Pourquoi il faut bien payer les mauvais chercheurs…

Supposons qu’il existe deux façons de faire de la science :
– observer d’abord les faits, puis construire une théorie qui permette de les expliquer;
– construire une théorie d’abord; puis vérifier si les faits la contredisent ou non.
Chacune de ces deux méthodes a ses qualités et ses défauts.

La première permet d’éliminer beaucoup d’impasses avant de se lancer dans la théorie; mais elle fait courir le risque de l’élaboration de mauvaises théories ad hoc. La science sera donc composée d’un ensemble de bonnes et de mauvaises théories sans qu’il soit possible de les différencier. La seconde ne permet pas de construire des théories ad hoc; mais les scientifiques qui s’y livrent risquent de passer énormément de temps à élaborer des théories qui au final s’avéreront inutiles et non fondées. Elle génère donc un gaspillage des talents des scientifiques qui vont passer beaucoup de temps dans des impasses. Globalement pourtant, le monde scientifique a toujours eu tendance à privilégier la seconde façon de procéder par rapport à la première. Pour quelle raison?
Considérons maintenant le fait que l’activité scientifique, comme tous les métiers, va attirer d’un côté de bons scientifiques qui vont grâce à leur talent faire des découvertes nombreuses; et des scientifiques peu talentueux qui ne trouveront rien. Mais a priori il n’est pas possible de deviner à l’avance qui sera un bon et qui sera un mauvais scientifique. On peut supposer dans le même temps que les scientifiques ont plus de connaissances sur leur propre talent que les gens extérieurs. Ce qui crée un traditionnel problème économique de relation principal-agent : les gens voudraient savoir quels scientifiques sont bons, pour déterminer ceux dont les théories sont dignes de confiance. Les mauvais scientifiques sont eux incités à se faire passer pour meilleurs qu’ils ne seront.
Pour représenter ce problème imaginons un pays dans lequel le ministre de la recherche dispose de tous les pouvoirs pour obtenir le plus de recherche de qualité possible dans le pays. Il va avoir deux objectifs :
– trouver un système de rémunération incitatif qui poussera les gens talentueux à se diriger vers la recherche de bonne qualité
– déterminer quels chercheurs parmi ceux qui existent produisent de bonnes théories. Ces théories pourront être alors utilisées en pleine confiance.

Notre ministre doit-il privilégier la recherche dans laquelle on observe d’abord, ou celle dans laquelle on théorise d’abord? Dans les deux cas, il y aura des gaspillages. Dans le premier, il se trouvera avec tout un tas de théories contradictoires sans savoir lesquelles sont bonnes. Dans le second, il se trouvera avec uniquement des bonnes théories, mais l’essentiel des chercheurs sera payé pour des recherches totalement infructueuses.
Voici une solution qui s’offre à lui : créer deux instituts de recherche. Dans l’un d’entre eux (appelé Centre National de l’Observation, ou CNO) les chercheurs observent d’abord les faits puis construisent des théories; dans l’autre (le Centre National de la Théorie, ou CNT) les chercheurs ont l’obligation de produire d’abord des théories puis de les tester. La rémunération des chercheurs dans les différents instituts se fait de la façon suivante :
– dans le CNO, tous les chercheurs touchent 50 000 euros par an;
– dans le CNT, les chercheurs qui élaborent une théorie vérifiée ensuite par les faits touchent 100 000 euros par an; les chercheurs qui élaborent une théorie ensuite invalidée par les faits touchent 20 000 euros par an.

Ce système a plusieurs avantages. Premièrement, il répond à l’objectif incitatif. Un mauvais chercheur sera incité à aller vers le CNO pour maximiser sa rémunération, car au CNT il se trouvera souvent dans la basse tranche de revenu; un bon chercheur ira plutôt vers le CNT car il sait qu’il peut y espérer une rémunération supérieure, même si la contrepartie est une prise de risque (mais s’il est bon, il a confiance dans ses capacités : n’oublions pas que le but du système est de révéler ce que les chercheurs savent sur leurs propres talents). En moyenne cependant un bon chercheur est mieux payé qu’un mauvais.
Deuxièmement, quand notre ministre de la recherche veut trouver une bonne analyse scientifique pour résoudre un problème précis, il sait qu’il peut faire confiance aux chercheurs les mieux payés du CNT. Il dispose donc d’un outil de détermination des bonnes théories et des bons savants.

Maintenant, nous pouvons observer que ce système est assez étrange. Première étrangeté : les bons chercheurs sont incités à perdre leur temps à faire d’abord des théories, plutôt que de s’aider d’observations initiales. Mais si l’on autorisait les bons chercheurs à observer avant de théoriser, leurs carrières deviendraient moins risquées; et les mauvais chercheurs pourraient commencer à infiltrer leurs rangs.
Seconde étrangeté : les mauvais chercheurs sont bien payés, mieux même que les bons chercheurs malchanceux; c’est nécessaire, là aussi, pour éviter qu’ils ne soient tentés d’aller infiltrer les rangs des bons chercheurs. Mais dans ce système, on va payer des chercheurs inutiles, pour produire des travaux qu’on n’utilisera jamais en pleine connaissance de cause.
Une caractéristique importante qui en découle est que la recherche se doit impérativement, dans ce système, d’être massivement financée par l’Etat. Une entreprise privée n’accepterait jamais de financer un centre de recherche parfaitement inutile pour que les autres centres de recherche (ceux de ses concurrents par exemple) ne soient pas envahis de mauvais chercheurs. Seul l’Etat peut financer des recherches inutiles et sans valeur pour la collectivité, mais dont l’existence génère une externalité positive, qui est d’éviter que les mauvais chercheurs ne se fassent passer pour des bons (bien entendu l’Etat n’est pas obligé de se spécialiser dans la recherche inutile : l’essentiel est qu’il entretienne au moins un centre de recherche inutile).
Ce modèle est-il réaliste? Il contient beaucoup de différences avec le monde réel . La rémunération financière n’est pas la seule motivation des chercheurs (il faudrait prendre en compte le fait qu’une partie de la rémunération est obtenue sous forme de prestige : comment offrir du prestige aux mauvais chercheurs? Y aurait-il là une explication à l’existence des médailles et breloques décernées par le gouvernement?). Les écarts de revenus entre chercheurs sont également dûs en bonne partie à des aspects statutaires.
Cependant, ce modèle contient quelques faits que l’on retrouve dans le monde réel de la recherche : l’existence d’une hiérarchie implicite entre centres de recherche, avec des centres de haut niveau mais très compétitifs, et des centres moins cotés dans lesquels peu ou prou, tout le monde touche la même chose; une autre implication de cette théorie est qu’il y aura une quantité non négligeable de scientifiques plutôt bien payés pour produire des recherches totalement dépourvues d’intérêt. On lèvera un voile pudique sur le réalisme de cette conclusion.

(modèle dû à Steven Landsburg)

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Alexandre Delaigue

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