Y a pas que le CAC ; hélas, c’est là qu’est l’os…

Un lecteur nous a demandé récemment notre opinion sur l’émission “y a pas que le CAC” sur itelevision, émission hebdomadaire de débat économique entre Philippe Chalmin et Bernard Maris. Pour ma part je ne connaissais même pas l’existence de cette émission, ne regardant jamais itélévision (et n’y étant pas abonné). Ce week-end, je suis tombé sur une demi-heure de cette émission. Je n’ai peut-être pas eu de chance, suis tombé sur un mauvais jour ou un mauvais passage; mais le moins que l’on puisse dire est que je ne suis pas franchement convaincu par ce que j’ai vu de cette émission.

Commençons par la forme. Chacun sait que le groupe Canal plus (d’où est issue la chaîne I-télévision) a assis son modèle économique sur la copie de concepts télévisuels américains (HBO, le journalisme sportif concentré en statistiques et angles de caméras improbables, l’inspiration directe des shows de David Letterman ou Jay Leno pour concevoir “nulle part ailleurs” en sont des exemples). Hélas, pour cette émission de débat économique, le modèle d’inspiration semble être l’atroce émission de CNN “Crossfire“, dans laquelle des journalistes partisans s’agonisent d’injures et de remarques schématiques, infligeant un pseudo-débat gauche-droite qui se résume à un concert de glapissements, d’interruptions, un grotesque pugilat, caricature de débat idéologique. Aux Etats-Unis, cette émission a récemment fait l’objet de critiques pour son effet nocif sur le débat public.
Dans “y a pas que le CAC”, Maris est chargé de jouer l’hétérodoxe marxisant, tandis que Chalmin est censé jouer l’économiste libéral et orthodoxe. S’ensuit alors la présentation par une journaliste d’une série de sujets d’actualité présentés à une cadence de mitrailleuse, afin que surtout il ne soit jamais possible d’approfondir un tant soit peu; l’objectif de chacun des intervenants est de parler le plus vite possible et de s’infliger mutuellement de régulières vannes de bac à sable universitaire pour faire triompher son “camp”. Le résultat est un match de ping-pong rapide et incompréhensible, noyé dans des considérations partisanes (USA gros méchants, chinois communistes, bref, le tout de haute volée).
La plupart du temps surtout, nos deux intervenants n’ont strictement rien à dire d’intéressant sur les sujets sur lesquels ils sont interrogés. Exemple, la situation Ukrainienne. En matière économique, il n’y a pas grand chose à dire sur ce sujet, il s’agit plutôt d’une question historique ou politique. Enfin si, il pourrait y avoir des choses à dire : mais cela impliquerait de développer longuement l’analyse économique des frontières et de la taille des Etats; ce qui ne se fait pas dans les deux minutes imparties au sujet. Nous apprenons donc que les deux compères souhaitent éviter la guerre civile en Ukraine (nous voilà rassurés). Nous avons droit également à une longue tirade de remplissage de la part de P. Chalmin, qui nous explique qu’il ne voit pas “l’ossature économique de l’Ukraine”. Je dois avouer que je ne la vois pas non plus, d’ailleurs, je me demande bien ce que pourrait être “l’ossature économique” de la France ou de l’Allemagne, et surtout en quoi elle se distinguerait de la “musculature économique” ou du “cerveau économique”. Je cherche la petite bête, c’est certain : mais quel intérêt de se lancer dans une métaphore filée si c’est pour ne rien dire?
L’essentiel de ce à quoi j’ai assisté, pourtant, portait sur la Chine, et sa situation comparée avec les Etats-Unis. Après un débat surréaliste durant lequel les deux intervenants se sont gravement interrogés sur le point de savoir lequel des deux pays est le “parasite” de l’autre (visiblement, l’idée commune parmi les économistes normaux, selon laquelle les échanges sont mutuellement avantageux, ne leur est pas venue : il est vrai que ce genre d’idée bêtement consensuelle ne permet pas de parler dans le vide pendant plusieurs minutes). Alors que Chalmin affirmait que la Chine “parasite” les USA et que Maris s’est exclamé “ah, non, ce sont les USA qui sont les parasites”, et avant que les deux ne commencent à s’envoyer des boulettes de papier mâché à la figure, la journaliste leur a demandé ce qu’ils pensaient des perspectives de croissance chinoise. Ils se sont mis à rivaliser de superlatifs et de pronostics plus optimiste l’un que l’autre, le chiffre record annoncé étant une croissance de 13% pour la Chine l’année prochaine pour P. Chalmin. Maris, autrefois si prompt à se moquer des prévisionnistes (ceci d’autant plus que la prévision économique chinoise, étant donné la qualité des statistiques locales, relève au mieux du doigt mouillé), n’a fait qu’opiner du bonnet, se réjouir de ce que bientôt la Chine allait dépasser les USA, et conclure d’un sonore “en tout cas, on peut dire : merci Mao!”, qui a suscité un bredouillement de P. Chalmin, qui s’est contenté de lever les épaules et d’approuver silencieusement.
Jusqu’alors les élucubrations des deux compères m’intéressaient médiocrement; mais je dois dire que j’ai eu le sentiment à cet instant précis de toucher le fond. Merci Mao? Mais pour quoi, exactement? pour la politique économique géniale qui causé la mort par la famine de dizaines de millions de chinois pendant le grand bond en avant? pour les aberrations de la révolution culturelle? S’il y a un dirigeant à remercier pour la croissance chinoise, c’est Deng Xiao Ping, dont la politique a été l’antithèse de celle de Mao : rétablissement de propriétés foncières pour les agriculteurs, pragmatisme économique relatif, accueil (en partie sous la contrainte du fait accompli) des investissements en provenance de Taiwan et de Hong Kong.
Mais il faut aller plus loin. La croissance économique permet-elle d’absoudre les tyrans? Est-il donc possible de déclarer “le Chili a connu la plus forte croissance du continent sud-américain au cours des décennies 80-90. On peut dire merci Pinochet!” ? En général, on a tendance à considérer que la croissance économique ne compense pas; les droits de l’homme ne s’achètent pas pour un plat de lentilles mieux garni. Il est vrai cela dit que contrairement au triste Pinochet, Mao a entretenu l’onanisme intellectuel d’une génération. Cela doit sans doute compenser.
Soyons sérieux : Maris n’est probablement pas stupide (du moins je l’espère) au point de penser ce que sa rapide remarque suggère; mais ce style d’émission, qui privilégie la bataille de polochon sur le fond, le “rythme” plutôt que la réflexion, le pugilat plutôt que les arguments, ne fait qu’encourager ce genre de remarques. Au total, le spectateur ressort assommé par le staccato des sujets qui s’enchaînent à toute vitesse, des phrases énoncées trop vite et interrompues, au bavardage qui sert à habiller le vide.

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Alexandre Delaigue

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2 Commentaires

  1. Je ne serais pas si affirmatif sur cette émission. Certes, l’indigeance du temps impartis aux contradicteurs rend impossible de creuser une question quelconque.
    Cela dit, cette émission est la seule du PAF qui montre qu’il existe un débât dans les sciences économiques, et que beaucoup de questions n’y sont pas tranchées. De plus, elle est la seule à ne pas assimiler l’économie strictement à la vie des entreprises.

  2. Je trouve au contraire cette émission intéressante. Elle permet de débattre plus concrètement des sujets d’actualité.
    Je trouve qu’on a trop peu de débats télévisuels mettant en place des experts en leur domaine. La plupart des débats mettent trop souvent en scène uniquement des politiques, qui passent leur temps à se renvoyer à la figure leurs mauvais bilans sans jamais aborder le fond …
    Au moins avec cette émission, on parle plus de fond, même si je vous rejoins totalement quand vous dîtes que les temps de paroles impartis pour développer les points de vue de chacun sont trop courts, et que l’opposition des 2 économistes est caricaturale.

    Mais si vous tirez à boulets rouge sur cette émission, que ne diriez vous pas des autres débats télévisuels auquels on peut assister !!

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