Quand les « keynésiens » sont évoqués au grand public, c’est le plus souvent pour les opposer aux libéraux, fréquemment aux néoclassiques et plus rarement aux classiques. Cette classification, généralement employée pour défendre un point de vue idéologique, est appauvrissante.
Avertissement : si je vais devoir faire référence à des travaux attribuables à des auteurs d’obédience keynésienne (finalement plus que ce que je ne l’imaginais au début), il ne faut pas comprendre ce texte comme une histoire de la pensée keynésienne. Son but est, plus modestement, de clarifier un peu les termes successifs employés pour distinguer ces auteurs. Il s’agit de montrer que des distinctions abusives sont fréquemment utilisées. Et si certaines simplifications sont parfois commodes, les mettre en avant sans faire un usage prudent de guillemets est trompeur. Je donnerai des références en fin de texte pour ceux qui souhaitent entrer dans le vif du sujet et étudier de plus près les différentes écoles keynésiennes.
Bien sà»r, en première approche, on peut voir le keynésianisme comme une critique de l’autosuffisance des mécanismes de marché pour atteindre un équilibre économique qui tendrait à revenir spontanément vers le plein emploi. Dès lors, le message de Keynes suppose une intervention de l’Etat afin de corriger les imperfections du marché. Et la grille de lecture politique débouche invariablement sur un conflit entre partisans d’un large « laissez faire » et ceux d’un interventionnisme de l’Etat dans la régulation de la conjoncture (et de la société en général).
Pourtant, pour un économiste, Keynes, c’est bien plus que cela. En réalité, la science économique contemporaine est marquée méthodologiquement par la pensée de Keynes, bien moins politiquement (en dépit du fait que Keynes développa une pensée au-delà de l’économie). Je ne prendrai qu’un seul exemple : Gregory Mankiw et Joseph Stiglitz, deux économistes américains classés usuellement « keynésiens », ont été conseillers de deux présidents américains. Mankiw de Bush Jr et Stiglitz de Clinton. Or, il me semble judicieux de considérer que l’idéologie des deux présidents cités est différente sur un nombre significatif de thèmes. Les idées politiques des deux présidents sont différentes, mais le classement académique des conseillers est le même.
Je n’ignore pas les subtilités de la politique économique américaine, et on aura beau jeu de me rappeler le « keynésianisme » de Reagan. Justement. Une telle objection irait dans mon sens : jusqu’à un certain point, une théorie économique n’appartient pas à un camp politique plutôt qu’à un autre, fussent-ils franchement éloignés. La science économique est une boîte à outils dans laquelle un décideur public peut piocher sans nécessairement trahir certaines idées politiques. Une baisse d’impôts, par exemple, peut très bien être dirigée vers les hauts ou les bas revenus. A court terme, on va y chercher, quel que soit le cas, une stimulation de la demande (plutôt vers la consommation si on l’applique en priorité aux bas revenus, plutôt vers l’investissement quand on s’adresse aux hauts revenus). On me fera remarquer sur ce point que la baisse des impôts est une modalité de relance que Keynes n’aurait pas nécessairement préféré. Ce n’est pas faux. La question est complexe. D’ailleurs, c’est bien parce que l’évidence n’a guère sa place dans les discours autour de la pensée keynésienne que je rédige ces lignes.
Ces quelques remarques de départ étant formulées, j’en viens à ce qui fait plus spécifiquement l’objet de ce texte : la longue liste des sous-familles keynésiennes.
Un aspect fondamental pour le sujet qui nous intéresse, qui surprendra pas mal de lecteurs non avertis, est que la majorité des auteurs qualifiés de « keynésiens » sont aujourd’hui (mais furent hier en partie aussi) des « néoclassiques ». On entendra par là , sans trop s’y arrêter (l’essentiel n’est pas là ), des auteurs qui :
– utilisent une méthodologie partant de l’étude des comportements individuels rationnels (individualisme méthodologique) pour construire leur représentation de l’économie ;
– agrègent ces comportements pour décrire le fonctionnement global de l’économie dans un modèle dont la structure relève de la théorie de l’équilibre général (le modèle walrasien, ou sa version sophistiquée Arrow-Debreu).
Il faut remarquer plusieurs points :
– nulle référence ici à la concurrence parfaite. Un modèle de concurrence imparfaite peut très bien être qualifié de néoclassique ;
– la structure du modèle Arrow-Debreu à laquelle je fais référence correspond grosso modo à l’idée qu’on va rechercher les conditions d’équilibre (et de stabilité) dans un modèle où l’on raisonnera en termes de formation des prix menant à l’équilibre offre-demande sur tous les marchés inclus dans le modèle. Il est également commun d’étudier stabilité et optimalité de l’équilibre atteint, les réactions à un changement de la valeur des paramètres à l’équilibre (statique comparative), etc. Le modèle peut être statique (modèle walrasien traditionnel) ou dynamique (modèles à générations imbriquées, par exemple). Si l’on peut discuter les subtilités de cette définition, elle reflète me semble-t-il assez bien les caractéristiques standard du cadre de travail des économistes néoclassiques. Elle sera donc opérationnelle pour ce billet ;
– même si l’immense majorité des modèles font appel à une hypothèse dite d’ « agent représentatif », rien ne l’impose au demeurant (enfin, pour être exact, en pratique, sans elle, de nombreux modèles ne tourneraient pas ; la question de savoir si elle hypothèque la valeur de certaines de ces modèles est donc à discuter). Cette hypothèse signifie qu’on étudie une économie où, selon la lecture qu’on veut en faire, soit tous les individus sont identiques, soit on suppose que le comportement d’un individu représentatif résume celui d’un individu moyen. Dans le second cas, l’agent représentatif est un artefact. Dans tous les cas, cette hypothèse simplifie grandement l’agrégation, puisqu’elle se résume alors à dupliquer l’individu représentatif pour passer au niveau agrégé. Indépendamment du caractère discutable de l’hypothèse per se, cela ne va pas sans poser des problèmes d’effets de composition lorsqu’on duplique une économie (i.e. quand on multiplie par exemple par deux le nombre d’agents dans l’économie). Pour ceux que cela intéressent, on peut renvoyer à un article d’Alan Kirman, intitulé « Whom or what does the representative individual represent ? », Journal of Economic Perspectives, 1992. Voir un bref aperçu de la question ici.
– les questions d’anticipations sont également ouvertes. Leur forme est a priori libre, même si le choix retenu n’est pas neutre finalement ;
– last but not least, on est bien dans le paradigme de l’homo oeconomicus, individu dont on étudie les décisions économiques, séparées du reste de son existence. Ce qui se résume à une hypothèse de maximisation d’une fonction objectif (utilité individuelle, profit) sous certaines contraintes (budget à tenir, méthodes de production).
Ainsi, de nombreux auteurs réputés keynésiens sont aussi des néoclassiques, au sens où leur méthode de travail correspond à un paradigme qui commun à celui de monétaristes par exemple. Mais pas tous. Certains refusent l’idée qu’un modèle d’équilibre général, même pris au sens large, puisse être une représentation valide de l’économie et fidèle aux préceptes de J.M. Keynes. Par exemple, l’idée de marché du travail qui serait à l’origine de la formation des salaires est rejetée par certains, dans la mesure où ceux-ci se formeraient de manière conventionnelle. L’emploi n’est que la résultante des besoins en main d’œuvre pour une demande anticipée par les employeurs. Emplois et salaires sont dissociés, ce qui n’est pas le cas dans un modèle intégrant clairement le marché du travail. Le salaire peut alors s’expliquer en grande partie par des mécanismes socio-politiques. D’autres (parfois les mêmes) insistent sur l’incertitude et ses conséquences dramatiques sur les décisions prises par un homo oeconomicus façon théorie néoclassique.
Comment ces différences d’appréciation se sont-elles traduites au niveau du vocabulaire ?
On peut répertorier les appellations suivantes contenant le terme « keynésien ».
1 – Les premiers « keynésiens »
Quand on a parlé de keynésiens au départ, il s’agissait de ses disciples directs. On peut citer Harrod, Domar, Klein, Kahn, Meade, Hicks (qu’on retrouvera dans presque tous les bons coups en fait), Robinson (qu’on retrouvera aussi ailleurs). Au fond, le « keynésianisme unique » est assez éphémère. Si on tient vraiment à lui donner consistance, disons qu’il précède de quelques années la publication de la Théorie générale en 1936 et n’y survit guère. Rapidement, les premiers disciples se scinderont en deux groupes, qu’on décrit maintenant.
2 – Les « keynésiens de la synthèse »
Ou « classico-keynésiens », ou « keynéso-classiques » , aussi appelés « néo-keynésiens », voire « économistes de la synthèse néoclassique ». Appellations alternatives qui n’arrangent pas la clarté de la nomenclature, mais correspondent grosso modo à toute la branche qui dans l’après-guerre a diffusé les idées de Keynes avec comme base le modèle IS-LM et certains mécanismes plus en rapport avec la notion de retour à l’équilibre, chère aux néoclassiques. On pourra contester le caractère parfaitement interchangeable de ces appellations. Néanmoins, il me semble un peu fastidieux de séparer ces auteurs que tant de points réunissent. Pour compléter le dédale des dénominations, on peut aussi rattacher les premiers auteurs de ce courant à l’idée de « keynésianisme hydraulique ».
Une branche, pas totalement homogène, donc. Je retiens deux arguments pratiques pour opérer une césure. Une première raison de les distinguer tient aux hommes et à l’évolution de leur pensée. Hicks, par exemple, alors qu’il est le rédacteur de l’article qui formalise la première version d’IS-LM (1937) s’éloignera progressivement de son texte, le trouvant très insuffisant pour capturer la richesse de la « Théorie générale » de Keynes (en matière d’incertitude par exemple).
La seconde raison tient au versant néoclassique de l’approche. Initialement, on peut considérer que les classico-keynésiens modifient le schéma keynésien en y réintégrant une vision « à l’équilibre » (voir Hicks, Hansen, Samuelson, Solow). La modélisation keynésienne relève au départ d’une macroéconomie fondée sur des fonctions de comportement ad hoc, dont la fonction de consommation, issue de la « règle psychologique fondamentale » (« La loi psychologique fondamentale sur laquelle nous pouvons nous appuyer en toute sécurité, à la fois a priori en raison de notre connaissance de la nature humaine, mais aussi a posteriori en raison des enseignements détaillés de l’expérience, c’est qu’en moyenne et la plupart du temps, les hommes tendent à accroître leur consommation à mesure que leur revenu croît, mais non d’une quantité aussi grande que l’accroissement du revenu. », in Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, 1936).
est sans doute la plus représentative. Petit à petit, des auteurs y intègrent aussi l’individualisme méthodologique, en cherchant des fondements microéconomiques (voir Modigliani pour sa théorie du cycle de vie, ou Tobin et Don Patinkin pour la fonction de demande de monnaie, par exemple)aux fonctions macroéconomiques. Cette macroéconomie de la synthèse aboutit pratiquement avec le modèle offre globale-demande globale (sur lequel je prépare une question-réponse pour le site).
Mais la théorie dite « du déséquilibre » (Clower, Leijonhufvud, Benassy, Barro – qui fut en effet durant un temps un contributeur à la théorie keynésienne) est probablement encore plus symbolique de cette jonction entre modèle walrasien et keynésianisme. Dans un modèle d’équilibre général, moyennant une hypothèse de rigidité des prix ad hoc, elle exhibe des situations d’équilibre alternatives compatibles une lecture keynésienne et la réalité des économies modernes, qui ne semblent pas toujours obéir aux mêmes règles. On en tirera la distinction « chômage classique / chômage keynésien / inflation contenue » selon les conditions de rationnement des offres et demandes sur les différents marchés. Si cette théorie a comme point commun avec le modèle offre globale – demande globale un cadre d’équilibre, elle s’en distingue par ses fondements microéconomiques systématiques (bien qu’on pourra remarquer la possibilité d’établir un modèle OG-DG à partir de fonctions individuelles, mais ce n’est généralement pas ce que l’histoire retient) et surtout par la mise en avant de la question des défauts de coordination, par le biais de la place de la monnaie comme élément d’incertitude dans une économie de marché. On semble alors être un peu plus près de la pensée de Keynes. Le talon d’Achille de cette théorie, qui m’a véritablement enthousiasmé quand je l’ai découverte comme étudiant (comme beaucoup de gens je crois, dans la mesure où elle semblait fournir LA synthèse entre Walras et Keynes), est de ne pas expliquer ce qui est sa base : les prix sont fixes, certes ; mais pourquoi ? On ne le sait jamais. Or, les prix, dans une économie de marché, ne sont jamais irrémédiablement fixes sans raison (et ils ne le sont pas, de toute façon).
Dans la deuxième partie nous parlerons des “postkeynésiens” et des “nouveaux keynésiens”.
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