que le policier déguisé fasse réellement croire qu’il était témoin, et reste suffisamment flou dans ses propositions aux deux individus (s’il propose ses aveux au vrai tireur, sa crédibilité de témoin en prend un coup). Evidemment aussi, ce genre de technique ne peut fonctionner qu’une fois : à l’avenir, les gens seront prévenus que la police utilise ce genre de manipulation.

Si quelques commentateurs de libération ont identifié le dilemme du prisonnier, je suis très surpris des réactions de nombre d’entre eux à cette affaire. Nombre d’entre eux déclarent en substance : “on s’en fiche de savoir qui a tiré; le non-tireur ne vaut guère mieux que le tireur, et ce n’est pas un mal que ces deux individus restent en prison”. Et d’accompagner cela d’une diatribe sur Libération, qui “prend le parti des délinquants”.

Ce raisonnement du “toutes les crapules en taule, si on sait pas pourquoi, eux savent” est peut-être riche d’informations sur l’évolution des mentalités nationales; il nous montre surtout que les commentateurs concernés auraient besoin de quelques bases d’analyse économique du droit. La question de la gradation des peines est en effet une question qui devient extrêmement logique dans cette optique. On peut le comprendre avec l’exemple suivant (via Don Bondreaux) :

Pourquoi le viol n’est-il pas puni aussi sévèrement que le meurtre? Après tout, le viol est une chose horrible, et le punir très sévèrement, comme s’il s’agissait d’un meurtre, serait certainement dissuasif et permettrait de réduire le nombre de ce genre de crimes. Sauf que, considérons un individu qui vient de commettre un viol. Il est face au choix suivant : soit il tue sa victime pour réduire ses risques d’être capturé; soit il l’épargne. Si la peine en cas de meurtre et de viol est la même, il n’a rien à perdre et tout à gagner à tuer sa victime : il réduit ses risques de capture, et s’il est capturé, il encourt déjà la peine maximale. S’il encourt une peine supérieure en cas de meurtre, il aura peut-être intérêt à laisser la vie sauve à sa victime. Paradoxalement, donc, augmenter les peines pour le viol peut conduire à augmenter le nombre et la virulence des crimes.

Nous sommes ici face au même problème. Supposons que l’on considère que l’identification du tireur et du non-tireur n’a pas d’importance dans ce genre de cas, qu’ils sont tous deux criminels dans cette histoire : quel message transmettons-nous aux criminels? Supposez que vous vous trouviez, chez vous, nez à nez avec deux criminels armés. Le premier vous tire dessus et vous blesse grièvement; que va faire le second? S’il sait qu’en ne tirant pas, il réduit sa peine potentielle, il sera un peu dissuadé de vous achever avec sa propre arme. Si par contre il sait que quelle que soit sa décision – tirer ou ne pas tirer – sa peine sera la même, alors, il aura toutes les raisons de vous achever.

C’est pour cela que dans cette affaire, l’identification du vrai tireur et la gradation des peines entre les deux n’est pas juste une chicanerie judiciaire : si ce principe n’est pas appliqué, c’est tout le monde qui se trouve en danger de voir plus de crimes. C’est qu’il y a des cas ou la clémence de la justice est un moyen de réduire la criminalité – même si on l’oublie trop souvent.

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Alexandre Delaigue

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16 Commentaires

  1. votre analyse est un magnifique exemple de tentative d’appliquer la (une certaine) théorie économique à la réalité… et des travers auxquels cela peut conduire…
    L’hypothèse ( toujours elle!!) sous-jacente est la parfaite rationalité du criminel. De plus, vous faites l’hypothèse d’une parfaite connaissance de "l’arbre de jeu" , soit d’une parfaite connaissances des règles de droit de la part du criminel … sous ces deux hypothèses le criminel essaye d’accomplir le choix qui optimise sa "fonction" d’utilité personnelle (bref, le mieux pour lui …)

    Or, il s’avère que
    -l’homme est loin d’être parfaitement rationnel ( n’en parlons pas de la femme !!). de plus sa rationnalité déjà limitée a tendance à diminuer dans des situations de stress voir de panique, voir, par définition, émotionnellement intenses (ex le viol …)
    -très rarement nous avons connaissance de tout l’arbre de jeu : rares sont les criminels de crimes de "pulsions" qui prennent en considération les conséquences lors de leurs actes ..sinon ils n’agiraient guère…
    tout cela en supposant que leur fonction d’utilité soit "comparable" à la mienne et à la votre, notemment en ce qui concerne son profil intertemporel, le "taux d’actualisation" implicite qu’elle comporte : bref, si l’utilité ( le "plaisir" procuré d’un viol avec assassinat par exemple) actuelle est largement supérieure à l’utilité future actualisée d’un séjour plus court en prison… alors … il agit

    Bref… tout ça rend bien trop compliqué de modéliser quoi que ce soit et d’en tirer des "lignes de conduite. Et j’aurais presque tendance à dire et tant mieux…

    mais fort heureusement tout cela sert à quelques chose , ou à quelqu’un : nous donne la possibilité de
    faire plus ou moins tourner nos méninges , ce qui est un des principaux facteurs de notre fonction d’utilité à nous…

    Merci beaucoup !!

  2. vous dites : "considérons un individu qui vient de commettre un viol. Il est face au choix suivant : soit il tue sa victime pour réduire ses risques d’être capturé; soit il l’épargne" ; peut-on supposer qu’un violeur ne soit pas forcément capable de tuer ? Que ces deux actes ne sont pas équivalents ? Le raisonnement repose sur la fiction d’un sujet rationnel qui calcule son intérêt abstraitement (ce qui dessine la figure étrange d’une sorte d’être surhumain, par delà le bien et la mal, comme dirait l’autre) ; or, il arrive assez souvent que les criminels (même ceux qui paraissent les plus cruels) fondent leurs actes sur des systèmes de valeur, intégrant des différences de degrés entre leurs actes (un tueur à gage peut avoir une éthique : ne pas tuer d’enfant par exemple).

  3. Incidemment, les limites ici exposées à la gestion par dilemne du prisonnier sont ce qui, dans l’argumentation de l’administration américaine, justifie qu’on embastille impunément autant d’individus au nom de la lutte contre le terrorisme : puisque le terrorisme ou l’ambition d’en commettre est évidement un crime incroyablement odieux, on ne peut guère transiger avec ceux qu’on capture, et il est donc très difficile de distinguer les coupables des innocents, puisque les coupables comme les innocents ont tous intérêt à accuser les autres en vertu du dilemne du prisonnier. Ce qui, au demeurant, rend la lutte contre le terrorisme très difficile puisqu’aucun des mécanismes d’aide à la révélation de la vérité ne fonctionne du fait de l’exigence morale de punition des coupables.

    Et puisque punir les coupables est moralement nécessaire dixit l’électeur, il faut bien, au passage, punir autant d’innocents que nécessaire pour être bien certain qu’aucun coupable n’en réchappe. Sans compter qu’en pratique, obtenir les informations vitales pour obtenir effectivement des résultats dans la lutte contre le terrorisme ne peut alors se concevoir qu’en croisant autant de renseignements inexacts que possible pour tenter d’extraire quelques informations de la masse du bruit collecté.

    L’exemple du terrorisme évidemment odieux montre bien qu’il existera toujours dans notre modèle de société une limite au dela de laquelle la morale ou les exigences "vitales" (stratégiques, culturelles) primeront sur l’analyse raisonnée. Après tout, est-il économiquement rationnel d’employer tant de moyens dangereux à chasser les souris de nos maisons, alors que les dommages que leur présence cause sont objectivement éventuellement très minimes ?

    Savoir si une question sociale doit être traitée par des considérations morales et donc irrationnelles ou rationnellement est certainement une question politique. C’est d’ailleurs peut-être même la seule question politique, au fond.

  4. A confirmer par un juriste, mais je ne pense pas que le mécanisme proposé serait recevable. Il y a un certain nombre de règles destinées à éviter les aveux dans des conditions douteuses.

  5. Ce billet est … bizare.
    Oui ; bizare !

    Le début est classique. Résoudre le dilemne du prisonier par la loi du marché, c’est superbe.

    Et puis voila que l’Alexandre, il s’offusque de la réaction des commentateurs de Libé : "tous les malfrats au trou" (je concise fort).

    J’avais lu l’article. Mon intime conviction (en l’absence de la moindre preuve), est que seul le hasard a choisi celui qui a tiré ; que s’agissant de demi-sel, ils n’avaient qu’une arme pour deux.

    Et l’Alexandre de s’interoger : «quel message transmettons-nous aux criminels?».

    Ben, en gros con de base, je leur dis : "si vous vous faites remarquer, vous aurez des emmerdes".
    Message simple et clair ; je crois ; je suis pas criminel!

    Attention : à introduire l’éthique dans le raisonnement, vous finirez par admetre que le fric n’est pas l’idéal suprême !

    PS : comment on ajoute un triple smiley rigolard ?

    Que le hasard ait ou non déterminé le tireur (pure conjecture de votre part d’ailleurs) ne change rien. Si j’écrase un type qui se suicide en se jetant sur la route, c’est moi qui vais me justifier au tribunal, pas la voiture passée 5 minutes avant qui aurait aussi bien pu l’avoir. En l’absence d’un precrime department, on juge sur les faits, pas sur ce qui aurait pu se passer.

  6. madeinitaly: En fait, le modélisation issue de la théorie
    des jeux nous dit simplement ce qu’il advient si les
    joueurs sont rationnels. Et en fait, si on explique au
    joueurs les règles du jeux, bien souvent, ils sont capables
    de trouver tout-seul l’optimal…

    Pour ce qui est de l’affaire viol/crime, la morale n’a
    strictement rien à voir là-dedant. En effet, il suffit
    qu’un seul violeur/criminel se dise "bon, et maintenant, si
    tout se passe mal, quelle est la pire solution pour moi ?"
    pour qu’une vie soit potentiellement sauvée. C’est très mal
    d’éviter de sauver des vie parce qu’idéologiquement on aime
    pas l’idée que l’on puisse modéliser le comportement des
    humains.

    Comme cette merveilleuse histoire du bâtiment qui n’a pas
    été désamianté parce qu’une étude avait prouvé qu’il était
    économiquement rentable de sauver des vie. Raisonnement qui
    avait paru odieux et qui avait forcé les auteurs à retirer
    leur étude…

  7. Le juge dit : Surprise ! Il y a un témoin de la scène… D’après ses déclarations, nous savons qu’il a vu la personne qui a tiré. Mais il veut veux pas "balancer". Il a simplement dit que si l’un au moins des deux parlait et désignait l’assassin, lui, témoin, était prêt à confirmer lors d’une confrontation, mais avec un seul des deux accusés. Mais celui qui avoue ne sera pas confronté au témoin. Chaque prévenu ignore la décision de l’autre.

    L’innocent a intérêt à ce que le témoin parle et accuse l’autre. Le coupable n’a pas intérêt à ce que le témoin parle ; il s’accuse lui-même ou reste silencieux.

  8. Il y aurait une autre possibilité, mais cela impliquerait une révolution intellectuelle inimaginable dans le monde judiciaire : introduire une notion de pari dans la justice.

    Par exemple, le juge pourrait prononcer une peine par laquelle s’il s’avérait, dans l’avenir, que la vérité soit révélée au sujet de ce crime par un moyen technique inconnu à ce jour, alors, le coupable, s’il est encore vivant, se verrait infliger une peine particulièrement dissuasive, (c’est à dire : aggravée pour avoir gêné le bon déroulement de la justice). On pourrait de plus imaginer que le coupable serait de surcroit condamné à indemniser les personnes condamnées à tort du fait de ses mensonges.

    Bien entendu, je sais que les procès peuvent être révisés dans certaines circonstances et donc, que ce genre de choses existent déjà : par contre, on ne peut pas employer cet argument (contractualisation par pari) dès le premier jugement.

  9. Juste un tout petit non-dit dans l’argumentation sur le viol doit etre moins puni que le meurtre (en plus du fait que les peines ne sont pas cumulables), c’est que le fait que le viol sera plus puni devrait, selon la theorie, impliquer que moins de viols sont commis. Donc on a un arbitrage entre nombre de viols evites, nombre de meurtres supplementaires…
    Evidemment, "une vie n’a pas de prix", blablabla, mais dans les faits on sait tres bien que ce n’est pas vrai…

  10. Assez d’accord avec "madeinitaly" car après tout si les délinquants étaient si rationnels face au risque de sanction potentielle, la peine de mort (pour prendre un exemple extrême) aurait l’effet dissuasif que certains lui prêtent et qui, sauf erreur, n’a jamais été démontré, non ?

    PS : le témoin, ce n’est pas plutôt son témoignage qu’il monnaie, plutôt que ses aveux ?

    Il y a un post sur le caractère dissuasif (ou non) de la peine de mort, vous le trouverez aisément dans les archives. Sur ce sujet, n’oubliez pas qu’il y a beaucoup d’autres choses beaucoup plus déterminantes du nombre de meurtres que la politique pénale; un membre de gang dans une ville comme Détroit, aux USA, a par exemple beaucoup plus de chances de subir une mort violente en restant dans la rue qu’en commettant un meurtre et en encourant la peine de mort. Donc l’argument du caractère dissuasif non décelable de la peine de mort ne change rien à l’hypothèse de rationalité du criminel.

    J’ajouterai que si vous supposez que le criminel n’est pas rationnel, vous pouvez oublier toute la dimension dissuasive dans les sanctions pénales, ce qui est manifestement absurde. Que cette rationalité soit parfois en défaut, limitée, soit : mais un raisonnement fondé sur la dissuasion ne peut se passer de l’idée d’un calcul des criminels potentiels.

  11. Merci, Christophe pour le blog en lien, c’est une mine (amateurs de contrepèteries, allez y sans modération, il y a de quoi alimenter le Bar à Jojo du Forum jusqu’aux conditions de transversalités)… Ceci étant, un vrai exemple de truel se trouve dans Le Bon, La Brute et Le Truand… Mais cela doit être très connu des matheux.

  12. Mais, dans le dilemme du prisonnier, normalement les deux doivent avouer. Là, si j’ai bien compris, aucun n’avoue. Si la présomption d’innocence existait vraiment, ils devraient être tous les deux être libérés.

    Normalement, la façon de résoudre le dilemme en faveur des prisonniers, c’est de renforcer les règles de solidarité du milieu. Par exemple avec la fameuse loi du silence. Il semblerait que ces deux là, l’est inversé. Tant il est vrai que trop parler revient à ne rien dire 🙂

  13. a madeinitaly
    LA femme ? moins rationnelle que L’homme ?c’était vraiment utile dans votre analyse ? je trouve au contraire que ça la décrédibilise …

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