Suite tardive de ce billet sur la question scolaire. La question de continuer ou non la démocratisation scolaire restait sans réponse, le premier volet avançant que, en l’état, elle semblait devenir plus coûteuse que bénéfique. En vérité, on n’a pas le choix. Il va falloir continuer à faire en sorte d’élever le niveau de capital humain moyen des générations à venir. Sauf à se diriger vers une société bien peu sympathique. Continuer ou, du moins, essayer.
N’en déplaise à ceux qui envisagent plus ou moins sérieusement de ramener usines textiles ou hauts-fourneaux du monde entier dans nos contrées, d’y aller slowly quand la technologie détruit les systèmes, le travail de demain, et en avoir, passe par des qualifications plus élevées. Plus élevées que quoi ? Eh bien, plus que ça et plus encore… Les travaux sur le sujet ne manquent pas depuis environ cinq ans. Erik Brynjolffsson et Andrew McAfee, dans deux livres que je vous recommande chaudement (The race against the machine et The second machine age), et Tyler Cowen dans un ouvrage que je vous conseille tout autant (Average is over), font un constat identique. Identique à celui d’Immanuel Wallerstein et ses co-auteurs (Le capitalisme a-t-il un avenir ?), même si la grille d’analyse et les conclusions sont évidemment différentes.
Ce constat peut se résumer en quelques points. Les nouvelles technologies de l’information ont donné aux machines, robots, ordinateurs et assimilables des capacités spectaculaires qui changent radicalement le monde dans lequel nous vivons, au delà de ce que nous attendions durant leur première phase d’émergence. S’il reste à l’être humain quelque avance sur les machines, elle se situe dans les capacités d’intuition et de créativité. A la limite, dans le domaine des communications complexes. Mais même pour celles-ci, nous sommes rattrapés de façon inattendue : il existe des programmes de traduction vocale instantanées en passe d’être diffusés largement, par exemple. Les assistants juridiques sont dépassés par la capacité de recherche de documentation juridique, les préparateurs en pharmacie deviennent inutiles, les automates sachant réaliser les mêmes tâches pour bien moins cher. Même les journalistes, pour certains types d’articles, peuvent être remplacés par des logiciels. On savait que tout ce qui repose sur le calcul routinier était depuis longtemps du domaine d’ordinateurs disponibles pour des années pour quelques centaines d’euros, que les caissières voyaient les caisses automatiques menacer leur emploi. On découvre cependant que loin de toucher seulement les travailleurs peu qualifiés, déjà bien éprouvés, ce sont les individus dotés de qualifications intermédiaires qui sont les premières victimes des traitements automatisés. Pour le dire simplement, avec un bac +2 ou un bac +3, on n’est plus du tout à l’abri de la concurrence de la machine. Comment évoluera la situation ? A quelle vitesse ? Le prédire précisément est compliqué. Peut-être qu’il n’y aura plus d’avocats en 2040 ? Plus de chanteurs non plus (Ceux qui ont lu Idoru de William Gibson ne douteront pas de la plausibilité de la chose…). Certes, les bus qui se conduisent seuls ne fleuriront pas en 2016, ni même 2020. Parce que des problèmes juridiques, techniques ou éthiques sérieux se posent. A tel point, que tout compte fait, on pourrait voir ces véhicules fleurir moins vite que prévu. Néanmoins, la tendance est là et si, pour un certain nombre d’applications, la société pourrait tout simplement refuser d’utiliser le potentiel des machines, on voit mal comment ce cas de figure pourrait être le plus fréquent. Dans le second âge de la machine, seuls ceux qui sont capables de tirer partie de la technologie pour la compléter ont un avenir. Cette thèse du progrès technique biaisé n’est pas toute neuve, mais prend désormais une dimension dramatique pour ces auteurs.
A partir de là, quel avenir se dessine ? Tyler Cowen imagine une société coupée en deux : ceux qui savent se servir des machines, très qualifiés et très riches d’une part et, d’autre part, les autres, ceux dont le talent ne passerait pas par le maniement productif des machines. Dans ce monde, la masse abandonnerait l’idée de s’offrir un yacht, simplement un pavillon avec une petite piscine ou des vacances dans un hôtel raisonnablement sympathique. Ce nouveau “prolétariat privé de travail” à un degré ou un autre ne serait pas malheureux pour autant. Après tout, il disposerait de loisirs modernes peu onéreux qui semblent d’ores et déjà nous convenir : la journée sur Facebook, le soir devant une VOD illimitée pour quelques pièces par mois, etc. Dans un monde décroissant, ce serait déjà pas mal comme issue… D’autant que pour Cowen, il ne faut guère s’attendre à une croissance particulièrement soutenue dans le futur (il est l’auteur de The great stagnation).
Mais on peut aussi voir les choses différemment, à la façon de Brynjolfsson et McAfee. Eux considèrent que la croissance va au contraire se maintenir, voire s’accélérer, le potentiel de combinaison des nouvelles technologies étant quasi-infini. Mais, pour eux aussi, seuls quelques-uns seraient en mesure de les utiliser. Car, en l’état, les choses vont trop vite. Les sociétés ne sont pas en mesure d’élever le niveau de qualification de la population suffisamment vite pour éviter un sous-emploi de masse. Et si elles en étaient capables, encore faudrait-il qu’elles soient également capables de créer de nouvelles organisations, de nouveaux marchés, de nouvelles entreprises assez vite pour que nous soyons capables d’employer cette main d’oeuvre. Dès lors que les emplois “évidents” sont occupés ou détruits, il faut en créer de nouveau. Ce qui implique la création de nouvelles activités assez rapidement pour suivre le rythme de destruction du progrès technique qui, dans le 2ième âge de la machine, est réputé très rapide.
Dans les deux cas, c’est bien la fin du travail qu’on nous annonce. Mais dans des conditions qui n’ont rien de très joyeuses, si on considère que le travail est un élément important de l’épanouissement personnel, à divers degrés. On peut bien sûr rêver d’un monde d’abondance, dans la lignée de ce que Keynes escomptait. Hélas, l’option larves devant un écran, une version low cost du meilleur des mondes n’est pas à exclure.
Cependant, il faut reconnaître que l’option décrite par Cowen n’a rien de très séduisante. On pourrait pourtant s’y ranger de fait. Il suffirait de ne rien faire. Brynjolfsson et McAfee plaident sans ambiguïté pour leur part pour une réponse sociale et politique, avec notamment une élévation du niveau de capital humain. Pour être tout à fait exact, Cowen ne l’exclue pas, mais n’envisage pas vraiment qu’on puisse collectivement décider de cela (c’est un libertarien…). Ce qui nous conduit donc à une conclusion évidente : la poursuite de la démocratisation scolaire n’est pas une option, c’est une obligation.
Comment faire ? Mon premier billet ne disait-il pas que ça ne sentait pas bon ? Eh… j’en sais rien ! Enfin, je vois bien quelques trucs. J’en parlerai dans un prochain billet.
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J’ai toujours été partisan de fixer des ambitions très élevées à toute offre organisée de services se substituant à une offre libre par la volonté de l’Etat. Ce qui vaut pour le système éducatif, et qui implique donc d’attendre énormément des enseignants, et ce, dès leur recrutement et dans tous les aspects de leur carrière.
Mais même dans mes rêves les plus ambitieux, je n’imaginais confier à des simples mortels la mission de réussir à donner une cohésion à une société oeuvrant par ailleurs à exclure économique la majorité de ses membres : ceux insuffisamment productifs pour participer de manière efficace au maintien à niveau de la puissance de l’Etat.
Je doute par ailleurs que les états survivent longtemps à exclure socialement par la compétitivité une par croissante des populations sur lesquels ils prétendent exercer le monopole de la violence légitime. Mais comme sur tout Titanic, l’orchestre jouera certainement jusqu’à la fin.
L’Ecole ne peut rien contre ça. Surtout pas un système éducatif public. Autant essayer de battre le record du monde du cent mètres à cloche-pied. Mais cela n’interdit pas d’imaginer qu’on y parvienne autrement, auquel cas le système éducatif en place et ses réflexes corporatistes deviendront certainement un obstacle sur la route du progrès.
“….Brad Hershbein, Melissa Kearney and Lawrence Summers offer a simple little simulation that shows the limits of education as an inequality-fighter. In short, more education would be great news for middle and lower-income Americans,…”
http://www.nytimes.com/2015/04/01/upshot/why-more-education-wont-fix-economic-inequality.html
Quitte à citer laconiquement, continuons un peu : “In short, more education would be great news for middle and lower-income Americans, increasing their pay and economic security”. Exactement l’objectif.