Bill Gates devrait réviser son économie géographique

Au hasard du Financial Times de ce week-end, je tombe sur un article retraçant la récente visite de Bill Gates au Vietnam. Devant un auditoire d’étudiants en informatique conquis d’avance, il leur a déclaré : “With the internet having connected the world together, someone’s opportunity is not determined by geography . . . but by the investment in education that you make,”, ce qui peut se traduire par “comme l’internet a connecté le monde entier ensemble, les opportunités d’un individu ne sont pas déterminées par la géographie, mais par les investissements en éducation qu’il fait”. L’idée n’est pas nouvelle, ni très originale : elle est au coeur du récent livre de l’ineffable Thomas Friedman, qui nous explique que désormais, la terre est plate.

Comme souvent lorsqu’on touche aux questions économiques, ce n’est pas parce qu’une idée paraît plausible, ou est répétée inlassablement, qu’elle est vraie. L’idée de non-pertinence de la géographie dans un monde dans lequel les coûts de transport des marchandises et des informations chutent ne fait pas exception à la règle.

La géographie ne compte-t-elle plus? Ce serait une nouveauté. Historiquement, le développement économique s’est effectué par proximité géographique, comme le montre cette carte indiquant les périodes auxquelles, au 19ème siècle (durant lequel coûts de transport et de diffusion des informations se sont effondrés), les pays européens se sont développés (carte extraite de “the truth about markets”) :

Ce graphique permet de visualiser à quel point le développement économique en Europe s’est fait par proximité géographique. Parti de Grande-Bretagne, il a atteint les Pays-Bas, puis l’Allemagne, puis la France, puis les pays européens plus périphériques. Encore aujourd’hui, cette diffusion par proximité géographique se vérifie : en Europe de l’Est, les pays les plus riches sont les pays les plus proches des pays de l’Ouest; à l’intérieur même de ces pays, les régions les plus occidentales sont plus riches que les régions orientales, signifiant que la richesse continue de se diffuser par proximité géographique. L’Asie illustre le même phénomène (carte tirée aussi de “the truth about markets”) :

En Asie aussi, la croissance dépend de la géographie, cette fois-ci des pays périphériques vers le centre. La croissance a commencé au Japon, s’est diffusée en Corée du Sud et à Taiwan (ainsi qu’à Hong Kong) puis se transmet par proximité géographique, des zones côtières vers le centre. Là aussi, l’impression visuelle traduit la réalité d’une croissance économique qui se diffuse par proximité géographique. Les étudiants vietnamiens ne devraient donc pas trop croire Bill Gates sur ce point précis (soyons juste, cela dit : il vaut mieux qu’ils croient ce genre de choses que les fadaises de leurs dirigeants) : la géographie compte, et l’endroit ou ils se trouvent a une importance considérable, plus aujourd’hui qu’hier, sur leurs opportunités économiques. La réduction des coûts de transport des marchandises et de l’information a en effet pour première conséquence de concentrer les lieux de production et les revenus issus de celle-ci.

Pour le comprendre, vous pouvez aller lire la brillante critique du livre de Thomas Friedman par Ed Leamer, qui vous apprendra au passage énormément de choses sur l’économie géographique (et vous fera bien rire). Mais, concernant les technologies de l’information, on peut résumer l’argument de la façon suivante :

Les connaissances qui servent à produire sont de deux types : les connaissances formelles et les connaissances informelles. Les connaissances formelles sont les cours, les techniques, qui peuvent être transmises par les technologies de l’information. Les connaissances informelles sont tout le reste : les informations glânées en buvant un café, les conversations avec des gens, du même domaine d’activité que vous, les amitiés et autres liens avec des gens avec lesquels vous pourriez coopérer, en bref, toutes les informations que vous obtenez en étant proche physiquement d’autres personnes faisant un métier proche du votre.

Les technologies de l’information diffusent les informations formelles, mais pas les informelles. Ce qui signifie qu’aujourd’hui, effectivement, vous pouvez vous former quel que soit l’endroit ou vous êtes : les savoirs formels sont disponibles pour tout le monde. Mais comme ces savoirs sont disponibles pour tout le monde, les détenir ne vous apporte que peu d’avantages : vous êtes en concurrence avec des tas de gens dans le monde entier, qui les détiennent aussi. Vous pouvez travailler autant que vous voulez, il y aura toujours quelqu’un quelque part qui aura travaillé plus que vous. Dans ces conditions, quels seront les producteurs qui seront les plus compétitifs? Ceux qui disposent des mêmes connaissances formelles que les autres, mais qui en plus, disposent de beaucoup de connaissances informelles. C’est à dire, ceux qui se trouvent dans les quelques endroits au monde qui concentrent des gens qui font le même métier qu’eux (dans le domaine des technologies de l’information, l’un de ces endroits est la Silicon Valley; dans le cinema, l’un de ces endroits est Hollywood).

Loin de donner les mêmes opportunités à chacun, la baisse des coûts de transport tend à concentrer la production de richesses et d’innovations dans quelques agglomérations. En d’autres termes, la géographie a d’autant plus d’importance dans un monde à faibles coûts de transport. Cela ne condamne pas, bien entendu, certains pays au sous-développement, car les connaissances et la croissance économique se diffusent, progressivement, de proche en proche, dans le même temps. L’argument de Bill Gates, dans le fond, n’était pas totalement faux : la réussite des étudiants vietnamiens dépendra certes de leur travail, mais surtout de leur capacité à aller travailler en Californie ou à Seattle. Ce n’est sans doute pas pour entendre cela que les dirigeants vietnamiens l’avaient reçu.

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Alexandre Delaigue

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11 Commentaires

  1. Tu me fais une peine pas croyable avec tes scans tordus…
    Allez, je vais voir ça…
    Au fait, occasion pour signaler un (voire LE) logiciel graphique pas mal du tout et libre, pour ceux qui ne le connaissent pas : gimp

  2. Et puis, accessoirement la possibilité d’un accès Internet dépend fortement de la géographie, à l’intérieur du Vietnam et dans lemonde.

  3. En ce qui concerne les informations informelles, un petit bémol s’impose toutefois: les geeks qui passent leur temps a squatter sur irc ou les forums de discussion pratiquent bien souvent la discussion libre entre deux sujets plus "techniques". En effet, certains utilisateurs faisant office de "piliers de bars", il se développe bien souvent des relations proches de l’amitié (ce que j’appelle les amis du Net, par opposition aux amis réels). On retombe alors dans une situation qui n’est pas sans rappeler ce qui se passe dans un bar entre les habitués.

  4. N’y-a-t-il pas un paradoxe à constater que l’homme le plus riche du mmonde dans une économie libérale et démocratique puisse commettre de telles erreurs en économie, surtout lorsque cet homme est le capitaine d’industrie qui a fondé l’empire industriel par lequel furent conçues les machines par lequelles se diffusent savoirs formels et informels ?

  5. @tof : se communiquer des informations entre geeks via irc est une chose; faire une entreprise en est une autre, pour laquelle la proximité physique est importante.

    @No comprendo : aucun paradoxe. Les qualités qui font un bon entrepreneur sont totalement différentes des qualités nécessaires pour comprendre l’économie.

  6. La thèse de la mort de la géographie est récurrente, à peu près de la même façon que celle de la fin de l’histoire ! alors que toutes les statistiques démentent cela… Comme dit dans le billet, la réduction des coûts de transport accroît la concentration, pas l’inverse, car en se concentrant, on peut faire jouer encore plus les économies d’échelles. Jusque là, pas de pb, je souscris au billet…
    MAIS : 2 petites remarques :
    * d’abord pour dire que le développement ne se fait pas seulement par "proximité géographique", je dirais plutôt selon des réseaux productifs qui traversent les territoires et relient des agglomérations d’activité. Disons que l’on a deux formes de proximité qui structurent l’espace : la proximité géographique, d’une part, la proximité organisée (relations intra-groupes par exemples) d’autre part. Je ne développe pas, mais renvoie mon bouquin , notamment l’encadré 17, p. 179 et s.(désolé pour cette pub… 🙂 )
    * surtout : l’argument expliquant le besoin de proximité géo par la dimension tacite des connaissances est très séduisant mais ne tient pas trop la route (Pour info cette thèse remonte à Marshall qui disait "les secrets de l’industrie sont dans l’air qu’on respire"). C’est en tout cas ce que l’on trouve dans pas mal de travaux de recherche. Disons que "l’effet cafeteria" ne se retrouve pas dans les statistiques ! Comment expliquer l’importance de la proximité physique, alors? Elle tiendrait plus à la localisation préalable des réseaux et des institutions : on se localise à Toulouse car on est sûr de trouver les ingénieurs dont on aura besoin ; on travaille avec des gens de Toulouse car ils font parti du réseau social que l’on s’était développé, etc… Bref, c’est la localisation passée des réseaux sociaux (et leur inertie spatiale) qui est à la base de la localisation des relations futures et ainsi de suite (j’en parle aussi dans mon livre)… Je travaille pas mal avec un sociologue sur ce sujet (Michel Grossetti), il a mené différentes études très convaincantes sur la question, je mettrais en ligne prochainement des analyses plus poussées sur mon blog (encore de l’auto-promotion…).

    Voilà, voilà! Sinon, qu’un chef d’entreprise aussi important que Bill Gates n’est qu’une compréhension très partielle de l’économie, notamment géographique, ne me semble ni surprenant, ni choquant : je crois qu’aucun économiste n’est capable de créer une multinationale! la seule chose, c’est qu’il ne faudrait pas que les responsables d’entreprises se prennent pour des économistes sur la seule base de leurs succès dans les affaires : ce n’est pas le même métier…

  7. Une lecture schumpéterienne de la chose ne consisterait-elle pas à dire que les entrepreneurs qui font mentir les économistes sont ceux qui s’enrichissent, les autres se contentant de n’être que de banals acteurs acteurs économiques parmi tant d’autres ?

  8. "faire une entreprise en est une autre, pour laquelle la proximité physique est importante."

    En théorie, il y eut au cours des années 1980-1990 un énorme intérêt pour les méthodes dites japonaises (Gemba-Kaizen, Poka-Yoke) qui permirent aux industriels japonais de délocaliser massivement l’essentiel (en heures.hommes de travail) de leurs activités, ainsi que de franchir les très grandes barrières culturelles entre cultures des pays délocalisant et populations des régions dans lesquelles l’activité était délocalisée.

    Il est cependant évident que l’entreprise qui parvient à s’affranchir effectivement de la nécessité de la proximité géographique ou culturelle pour en obtenir les avantages dispose d’un avantage concurrentiel énorme sur tous ses éventuels concurrents. Sans doute est-ce dans cet esprit que le Second Empire imagina recruter dans toutes les régions de France ses futurs instituteurs issus de toutes les cultures régionales alors si présentes en France, pour leur apporter par la suite une culture commune se superposant à leur culture d’origine (l’église fit-elle autre chose en son temps ?).

  9. Clin d’oeil. Philippe Martin, dans le Libération daté du 8 mai, propose une analyse qui démarre exactement sur le même constat :

    "La mondialisation et les nouvelles technologies devaient, à terme, abolir la question de la distance et donc de l’espace physique dans les relations économiques. Elles permettent certes à certains pays pauvres de rattraper les pays riches et ainsi de remettre en cause la hiérarchie du coeur et des périphéries au niveau mondial. Mais la géographie économique n’a pas pour autant disparu : au niveau local, l’espace économique est souvent de plus en plus concentré et les acteurs (entreprises, travailleurs et consommateurs) se rapprochent les uns des autres pour exploiter les atouts de la proximité"

    Le reste ici: http://www.liberation.fr/page.ph...

  10. Je pense que Gates ne faisait pas un commentaire géo-économique, mais s’adressait à des individus pour leur dire qu’ils étaient libres d’aller faire carrière ailleurs, tout simplement. Et qu’Internet et la baisse des coûts de transport rendait leur mobilité, à titre individuel, plus aisée. je ne pense pas qu’il ait voulu dire qu’on pouvait créer la Silicon Valley au fin fond de la Sibérie depuis son petit PC. Enfin je peux me tromper.

  11. Pour ma part Bill Gates se trompe lourdement puisque, internet peut certe faciliter les contacts, mais ne garantit pas l’accès d’un individut à un travail même à l’autre bout du monde. L’accès à un travail dépent c’est vrai à l’investissement d’un individu et à ses réussites mais aussi à son entourage qui se constitut pour la plupart de personnes rencontrées au cour de sa vie qui lui apporte des compétences personnelles peu communes .C’est pourquoi je pense que que la géographie à toute son importance ( même si on prend le cas d’un individu qui voyage beaucoup puisqu’il est forcément établit quelque part). je vai prendre pour exemple puisqu’il est ici sujet d’étudiant d’un phénomène que l’on retrouve dans l’éducation: au lycée on retrouve des élèves venant de collèges différents qui on eut pour beaucoup des profs différents et un programme unique. On (et je, car je suis en 1er SSI au lycée Belin à Vesoul) se rend vite compte que ces différences comptent pour beaucoup puisque les élèves ont des méthodes et des habitudes de travail propres à leur collèges alors qu’ils ont suivit le même programme!et leurs réussite en résulte pour beaucoup; ce n’est pas surprenant car les profs sont établit dans un lieu géographique et opèrent autour( si on ne les "mute" pas). Donc l’argument géographique se tient même si l’informatique lie des personnes éloignées mais celle ci n’a de réelle importance si les discusions ne se font qu’en privée offrant un apport personnel et c’est rarement le cas (voir l’une des remarques plus haut). Je suis en S mais pourquoi mettre des math ici? ca me donne mal à la tête…

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