Entorse au règlement, il sera question de constitution européenne. Mais comme vous le constaterez, pas question de vous dire quoi voter. Juste un focus sur un point qui me chiffone.
Les dossiers du “Monde économie” datés du mardi sont d’inégale qualité : celui de mardi dernier 7 juin, consacré aux politiques de l’emploi, est plutôt de bonne qualité, assez complet, et clair. Cependant, il comporte un article intitulé “Les mauvaises surprises d’une croissance trop peu riche en emplois” qui a toutes les chances de semer la perplexité dans l’esprit des lecteurs. (suite)
L’extrait incriminé est le suivant :
“Emploi et productivité sont, en effet, les deux faces d’une même pièce. Plus une entreprise accroît sa productivité c’est-à-dire la quantité de biens produits par salarié, moins elle a besoin d’employés. Et à moins d’être dans une économie très dynamique ce fut le cas aux Etats-Unis dans la deuxième moitié des années 1990, où de forts gains de productivité se conjuguèrent avec des créations massives d’emplois la progression d’une des variables se fait au détriment de l’autre.”
Pour comprendre, reprenons un exemple simplifié présenté par ailleurs sur le site. Considérons une économie dans laquelle on produit du pain et du fromage, et qui comprend 30 millions de travailleurs, qui peuvent indifféremment travailler dans le pain ou le fromage. Un travailleur produit une unité de pain ou une unité de fromage. Dans le même temps, les gens veulent consommer autant de pain que de fromage. Dans ces conditions, il est facile de voir que la main d’oeuvre va se répartir de la façon suivante : 15 millions de salariés dans le pain, 15 millions de salariés dans le fromage. La production totale de cette économie est alors de 15 millions de pains et de 15 millions de fromages.
Supposons que du progrès technique intervienne dans le pain, et que désormais un salarié peut produire deux unités de pain (ou une unité de fromage, la productivité restant inchangée dans ce secteur). Que va-t-il se passer? Là encore, l’équilibre est facile à voir : 10 millions de personnes dans le pain, 20 millions de personnes dans le fromage. La production totale devient alors de 20 millions d’unités de pain, et 20 millions d’unités de fromage, soit une croissance économique de 33%.
Avant de voir le rapport avec l’extrait cité ci-dessus, il est nécessaire de faire une remarque importante. Comment cette économie a-t-elle connu une forte croissance économique? On pourrait dire que les gains de productivité sont en cause, mais il faut y ajouter une condition primordiale : que la main d’oeuvre se déplace d’un secteur à un autre. Si pour une raison ou pour une autre, ce déplacement ne peut pas se faire, cette économie ne connaîtra aucune croissance. Supposons par exemple que les salariés du pain refusent d’aller travailler dans le secteur du fromage : dans ce cas, notre économie se retrouverait avec 7.5 millions de personnes dans le pain, 15 millions dans le fromage, et 7.5 millions de chômeurs. L’interdiction des licenciements provoquerait un résultat similaire : les producteurs de pain feraient alors face à une demande qui ne suit pas leur offre qui augmente, et la moitié d’entre eux se retrouveraient en faillite jusqu’à obtention d’un équilibre. Dans chacun de ces cas, l’économie n’aurait pas connu de croissance.
Mais il faut bien retenir le sens de la causalité : c’est parce que l’économie reste au plein emploi, parce que le marché du travail permet de déplacer rapidement les salariés d’un secteur à l’autre, qu’elle est dynamique, qu’elle connaît une croissance, forte, et certainement pas l’inverse. La croissance n’est pas une manne céleste qui vient dispenser ses bienfaits au gré de ses humeurs : elle résulte directement des déplacements de main d’oeuvres induits par les changements technologiques. Comme l’ont rappelé Cahuc et Zylberberg, c’est le fait que 15% des emplois existants disparaissent chaque année en France (et qu’autant, même un peu plus, soient créés) qui crée la croissance.
C’est cette explication qui n’est pas fournie dans l’article : on y apprend que les gains de productivité dans une entreprise réduit l’emploi dans celle-ci; jusque là pourquoi pas. Mais ensuite, la providence vient s’en méler : à moins d’être dans une économie “très dynamique” comme les USA durant la seconde moitié des années 90, les gains de productivité iront à l’encontre de l’emploi. Ah, ces braves américains, qui sont tout le temps de bonne humeur, ils sont dynamiques (sauf bien entendu lorsque leur président est républicain), ils ont bien de la chance! On retrouve ici cette tendance typiquement journalistique à expliquer les phénomènes qu’ils n’ont pas totalement compris par un recours à la pensée magique (en général, sous la forme de la “confiance” ou d’une “conjoncture” qui tombe du ciel). En d’autres termes (et l’article le suggère, mais sans aller au bout de la logique de ce raisonnement) c’est parce que les mécanismes permettant les déplacements de main d’oeuvre sur le marché du travail ne sont pas assez efficaces que l’économie française continue de subir un chômage élevé et une croissance faible.
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