L’insoutenable légéreté des sondeurs

Dans le Libération d’aujourd’hui, un article nous informe de ce que malgré des sondages défavorables, le “oui” peut encore, théoriquement, être majoritaire en France. L’argument avancé est le suivant :
Dans ces conditions, le oui peut-il encore l’emporter ? Statistiquement, rappelons d’abord que les marges d’erreur qui s’appliquent aux intentions de vote réalisées autorisent, à elles seules, une courte victoire du oui.
Il n’est pas très glorieux pour le “directeur des études politiques de Louis Harris” de commettre cette erreur statistique classique.

Les sondages, en effet, permettent d’estimer à partir d’un petit nombre d’observations une proportion – ou une valeur caractéristique – dans une population. Mais cette estimation est ce que les statisticiens appellent un intervalle de confiance : formellement, au lieu de dire “les français voteront à 53% pour le non”, il faudrait dire : “Il y a une probabilité de 95% pour que la proportion de français votant “non” soit comprise entre 49 et 57″. Pour la majorité des sondages électoraux effectués (sur 700 personnes environ), la marge d’erreur est en effet d’à peu près 4 points. Par ailleurs, il existe une probabilité faible, mais non nulle, pour que le sondage soit totalement faux. On peut observer des valeurs d’intervalles de confiance à l’aide de ce site.
En faisant référence à la marge d’erreur, l’auteur de l’article de Libération nous indique simplement que le sondage n’est pas incompatible avec une victoire du “oui” dans la mesure ou celle-ci se trouve dans l’intervalle de confiance. C’est ce qu’il sous-entend en disant que “les marges d’erreur autorisent à elles-seules une courte victoire du oui”. Formellement, c’est exact : il y a néanmoins dans cet argument une part importante de manipulation. Tout d’abord parce que pour être juste, il faudrait dire que les marges d’erreur autorisent également une victoire écrasante du “non” qui pourrait si l’on en croit l’auteur tout aussi bien obtenir 57% des voix! Pourquoi ne s’intéresser qu’à un côté de la marge d’erreur? Mais surtout, l’auteur laisse croire que toutes les valeurs sont équiprobables dans la marge d’erreur, ce qui est faux.
C’est en effet oublier que l’estimation par intervalle de confiance obéit à une loi normale, représentée par une courbe de Gauss, appelée parfois “courbe en cloche” dont le maximum est atteint pour la valeur mesurée dans l’échantillon du sondage. Sur le graphique (voir lien) il faut imaginer que d’après ce sondage, à la valeur µ correspond 53%; une valeur qui donnerait une victoire au “oui” correspond sur le graphique aux valeurs aux alentours de (µ – 2þ). Il apparaît clairement que la densité de probabilité est beaucoup plus forte aux alentours du centre de l’intervalle (vers les 53% mesurés dans le sondage) qu’aux extrémités.
Les autres arguments sont justes : il est parfaitement exact qu’un sondage ne mesure que l’état de l’opinion à un instant donné, et que celui-ci peut changer, notamment avec la prise de décision des indécis, et en fonction de la “mobilisation” de dernière minute. Il y a cependant une bonne dose de pensée magique dans cette idée. Il est fort probable que les indécis ne soient guère différents des autres français, que de ce fait ils vérifient finalement la tendance du reste de la population. De même, multiplier les sondages annonçant la victoire du “non” peut tout aussi bien pousser à un sursaut de mobilisation du “oui” que convaincre des gens de voter comme la majorité. Ce type d’effet a été notamment analysé par Herbert Simon.
Reste un effet dont l’auteur ne parle pas : la possibilité que le “non” fasse l’objet d’une “surdéclaration” de la part des électeurs interrogés, à l’inverse du “oui”. Après tout, cela est extrêmement fréquent : par exemple, le vote “front national” fait systématiquement l’objet d’une sous-déclaration dans les sondages d’intentions de vote (probablement à cause d’un sentiment honteux attaché à ce vote). Cela oblige les sondeurs à corriger “à la main” les votes, rajoutant quelques points au vote Front National, en fonction de l’expérience passée de sous-déclaration (parfois, ils n’en rajoutent pas assez, ce qui provoque des surprises certains 21 avril). Peut-on penser que le “oui” est sous-déclaré? Ce n’est pas impossible, car le vote non est souvent un vote protestataire, assis sur des raisons plus affirmées que le vote oui, qui est un vote présenté comme “faute de mieux”. C’est cependant un pronostic assez hasardeux.

Quant au mécanisme de marché, il ne donne que 44% de chances de victoire du “oui”, avec une chute conséquente de trois points aujourd’hui. Qui sait? Peut-être qu’en indiquant aux partisans du “non” qu’ils donnent raison par leur vote aux spéculateurs anglo-saxons, ils seraient amenés à changer d’avis…

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Alexandre Delaigue

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