Grâce à l’excellent blog Ceteris Paribus, j’ai découvert le blog d’un journaliste du Nouvel Observateur qui commente l’élection et l’actualité américaines. Ce post consacré à l’évolution de la volatilité des revenus aux Etats-Unis, inspiré d’un article du Los Angeles Times, a notamment retenu mon attention. (Au passage, je me joins aux commentaires de Ceteris Paribus sur la forme : un blog est fait pour contenir plus d’un article par jour; j’ajouterais qu’il serait bon que l’auteur découvre la technologie du lien hypertexte, j’ai passé un temps fou à rechercher l’article initial sur le site du LA Times). L’article du journaliste de l’Obs et celui du LAT sont de bonne qualité; cependant, à leur lecture, je suis un peu mal à l’aise devant certains raccourcis d’interprétation des données utilisées. Comme souvent lorsqu’on réflechit sur ce type de sujet, l’interprétation des statistiques est sujette à réflexions et doutes.
Si l’on suit l’article de P. Boulet-Gercourt, l’enrichissement indiscutable des classes moyennes depuis le début des années 70 s’est accompagné d’un grand déplacement de risques, les risques liés aux fluctuations économiques étant passés des entreprises aux individus. A l’appui de cette idée, l’auteur montre que les fluctuations de revenus d’une année sur l’autre ont doublé sur la période, passant à 13500 dollars par an. Ce mouvement s’est accompagné d’un durcissement des conditions de versement des aides sociales, des difficultés d’accès bien connues au système de soins, de retraites d’entreprises qui disparaissent, une sécurité de l’emploi réduite, et une hausse de l’endettement. L’article du LA Times complète cette présentation avec une série de trajectoires personnelles d’individus passés sans transition d’un niveau de revenu élevé à très peu, de victimes d’accidents du travail ne bénéficiant pas d’une assurance santé satisfaisante car leur entreprise ont choisi un contrat d’assurance trop peu généreux, ou de turbocadres payés au contrat et ne sachant pas en début de semaine s’ils continueront à travailler dans la même entreprise la semaine suivante. Les faillites personnelles se multiplient; l’article cite Gary Becker faisant allusion à un grand mouvement des risques vers les individus, au bénéfice de l’économie dans son ensemble. L’article du LA Times fait notamment référence à une étude très intéressante, qui suit depuis 40 ans les revenus de 5000 familles représentatives. Beaucoup de faits bien développés, et un très bon panorama de l’inquiétude qui doit toucher la classe moyenne américaine, qui a payé par un risque (et de ce fait un stress) accru son enrichissement considérable sur les dernières années; cet article est effectivement très intéressant.
Cependant, si l’on suit les deux articles, une impression domine : c’est le désengagement de l’Etat de ses responsabilités de protection des citoyens contre les hasards économiques, et le désengagement des grandes entreprises de leurs anciens devoirs (en termes d’assurance vieillesse, maladie, d’emploi à vie) qui expliquent la grande modération – ce mouvement par lequel l’inflation a disparu, le marché du travail américain est devenu plus flexible, le tout ayant pour effet prospérité et risques accrus pour la classe moyenne américaine.
Or, s’il est clair que de nombreux américains auraient probablement préféré subir une moindre élévation des risques, et que les situations décrites par l’article du LAT sont souvent poignantes, on peut se demander si ells sont significatives; et si en réalité la “grande modération”, ce grand déplacement des risques vers les individus, étaient venus de la classe moyenne américaine elle-même?
Pour expliquer les fluctuations des revenus, les deux articles négligent plusieurs variables pourtant fondamentales. L’une d’entre elles est l’augmentation du nombre des divorces et de recomposition familiales intervenues aux USA depuis les années 70 (comme dans tous les pays développés d’ailleurs). Or s’il est un facteur susceptible de provoquer une volatilité accrue des revenus, c’est bien celui-là : durant l’année suivant un divorce, le revenu d’une femme baisse de 27% en moyenne, celui d’un homme augmente de 10% en moyenne aux USA. On peut toujours regretter l’époque à laquelle peu de couples divorçaient (en général parce que les épouses ne travaillant pas, elles n’avaient pas tellement le choix). On peut se dire aussi que la liberté de choix d’un partenaire a évidemment des conséquences dommageables, mais qu’elle est une liberté dont les ménages américains de la classe moyenne bénéficient; la variabilité des revenus qui en découle est inéluctable. L’alternative est de considérer qu’un bon moyen de réduire la flexibilité des revenus des américains passe, ironiquement, par les valeurs traditionnalistes défendues par les évangélistes américains et les promise-keepers.
Autre élément permettant d’expliquer la flexibilité des revenus : le choix accru des individus en matière de temps de travail. Une conséquence de l’enrichissement général est qu’il élève la possibilité pour un individu d’accumuler des ressources pour décider ensuite de passer une année sabbatique pour se former, ou pour simplement se reposer. La journaliste Virginia Postrel vient de passer 4 années sabbatiques pour écrire un livre; cela a probablement fait considérablement fluctuer son revenu, sans qu’elle ne soit à plaindre particulièrement durant cette période. De façon générale, un revenu accru élève la possibilité pour une personne de moduler son temps de travail sur une année et sur une vie active. L’interprétation du résultat s’inverse : effectivement, un revenu accru passe par une plus grande flexibilité des revenus annuels. Mais une partie de cette flexibilité est probablement volontaire et non subie. Il est clair que pour les gens qui perdent un emploi bien payé de cadre dans une usine qui ferme, c’est une flexibilité subie; mais quelle sont les proportions respectives de flexibilités subies, volontaires, ou mixtes (par exemple liées à un divorce)?
Passons au comportement des entreprises américaines, qui ont de façon importante remplacé les plans de retraites traditionnels (les fonds de pension) par des plans de capitalisation de type 401k (là le post du Nouvel Obs est carrément malhonnête, suggérant que 80% des entreprises américaines ne versent plus de retraites : en réalité, elles ont remplacé celles-ci par des plans personnels appelés 401k). Ces mêmes entreprises ne fournissent plus d’assurance maladie à de nombreux ménages, tandis que “les coûts à la charge des salariés augmentent”. Le temps passé dans un même emploi pour un américain diminue (de 11 à 7 ans et demi), et la part des entreprises qui pensent qu’il est bon d’avoir des salariés à vie tombe en flèche (6% aujourd’hui).
L’utilisation des plans 401k pour financer les retraites a donné lieu à des abus certains (voir l’affaire Enron). Il n’en reste pas moins que tous ces indicateurs peuvent être interprétés dans un sens différent de celui qui est suggéré dans les deux articles, à savoir un dédain des entreprises pour leurs salariés dus à l’élévation de la concurrence. Il peut y avoir une toute autre explication : le divorce entre salariés et entreprises américaines a fort bien pu être un consentement mutuel. Quiconque a lu le superbe roman Microserfs y a découvert un considérable changement de générations, avec une nouvelle génération de salariés dans le secteur des technologies de l’information pour lequel la fidélité à vie envers un employeur particulier est une perspective fort peu attrayante (contrairement aux cadres IBM de la génération précédente). Exprimer cette idée ne manquera pas de m’exposer à un considérable hate mail dans une France marquée par le chômage de masse et qui voit l’emploi à vie comme un idéal, mais un emploi à vie a un défaut considérable : il peut obliger à rester indéfiniment dans un emploi que l’on n’aime pas mais que l’on garde de peur de perdre la “sécurité” qui l’accompagne. Tous les accessoires de rémunération type plans de retraites, assurances-santé, correspondaient à un système dans lequel les entreprises cherchaient à fidéliser leurs salariés (ces plans, par ailleurs, ont commencé leur essor durant les années 30, ou des règlementations obligeaient en pratique les employeurs à augmenter les salariés “en nature” plutôt qu’en salaire accru). Or si les salariés ont décidé volontairement de ne plus s’attacher à un employeur pour y gagner en liberté, il est assez normal que les accessoires de salaire faits pour fidéliser les salariés se mettent à disparaître au profit de mécanismes plus individualisés.
On se tromperait en voyant dans ces constats un plaidoyer politique dans un sens ou dans l’autre : après tout, si ce changement est réel, il peut selon le camp dans lequel on se place impliquer plus d’intervention publique ou moins. S’il ne faut plus compter sur les employeurs américains pour fournir assurance-santé et retraites, si les salariés américains souhaitent massivement moduler leur temps de travail tout au long de la vie, cela peut-être un argument décisif pour une intervention de l’Etat accrue, sous forme de fourniture publique de ces services. Cela peut aussi d’ailleurs pousser vers la substitution des assurances d’entreprises par le mécanisme de marché, dans la veine par exemple des idées de Robert Shiller (qui est d’ailleurs cité dans l’article du LAT) et le remplacement des protections liées à l’emploi par des mécanismes protecteurs individualisés. En tout cas cette perspective est assez différente de celle qui est sous-entendue par les deux articles.
On peut faire les mêmes reproches à la partie consacrée aux évolutions de la protection fournie par le gouvernement américain. Quel est déjà le lien entre le versement de la protection sociale et le risque accru pour la classe moyenne? La protection publique et ses diverses composantes aux USA concerne surtout les plus pauvres, bien plus que les classes moyennes. Il est certain que depuis les années 70 les inégalités de revenu et la pauvreté ont touché durement les plus pauvres des américains (qui sont les premiers concernés par les insuffisances de l’assurance-santé). Mais faut-il voir là le résultat des politiques publiques? Un autre facteur explicatif peut être l’entrée régulière de migrants peu qualifiés aux USA : mécaniquement, ces entrées entretiennent les inégalités et l’existence de bas revenus. Mais pour les personnes concernées, la pauvreté aux USA est un gain important par rapport à la même pauvreté dans leur pays d’origine. Par ailleurs au fur et à mesure qu’ils acquièrent des qualifications, ils sortent de la pauvreté. La réforme du welfare state américain, intervenue durant les présidences Clinton et critiquées dans les deux articles, ont eu plutôt un effet inverse de celui qui est suggéré : en incitant les plus pauvres à prendre un travail, cela a eu pour effet d’améliorer globalement leur situation, et d’apporter une série d’autres avantages par ailleurs. On peut dire la même chose du salaire minimum, effectivement très bas (du moins à son niveau fédéral). Là encore cette mesure a-t-elle vraiment nui aux classes moyennes? Sans doute pas. Aux pauvres? Difficile de le dire. La mesure a pu également accroître leurs chances d’être embauchés.
Au bout du compte, si ces articles apportent des informations très précises et intéressantes sur l’évolution des revenus aux USA, il leur manque aussi une part de doute et d’interprétation prudente. L’article du journaliste du Nouvel Observateur se conclut par l’idée selon laquelle le candidat Kerry a tout intérêt à insister sur l’insécurité économique nouvelle des américains. Est-ce vraiment une si bonne idée que cela?
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