Quand le président du Medef Geoffroy Roux de Bezieux a prudemment posé la question du temps de travail en plein confinement, on a bien compris qu’il s’agissait d’un ballon d’essai timide, que le gouvernement a gentiment repoussé, « pour l’instant ». Puis l’institut Montaigne s’est emparé du concept pour préciser de nouvelles ambitions. Chez Les Républicains, dont l’imagination pour se faire une place politique est débordante, on a donc reposé la question de l’abolition du « carcan des 35 heures » pour redynamiser le pays. Ce n’était pas drôle, mais on a quand même ri. Ça nous rappelait l’époque où on allait boire des coups sans porter de masque ; c’était agréable.
Maintenant, ça devient moins marrant. Car, en réponse à ces préconisations dérisoires, se sont joints les autres : ceux qui ne jurent que par la réduction du temps de travail, « parce que c’est grâce aux 35 heures que la France a connu dans sa plus forte croissance de l’emploi » (avec des interprétations parfois assez surprenantes).
Après « l’argent magique », voici venu le « temps de travail magique ».
La hausse du temps de travail ne servira pas beaucoup
C’est un
point sur lequel j’ai déjà posé quelques commentaires.
Je reprends l’argument. La hausse du temps de travail ne sera pas en mesure de
compenser les besoins de rattrapage de la production. Dans beaucoup de
services, elle ne rattrapera pas l’activité perdue (transports, tourisme, etc.).
Dans certaines activités de services désormais fortement contraintes sur le
volume de capital (et son temps d’utilisation quotidien), elle ne servira à rien,
le problème étant la capacité à disposer du capital physique nécessaire pour honorer
toute la demande (jauges de spectacles, surface des reatsurants). Pensez aux
restaurants. J’imagine qu’on peut effectivement compenser une partie des
couverts perdus en profitant de l’envie des consommateurs de retourner dîner
dehors (cela arrivera tôt ou tard) et que, pour cela, étaler les horaires d’ouverture
serait une idée. Mais on comprend bien qu’on ne peut pas aller très loin dans
ce sens. Ajoutez à cela qu’une hausse significative du temps de travail sur un
laps de temps suffisamment long aura des effets négatifs sur la productivité
des travailleurs, y compris dans les activités – industrielles par exemple – où
cela est possible. Certes, c’est un peu ce qu’il se passe dans les entreprises
en général en période de reprise : l’emploi ne repart qu’un peu plus tard,
ce qui signifie que le temps de travail (par le biais des heures sup) et la
productivité s’élèvent temporairement. Mais le contexte est quelque peu
différent de d’habitude, me semble-t-il. Les efforts attendus sont
incomparables et il n’est pas garanti que les travailleurs soient en mesure de
maintenir leur productivité sur la distance après des mois difficiles à divers
égards.
Pour finir, il faut noter l’incongruité de la proposition de supprimer des
vacances scolaires, lorsqu’on sait que les activités de loisirs (qui dépendent
des vacances) sont parmi les plus impactées.
Au final, si vous pensez compenser sérieusement le choc négatif d’ampleur sur
la productivité et rattraper le temps perdu de la sorte, vous rêvez.
La réduction du temps de travail ne servira pas beaucoup non plus
Ceux qui veulent réduire le temps de travail pensent toujours en termes d’emplois. Parmi eux, il y a les décroissants : ceux qui pensent que la justice sociale implique de partager l’emploi entre ceux qui en ont et ceux qui n’en ont pas. Ce qui, tel quel, conduit à « travailler moins pour gagner moins » ou, « travailler moins, gagner autant et faire payer les entreprises ». Et il y a ceux qui pensent que la baisse du temps de travail n’est viable que si certaines conditions sont réunies. Il faut (c’est hélas le cas) qu’il y ait des chômeurs (sans quoi, la pénurie de main d’œuvre peut conduire à une baisse de la production), qu’il y ait un impact suffisamment élevé sur la productivité et que le coût du travail n’augmente pas, ou peu (sinon, les entreprises n’embauchent pas ou peu).
L’effet sur
la productivité du travail est au demeurant positif : en abaissant le
temps de travail, on maintient une productivité plus élevée (les heures du
vendredi après-midi, schématiquement les moins productives pour chacun, sont
supprimées). La réorganisation des processus de production peut également y
participer. Sur ce point, il faut être prudent cependant. Si les entreprises en
profitent pour substituer du capital au travail (acheter des robots et
ordinateurs plutôt qu’embaucher), comme elles l’ont fait après 2008, l’effet
sur l’emploi risque d’être limité. Dans certaines activités de service où, par
nature, l’intensité en main d’œuvre est élevée (restaurations, aide à la
personne, etc.), ces possibilités seraient néanmoins limitées.
Par ailleurs, un emploi n’est pas forcément divisible. Il génère des coûts
fixes de réalisation. Par exemple, pour certains emplois (notamment qualifiés),
il est coûteux de découper un poste de travail, car il demande un traitement de
l’information important (avant même de faire le job). Il est dommageable de
reproduire ce coût fixe sur plusieurs postes. Il peut aussi exister des
compétences spécifiques difficiles à trouver sur le marché du travail. Dans ce
cas, le poste susceptible d’être créé reste vacant et la production est réduite.
Et, hypothèse à approfondir, ce type de problèmes risque d’être encore plus
marqué que d’habitude, dans un contexte où un pourcentage non négligeable de
travailleurs fonctionnera en télétravail.
Surtout, je ne vois pas par quel processus l’effet sur la productivité dans un contexte contraint par la distanciation dans de nombreux services pourra être significatif, notamment dans les petites entreprises. La piste d’une réorganisation des temps de travail et des processus serait-elle en mesure de générer des gains de productivité suffisants dans les services ? Cela dépendrait des types de service. Mais on imagine mal comment un tel programme pourrait avoir un impact véritable sur la productivité, la production et l’emploi.
Pas de réglementation, de l’inspiration et du dialogue social au cas par cas
Il n’y a pas
besoin de tout ça. Dans les entreprises, dans cette période spéciale, tout le
monde a en tête ce qui est bon pour tous. Certaines entreprises auront intérêt
à élever ou réaménager le temps de travail. Elles – et leurs employés – disposent
des outils nécessaires pour signer des accords adaptés. Dans cette perspective,
le cas de l’usine
Renault de Sandouville ne doit pas être érigé en règle commune, mais plutôt
en regrettable exception.
D’autres pourraient en profiter, au contraire, pour réduire et réorganiser le
temps de travail et les processus, parce que c’est l’occasion de puiser dans
des réservoirs de productivité inexploités à ce jour. Mais légiférer serait une
idiotie.
Ce qui fera la différence, ce sera le plus souvent la capacité à transformer l’offre dans les entreprises, les régulations macroéconomiques accompagnant ce processus d’une part, et leur soutien adapté à la demande, d’autre part. Le temps de travail n’est qu’un détail.
Je soupçonne tous ces gens de peu se soucier de relance de l’activité et de ne plaquer que leurs vieilles lubies idéologiques dans une situation où c’est pour le moins déplacé.
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Quoi ? Vous suggérez de NE PAS légiférer ? Impensable pour le Parlement et toute la classe politique.
Hélas.
Merci pour ce billet éclairant.
Qu’est-ce qui peut bien pousser le sage à s’égarer dans les pièces enfumées ?
Votre précédent billet sur Ostrom était excellent. Vraiment éclairant.
Pourquoi mêler votre voix à un brouhaha qui brasse une vieille soupe depuis longtemps évaporée ? Il faut être gravement has been pour évoquer encore des “entreprises”, de la “productivité” et ces trucmuches input-output.
Laissez ceux qui aiment leur intérêt, ou leur opinion, parler de macro et de compta nat (sans voir comment elle évolue) et associer “l’agent représentatif” à de petits exemples supposés édifiants.
Vous avez certes, comme tout le monde, le droit inaliénable de vous énerver. Mais vous pouvez être tellement plus brillant et utile.
“Non, moi j’crois qu’il faut qu’vous arrêtiez d’essayer d’dire des trucs. Ça vous fatigue, déjà, et pour les autres, vous vous rendez pas compte de c’que c’est. Moi quand vous faites ça, ça me fout une angoisse… j’pourrais vous tuer, j’crois. De chagrin, hein ! J’vous jure c’est pas bien. Il faut plus que vous parliez avec des gens”.
Désolé, je ne me doutais pas que ça irait jusqu’à l’angoisse.
OK, je la ferme dorénavant
Portez vous bien.
Bonjour,
Je rajouterai juste un élément même s’il n’a pas de rapport direct
Depuis le 11 mai, toutes mes collègues qui ont des enfants alternent entre garde d’enfants par les nounous et les grands-parents, rares jours d’écoles ou de crèches ouverts et télétravail ou pose de congés pour les garder.
Je suis de près la question des écoles et ça me paraît impossible d’ouvrir 100% des classes en septembre 100% du temps en conservant les mesures sanitaires. Dans ma ville, une majorité des écoles n’ouvre qu’en alternant les groupes deux fois par semaine, alors que les écoles ne sont pas remplies à 50%…
Je me risquerai à dire que ça va peser sur la productivité générale, et compliquer l’activité des femmes pendant au moins plusieurs mois … et conduire à réduire d’une manière ou d’une autre le temps de travail de façon provisoire