L’Union Européenne est-elle possible?

La construction européenne, de quelque côté qu’on l’observe, se porte mal. Le refus du traité constitutionnel est un élément évident, mais il y en a d’autres, assez bien résumés par Eric le Boucher dans sa dernière chronique du Monde. Il est possible de considérer ces difficultés comme temporaires, le résultat d’une crise de croissance, la fin d’un modèle d’évolution de l’Union; ou au contraire d’imputer une série de circonstances malheureuses, parmi lesquelles la médiocrité et le peu d’attachement des dirigeants des pays européens à la construction d’une union étroite. Il est cependant possible de se poser la question suivante : et si c’était l’établissement lui-même d’une Union Européenne qui était vouée à l’échec, en raison de tendances lourdes contre lesquelles il est difficile de lutter? Il se trouve qu’il existe des travaux économiques qui apportent des éléments de réponse – et ils ne poussent pas à l’optimisme envers la tentative d’unification européenne.

D’aucuns se souviendront des interminables débats qu’avait suscitée la création de l’euro, sur le fait que l’Europe n’était pas une "zone monétaire optimale". On connaît beaucoup moins cependant les travaux d’économistes portant sur l’apparition et la taille des nations.
Il faut noter que la construction d’une unité politique unique en Europe est un projet qui va dans le sens opposé des tendances constatées dans le monde. En 1945, il y avait 74 nations indépendantes. Aujourd’hui, il y en a 193. Que s’est-il passé? des nations de plus grande taille se sont fragmentées en unités plus petites. Il y a eu quelques cas de "fusions" entre unités politiques (réunification en Allemagne ou au Yemen, construction européenne); mais ceux-ci sont bien particuliers au regard d’une tendance générale des nations à se fragmenter. Sans aller jusqu’à la scission, les tendances au séparatisme sont nombreuses (exemple du régionalisme espagnol) et créent une grande demande de décentralisation (voir en Grande-Bretagne). Cela peut aller jusqu’à la violence, soit sous forme terroriste comme en Corse ou au pays Basque, soit sous forme guerrière comme ce fut le cas en ex-Yougoslavie. dans le même temps, on voit un S. Huntington se tailler un beau succès d’édition en s’inquiétant de la fragmentation des USA qui pourrait résulter de la présence d’hispanisants de plus en plus nombreux.
Comment expliquer ce phénomène? Pour ce faire, il faut une théorie permettant d’expliquer les déterminants de la taille (géographique et démographique) des nations. Ce n’est pas une interrogation nouvelle : Platon considérait par exemple que la Cité idéale devait être composée de 5040 familles exactement. La grandeur et la chute des grands états a toujours été un objet de prédilection pour les historiens. Les économistes, par contre, ont longtemps considéré les nations comme des données exogènes dont l’existence ne constituait pas un objet d’étude. Du moins jusqu’à présent : il existe aujourd’hui au moins deux livres qui montrent ce que les économistes peuvent expliquer sur ce sujet.
Dans The Word and the Sword, l’économiste L. Dudley a étudié la façon dont certaines innovations – en matière de technologie militaire et de technologie de l’information et de la communication – ont historiquement contribué à déterminer la taille et la forme des Etats et des nations. Le concept central est celui d’économies d’échelle : lorsque la technologie permet des économies d’échelle en matière militaire, il existe un avantage au grand Etat, à la fois pour la défense et la conquête de territoires; Les économies d’échelle en matière de communications élèvent la prospérité d’une unité territoriale plus vaste. Les évolutions technologiques déterminent alors une taille théorique optimale des Etats et leur extension territoriale maximale, au delà de laquelle l’adhésion des citoyens à la nation aura tendance à diminuer. Dudley applique son modèle à différents cas – la Mésopotamie, Sumer, l’empire romain, la guerre de cent ans, la constitution de l’Allemagne au 19ème siècle… – pour conclure sur une période contemporaine marquée par un essor important de techniques de communications réduisant drastiquement la taille optimale des Etats et des organisations; on pourrait y ajouter d’ailleurs une évolution des techniques militaires – guerilla et terrorisme – qui semble conférer des avantages importants aux petites unités et réduire les effets d’échelle des grandes unités militaires. Selon l’auteur, de la même façon que la cavalerie a construit une Europe très fractionnée à la fin de l’empire romain, les évolutions technologiques actuelles contribuent à réduire la taille optimale des Etats. Plus récemment, un juriste, Philip Bobbitt, a exprimé des idées proches dans un remarquable essai sur l’histoire des déterminants de la constitution des Etats et du droit international.

Un autre livre est rapidement devenu classique sur la question de l’évolution de la taille des Etats : il s’agit de celui d’A. Alesina et E. Spolaore, "The size of Nations". Ce livre rassemble tous les travaux des auteurs sur les déterminants de la taille des unités politiques. Celle-ci résulte de l’interaction de deux forces. Un gouvernement est un fournisseur de biens collectifs : dans cette perspective, augmenter la population réduit la charge charge fiscale moyenne liée à la production de ces biens collectifs. Le coût de certains biens non collectifs mais fournis par l’etat (exemple de l’éducation) tend à augmenter moins que proportionnellement lorsque la population augmente; par ailleurs, une nation de grande taille pourra plus facilement s’offrir la bureaucratie nécessaire aux formes les plus efficaces de taxation, comme l’impôt sur le revenu. De la même façon, une nation de grande taille bénéficiera d’un marché plus étendu et des avantages en termes de division du travail qui s’y rattachent; une nation étendue aura la possibilité d’apporter à une région pauvre des ressources en provenance d’une région riche, incitant ainsi les régions pauvres à se rattacher à de plus grands ensembles; Une nation de grande taille offrira également une assurance générale à ses différentes régions (il est possible de transférer des ressources d’une région si l’une d’entre elles est victime d’une catastrophe naturelle par exemple).
Si l’on ne considérait que ces avantages, on pourrait être amené à penser qu’un raisonnement optimisateur devrait conduire à un unique Etat mondial. Mais cela rencontre deux obstacles principaux : premièrement, les gains de la grande taille risquent d’être absorbés, à partir d’un certain point, par les coûts croissants de la bureaucratie d’Etat. Cette objection, cependant, est d’ampleur limitée, car elle n’apparaît que pour des nations de très grande taille : elle n’explique donc pas la taille des petits pays qui composent l’essentiel des nations modernes. Par contre, plus une nation s’agrandit, plus elle comprendra de groupes adoptant des coutumes, des préférences, des langues, différentes. Plus les préférences seront hétérogènes dans un pays, plus il sera difficile de se mettre d’accord sur la fourniture de biens collectifs, et de mécanismes redistributifs qui pourraient bénéficier de préférence à un groupe particulier. Pour un citoyen, l’accroissement de la taille de la nation apporte donc des avantages, mais réduit dans le même temps les chances de voir ses préférences entendues par les dirigeants. La croissance de la taille de l’Etat tend donc à réduire la légitimité des gouvernants perçue par les citoyens. La taille d’un pays est donc le résultat d’un arbitrage entre avantages économiques de la grande taille et capacité à contenir les préférences de tel ou tel groupe.
Or la mondialisation tend actuellement à réduire l’intérêt de la grande taille, en permettant aux nations d’avoir accès à un seul marché – le marché mondial. Dans ces conditions, le coût du séparatisme tend à se réduire : si une région quitte une unité politique, elle ne perd que des avantages réduits, dans la mesure ou elle dispose de la même capacité à commercer avec le reste du monde. Toutes choses égales par ailleurs, on doit donc s’attendre à ce que l’accroissement de l’intégration économique entre les pays élève les tendances séparatistes à l’intérieur des Etats. Ces aspects sont abondamment illustrés par Alesina et Spolaore dans leur livre.

Il faut donc constater qu’au vu de ces deux livres, la volonté de construire une union "toujours plus étroite" entre Etats Européens va à l’encontre de tendances lourdes de notre époque, plus favorable aux petites nations, à la fois du fait de la mondialisation (qui réduit le "coût" d’appartenir à un petit pays) et des technologies qui confèrent une prime aux unités politiques de petite taille. La tendance à refuser les transferts dans une Europe vaste aux préférences hétérogènes a largement contribué au refus de la constitution européenne. Faut-il en conclure que toute perspective d’unification européenne est vouée à l’échec? Pas forcément. Tout d’abord parce qu’il serait présomptueux de supposer que l’avenir devra inéluctablement ressembler aux 60 dernières années : la technologie change (imaginons par exemple l’effet de l’invention d’un système de traduction automatique orale qui permettrait aux européens de converser aisément entre eux sans l’obstacle linguistique), et il n’est hélas pas impossible d’assister à un retour du protectionnisme qui conférerait de nouveau aux grandes unités politiques des avantages. D’autre part parce que les promoteurs de l’Union Européenne ont toujours prôné un mode inédit d’organisation politique, à la fois décentralisé et respectant le principe de "subsidiarité" tout en bénéficiant des avantages de l’unification politique autour d’un grand marché. Une telle organisation institutionnelle est-elle réalisable? Il est bien difficile de le savoir.
En attendant, il faut noter qu’il y a de très bonnes raisons de penser que le processus d’unification en Europe sera naturellement amené vers des difficultés considérables. Et il n’est pas inutile de se plonger dans les analyses développées par des économistes sur ce sujet.

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Alexandre Delaigue

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