J’ai vu le film qui avait fait quelque peu sensation à Cannes, il y a un an de cela. Et c’est une surprise. Pendant des années, j’ai laissé tomber Ken Loach (après le parodique Bread and Roses). Un jour, je suis allé voir La part des anges. C’était bon. Enfin, plutôt que de se gargariser de clichés larmoyants sans intérêt et, visiblement, mal documentés, il revenait à ce qui peut être une vraie critique sociale. Une histoire avec, comme fond, un état de fait : des gosses que le monde considère comme inutiles et nuisibles – non sans raisons – sont capables d’intelligence, au point de tromper ceux qui se pensent les plus malins (car les plus riches), sans même changer la vie de ces derniers, qui restent tout aussi contents d’eux-mêmes. J’ai retrouvé cet esprit dans La loi du marché. Alors que je m’attendais au pire.
Ce qui est remarquable dans ce film, c’est que le marché n’apparaît jamais, ou presque. Ce sont les Hommes et les règles qu’ils se donnent qui dominent. Ce sont les règles implicites, non pas de l’économie de marché, mais d’une conception de l’entreprise issue de monopoleurs qui sont les cibles. Pas le marché. Presque son opposé. Stéphane Brizé fait le récit du moment d’une vie de la classe moyenne. Chômage longue durée à la cinquantaine d’un technicien, incarné par Vincent Lindon. Formations à la con chez Pole Emploi, entretiens d’embauche crétins (destinés à montrer au DRH qu’on a bossé dur sur le recrutement en alignant les candidats), stages de com’ à l’embauche chez Pole Emploi encore (où les autres chômeurs se font un plaisir de te dire que ta vidéo de simulation d’entretien est minable et où l’animateur jubile intérieurement de voir tant de franchise dans son groupe) et, finalement, donc, ce job de vigile, où il se passe plein de trucs très déplaisants.
En réalité, le seul moment où le marché intervient est celui où le personnage se retrouve sur un marché du travail (local, il refuse de déménager ; ce n’est pas un jugement de ma part) où les offres de travail dépassent les demandes et où les employeurs peuvent faire la fine bouche. Tout le reste du film nous donne le sentiment que trop peu de moyens publics sont dégagés pour accompagner correctement un mec qui, visiblement, n’a pas l’intention de se la couler douce au RSA et dont le capital humain est costaud, sans être extravagant. Un mec qui n’était pas destiné à bosser en pseudo-flic dans un supermarché, mais qui peut s’y sentir assez heureux pour apprécier le cérémonial, qui est présenté comme sincère, lors du départ en retraite de la charcutière, après 32 ans de boîte. Une certaine idée du travail, celle de la logique de l’honneur. Celle qui considère que tout métier est honorable et respecté, s’il est bien fait et… aristocratiquement, c’est-à-dire dignement (y compris quand tout n’est pas magnifique ; songez aux bourreaux du temps de la peine de mort). Ce n’est évidemment pas tout. On y voit une suite de bonhommes et bonnes femmes qui, au nom de règles qui semblent incontournables et conditionnant le maintien de leur boulot (méchant marché), licencient pour des coupons de réduction et autre carte de fidélité personnelle indûment créditée. De mon point de vue, le talent de Brizé est de montrer que la rhétorique et les postures employées dans ces situations de conflit n’ont rien d’obligatoire. LE MARCHÉ ne dit à personne de parler de “confiance rompue” pour des coupons de réduction (de même qu’il ne dit nullement à l’employée impliquée de répondre “On doit pouvoir trouver un arrangement”). Au pire, ses représentants patentés suggèrent de rappeler les règles intransgressibles (et bing, dehors ; c’est peut-être dur, mais moins humiliant). Et quand l’employée incriminée répond, avec visiblement l’assentiment de ses juges, qu’elle est là depuis 20 ans et a toujours montré un grand sérieux, le marché aurait tendance à répondre “Garde la, mec… Chauffe la correct, mais garde la”. Globalement, les gens ne sont pas méchants dans La loi du marché. Les pires sont les chômeurs lors du stage de formation à l’entretien d’embauche. Pas méchants, mais pas très gentils non plus. Un genre d’hommage au concept de “banalité du mal” d’Arendt, je présume. Et, du coup, La loi du marché est un film qui fait réfléchir. Réfléchir sur la pensée Sartrienne du Salaud. Réfléchir sur ce que l’économie de marché peut directement ou non générer. Avec, mais ce n’est qu’un avis personnel, comme réponse que ce film aurait dû s’appeler La loi des Hommes et qu’il aurait pu se passer, aussi bien, en Union Soviétique. Quant à ceux qui y ont vu franchement autre chose (au choix, une merde gauchiste lacrimale ou une condamnation sans concession des excès du capitalisme), ma foi…
J’aime bien quand les artistes ne se prétendent pas, prétentieusement en tout cas, économistes ou philosophes. C’est d’ailleurs pour cela que je ne fais pas de peinture ou de court-métrages. Et même si ça vous fera peut-être moins “plaisir” que l’accueil de votre film par certains crétins de “Gôche” (prêts à vous expliquer à quel point la confiance est “rompue”) qui comptent dans le cinéma, bravo Monsieur Brizé.
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Bonjour,
Je n’ai pas vu le film – j’ai donc toute autorité pour en parler ! – mais la bande annonce m’a conduit à penser que c’était un enième film sur la critique sociale….Du genre “Violences des échanges en milieux tempérés” ou le “Couperet” de Costa Gavras. Bref, dans mon esprit (étroit) un bon film, certes, mais qui flatte avec facilité voire démagogie le révolté d’Attac qui sommeille en nous….
Cependant, j’ai le sentiment que vous voulez sauver à tout prix le “Marché” et renvoyez au fait que la violence des hommes et des femmes est le propre des agents en situation de monopoles (entreprises, personnes). Bref, vous voulez sauvez Walras et concédez un peu de raison ou de justesse d’analyse à Marx. En cela, vous sous-estimez me semble-t-il l’importance du pouvoir, de la contrainte qu’il y a dans toute relation économique (marchande ou administrée). Cette contrainte, ce pouvoir peuvent être plus ou moins forts, ou ressentis plus ou moins douloureusement, mais considérer que le pouvoir et la violence sont propres à la grande entreprise et non pas au marché (le marché libre, sans contrainte et pouvoir, c’est un peu croire au père Noël non?….Walras lui-même n’y croyait pas) est un point de vue partiel: le marché n’échappe pas à cette violence économique qui est consubstantielle à la lutte contre la rareté.
Vous dissertez à base de mots-clés, sans avoir vu le film et sans avoir vraiment lu ce que j’en dis. Je ne vois pas quoi répondre.
Si j’ai une chose à reprocher à ce film, c’est de présenter un monde glacial, vidé d’humanité. Et ça ne colle pas avec ce que je connais du “petit monde d’en bas”. Ce que j’en sais ressemble à ce que décrit Florence Aubenas dans Le Quai de Ouistreham. Un monde pas facile où on en bave mais où tout est saturé de liens. Effectivement, ceux qui tiennent ces emplois subalternes sont durs entre eux et ne se font pas de cadeau, mais ils font corps. Ils discutent, cancanent, méprisent, se détestent et aussi s’aiment. Bref, ils font société. Et je n’ai pas vu ça, qui me semble essentiel, dans le film.
Sinon, effectivement, il y a des plans qui ne se laissent pas oublier tranquillement.
Je me permets de faire une critique de votre critique car je pense que vous avez une vision quelque peu biaisée du marché. Le marché s’incarne toujours par des règles, ce sera toujours une affaire d’hommes et de femmes. Vous dîtes qu’on ne voit pas le marché, mais en réalité, à travers ce film, on voit l’impact qu’il a sur une vie. Je pense que vous exagérez un peu, car il y a beaucoup de scènes où “on vend”: des hommes, un mobil-home, des produits. On observe également que le marché a besoin de contraintes pour fonctionner, des exigences qui vont aller jusque dans la manière d’être (la simulation de l’entretien d’embauche).
J’avais écrit ceci à propos de ce film : http://socio-reflexe.over-blog.com/2016/03/reflexions-autour-de-la-loi-du-marche-de-stephane-brize.html
En toute modestie, je ne pense pas avoir compris l’ensemble de cette oeuvre, mais je pense qu’il souligne à quel point le marché est social.
La vie est biaisée.
Comment cela ?
C’est tout ce que je trouve à répondre à “vous avez une vision quelque peu biaisée du marché”.
Bon, je sais pas si mon commentaire a été envoyé ou pas, j’en réécris donc un autre (désolé pour le doublon ^^).
Je trouve étonnant que vous me répondiez cela car c’est juste un des gros débats sur le concept du marché actuellement (et depuis un bon moment en fait). J’aurais aimé votre avis dessus, et pas une réponse/non-réponse “la vie est biaisée”. Je suis désolé de vous apprendre que des études montrent que le marché, c’est avant tout une histoire de règles d’hommes et de femmes. Je pense que c’est un fait social, donc avant tout relatif aux normes, aux valeurs, etc. des acteurs qui l’animent. Ma représentation du marché (je préfère le terme ”phénomènes marchands”) ne semble pas compatible avec la vôtre, c’est pour cela que je la pense biaisée.
Si vous dîtes : “ça, c’est pas le marché”, expliquez-nous ce que c’est : une institution, une contrainte collective, un simple échange? Et cet échange n’implique-t-il pas des relations sociales spécifiques, donc des organisations capables de les faire respecter ?
C’est ce que je voulais apprendre. J’attendais une réponse construite et argumentée et j’ai eu du rejet.
Et puis le titre de votre poste de blog me rappelle le texte de Polanyi sur le sophisme économique (dont il révèle que Walras avait eu l’intuition mais a été “caché” par Hayek): vous jugez qu’il n’est pas question d’économie. Or, même si on n’était pas dans un marché, il s’agit d’économie: on parle de revenus, de vente, de consommation, de financement, d’emploi.
Bref, ne voyez pas d’animosité dans mon commentaire, je cherche surtout à discuter.
J’ai vu le film et j’ai été plutôt déçu. Je passe rapidement sur la médiocrité des images, car j’ai maintenant la certitude que le cinéma français a totalement abandonné toute ambition dans ce domaine. C’est plutôt le contenu qui m’a dérangé. Plus qu’une critique de la société et de son économie, j’ai eu le sentiment de voir la vie de “Joe la poisse”. Certes, toutes les situations décrites dans le film correspondent à la réalité, mais qu’elles arrivent toutes au même gars, c’est vraiment un signe du destin. Pas une seule scène positive dans le film. Quand le héros veut vendre son bungalow, il tombe sur quelqu’un qui cherche à l’arnaquer. Son fils, il est “forcément” handicapé et son école lui fait des problèmes. Et tout est à l’avenant … Certains films sont des caricatures mais celui-ci est une caricature de caricatures.