Le débat sur la libéralisation de l’électricité tourne autour de quelques thèmes récurrents : la question de l’opportunité d’une privatisation-mise en concurrence, son effet sur le prix moyen de l’électricité (hausse ou baisse) et sur la qualité de l’offre (risque ou non de pénuries à la Californienne). Quel que soit le point de vue que l’on prend, jamais un auteur n’oublie d’énoncer le pont-aux-ânes de l’alimentation électrique : qu’à tout moment, l’offre doit être égale à la demande car l’électricité n’est pas stockable. (suite)
Mais en partant de cet argument technique, on arrive à une conclusion logique : si l’égalité entre offre et demande doit être assurée à tout instant, le prix de l’électricité doit pouvoir fluctuer rapidement, précisément pour ajuster offre et demande. Or le plus souvent c’est la conclusion inverse qui est tenue : A savoir qu’il s’agit d’un argument plutôt favorable aux surcapacités de production maintenues par un monopole public. Cette logique est à l’oeuvre depuis qu’il existe un approvisionnement électrique, et est rarement questionnée. Actuellement, le prix du pétrole monte : le prix du carburant à la pompe s’en ressent. Le prix de toutes les énergies suit, de la même façon, l’offre et la demande. L’électricité et son prix font par contre figure d’exception. Indépendamment de questions d’offre et de demande, le prix de l’électricité est fixe, et la règle est de satisfaire toute la demande : c’est l’offre qui s’ajuste à tout instant à celle-ci. Ce qui implique effectivement des surcapacités de production importantes pour faire face aux pics de demande. Le problème – et la France le connaît bien – c’est que ce mécanisme enlève l’une des qualités importantes du prix, qui est d’être un indicateur de rareté d’un bien. Le prix de l’électricité est unique, a plutôt tendance à diminuer, et toute la demande est satisfaite. Mais cela entraîne un cercle vicieux : l’installation de capacités excédentaires de production permet une hausse de l’offre sans coût, incitant donc les entreprises productrices à inciter les consommateurs à consommer plus; la demande augmente, il est alors nécessaire de créer de nouvelles capacités de production, et le cycle reprend. Résultat : le prix de l’électricité baisse et les capacités de production augmentent sans cesse. On peut trouver que c’est une très bonne chose en tant que consommateur d’électricité : mais cette situation n’est pas sans défaut. Premièrement, elle dissuade d’économiser l’énergie électrique; deuxièmement, elle conduit au maintien perpétuel de capacités de productions importantes et inutilisées; enfin, elle n’est pas sans coûts environnementaux. Il faudrait peut-être s’interroger sur l’idée centrale de la distribution d’électricité, à savoir que le prix est fixe, toute demande est satisfaite pour ce prix, et l’offre doit être l’unique variable d’ajustement. Toute demande d’électricité doit-elle être satisfaite? Pourquoi ne devrais-je pas arrêter mon grille-pain lorsque la demande d’électricité s’élève dans ma zone? Après tout, il existe déjà un ensemble de systèmes faisant varier le prix de l’électricité en fonction des circonstances de demande. Par exemple, le chauffe-eau électrique de mon domicile se déclenche lorsque le tarif de nuit s’applique; je peux aussi régler mon chauffage électrique pour qu’il fonctionne plutôt aux heures creuses de tarification. Pourquoi ne pas imaginer de généraliser ce système à des prix variant en temps réel, pour que l’offre et la demande s’adaptent en temps réel grâce au prix? On pourrait imaginer à terme que les compteurs électriques des logements des particuliers établissent des priorités pour l’allumage des appareils et limitent la tension électrique du logement en fonction du prix. Par exemple, je ne veux pas que mon ordinateur et mon chauffage s’éteignent en hiver, mais je peux décider de chauffer mon diner au gaz plutôt qu’au micro-ondes si l’électricité coûte trop cher. En réalité, EDF utilise déjà ce genre d’établissement de priorité en cas de surcharge sur le réseau : on choisira de couper le courant dans des zones résidentielles pour le maintenir dans des hôpitaux en cas de problème de pénurie. Les nouvelles techniques permettraient d’affiner ce système et de permettre aux gens d’ajuster leur consommation électrique aux prix avec un degré de décentralisation qu’une entreprise seule ne peut espérer atteindre. Cela pourrait aboutir à ce que le prix moyen de l’électricité s’élève, mais que dans le même temps la consommation d’électricité soit optimisée, et que certains, en fonction de leur disposition à payer, réduisent leur facture générale. Ce qu’il faut noter c’est que ce mécanisme est techniquement possible, même en prenant en compte des aspects comme la distance d’un logement particulier à un producteur et la perte en ligne correspondante. Un tel mécanisme n’est pas sans défaut : si les prix peuvent monter, qui empêchera une coalition d’offreurs de rationner leur offre pour faire grimper les prix? A cela, deux réponses : la première, c’est que les autorités de la concurrence peuvent veiller à cela (se pose alors la question de leur efficacité. Mais si l’Etat n’est pas capable de faire appliquer la concurrence, comment peut-on espérer qu’un monopole public se comporte de façon plus vertueuse?). La seconde, c’est qu’une telle coalition aurait pour effet de décentraliser la production d’électricité en incitant les gens à se fournir par eux-mêmes, à utiliser des appareils plus économes ou à changer d’énergie autant que possible. Et finalement l’enjeu porte aussi sur l’offre. Le développement des piles à combustibles, de l’électricité solaire, laissent envisager d’ici quelques années une évolution d’un réseau de production d’électricité fondé sur des unités de production de grande taille à un système multipliant les unités de production de petite taille, disponibles aussi chez les particuliers. Dans ce cas le marché pourrait rapidement devenir concurrentiel : si un individu dispose d’une unité de génération d’électricité chez lui, qu’il déclenche lorsque le prix du marché devient supérieur à son coût de production personnel, qu’est-ce qui l’empêche de revendre au prix du marché une partie de sa propre production? L’autre inconvénient de cette mesure est politique. Les coûts du système actuel de production et de distribution d’électricité sont diffus, et les avantages que l’on retirerait de ce genre de système assez impalpable : il s’agirait d’un gain écologique, d’une utilisation plus rationnelle des ressources… Mais dont l’effet immédiat serait un désagrément pour les consommateurs qui devraient d’un coup s’adapter à des prix de l’électricité fluctuants et admettre que toute leur demande d’électricité ne peut être satisfaite à prix fixe. Gageons que l’on ne manquerait pas de lobbies pour expliquer qu’eux doivent être protégés des hausses de prix, comme le font actuellement agriculteurs et routiers à propos du prix du carburant. On est en tout cas bien loin de ce débat avec la libéralisation de l’électricité à la française. On se limite à se demander si les prix vont monter ou baisser. Et si la vraie question était toute autre?
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