Une épidémie dans les lycées ?

Récemment, on m’a parlé d’un nouveau problème touchant un lycée : les élèves, en classe de première ou de terminale, décident brutalement de cesser leurs études et quittent l’établissement. Dans le lycée dont on m’a parlé, c’est une moyenne de trois élèves par semaine qui décident de quitter définitivement l’établissement et les études. Les “carrières” alternatives qu’ils envisagent sont de véritables recettes pour l’échec : passer des concours à l’aide de cours par correspondance, s’inscrire dans une agence de travail temporaire pour effectuer des activités de manoeuvre…

Ce phénomène suggère plusieurs questions. D’abord, quelle est sa généralité? Est-il limité au lycée évoqué? Est-il au contraire rencontré dans les autres établissements de la ville, de la région, du pays? (il faut faire confiance au ministère de l’éducation nationale, c’est le type même de sujet sur lequel il ne communiquera que chichement). Mais surtout, comment l’expliquer?
Si ce phénomène est vraiment général, on peut imaginer que chacun pourra y trouver une explication (c’est le propre des problèmes de l’éducation nationale : à l’instar de la stratégie à adopter par l’équipe de France de football, tout le monde a un avis définitif sur la question). En voici quelques-unes :
– c’est dû à la volonté politique de faire atteindre le niveau du bac à 80% d’une classe d’âge : les gens qui quittent sont ceux qui de toute façon, sont incapables d’atteindre ce niveau.
– Les élèves s’ennuient à l’école, y subissant un enseignement magistral qui néglige ce qui les intéresse : il faut rendre les cours plus attractifs pour éviter que les élèves ne fuient par ennui.
– L’influence néfaste du pédagogisme a vidé l’enseignement de sa substance : face à la vacuité d’un enseignement schizophrène fait par des profs “copains”, les élèves sont sans repères et veulent s’enfuir.
– C’est l’influence de la culture populaire, notamment de la télé-réalité : les élèves croient qu’il est plus facile de réussir par des moyens factices que par le travail scolaire.
Je suis persuadé qu’en cherchant un peu, on pourrait trouver tout un tas de causes structurelles et profondes à un tel phénomène. Je me suis cantonné à des causes immédiates, mais “la peur du chômage, de la mondialisation”, la “perte de repères”, “l’anxiété et la souffrance sociale”, “l’impact dévastateur de l’affaiblissement de la famille traditionnelle” seraient d’excellents candidats, et le sujet (si tant est que son ampleur était avérée) constituerait un prétexte de choix à la rédaction d’éditoriaux savants dans les grands quotidiens du soir et du matin.

Pour ma part je n’ai aucun avis sur la question : mais le sujet me rappelle furieusement un livre que je suis en train de lire. Il s’agit de the Tipping point : how small things make a big difference du journaliste américain Malcolm Gladwell, consacré aux phénomènes sociaux obéissant à un modèle épidémique.
Qu’est-ce qu’un phénomène social épidémique? L’auteur l’explique dans son livre, on en retrouve la description dans cet article. Il s’agit d’une situation dans laquelle partant d’un point stable, une petite perturbation conduit à des changements considérables, hors de proportion avec la cause initiale. Exemple typique : les maladies en hiver.
La majorité des gens croient que si l’on attrape plus de maladies en hiver, c’est parce que le froid nous affaiblit; mais cette explication est fausse. Après tout, si nous sommes affaiblis par le froid, les bactéries et virus le sont bien plus que nous (la majorité d’entre eux ne résistent pas au froid). La vraie raison est la suivante : en hiver, nous nous trouvons plus souvent dans des lieux confinés. Ce qui signifie que nous sommes plus souvent en hiver en contact proche avec d’autres personnes qu’en été. La différence est très faible : mais il suffit que nous soyons en hiver en contact avec quelques % de personnes par jour en plus par rapport à l’été pour transformer une maladie touchant un petit nombre de personnes en épidémie qui va toucher des millions d’habitants d’une région ou d’un pays. C’est un modèle épidémique : une cause très faible conduit à des conséquences très importantes.
Or il se trouve que de très nombreux phénomènes sociaux obéissent à des logiques épidémiques. Le modèle de Schelling, par exemple, montre comment une toute petite modification de la composition de la population dans une zone donnée peut conduire très rapidement à une ségrégation complète. Les phénomènes de mode obéissent aussi à cette logique épidémique : il a par exemple suffi que Madonna porte un jour un modèle de chaussures de sport des années 70 pour que ce modèle devienne, 20 ans plus tard, un best seller mondial. Dans son article, Gladwell montre que la réduction drastique de la délinquance et de la criminalité à New York a obéi à un modèle épidémique : quelques mesures spécifiques, restreintes au regard du problème initial, ont fait d’une ville dangereuse l’une des villes les plus sûres du monde en quelques années.

Dans son livre, Gladwell montre que de nombreux comportements adolescents relèvent, là aussi, de phénomènes épidémiques. Il y a là une explication : les psychologues montrent que les adolescents sont extrêmement sensibles à l’influence d’autres adolescents. Les évolutions technologiques (téléphones portables, chat sur internet) amplifient ce phénomène en mettant encore plus les adolescents en contact avec leurs semblables, à des moments ou auparavant ils se trouvaient en compagnie d’autres, le plus souvent adultes. Cette influence des pairs accrue est le terrain idéal pour voir apparaître des comportements qui vont se diffuser de façon épidémique. Gladwell cite plusieurs exemples : l’apparition d’une épidémie de suicide parmi les adolescents en Micronésie (le taux de suicide adolescent y est devenu en 20 ans l’un des plus élevés du monde, 160 pour 100 000, à comparer avec les 22 pour 100 000 aux USA). Les anthropologues ayant étudié le sujet ont montré que quelques suicides médiatisés ont créé cette épidémie de suicides. Il n’est pas rare que quelques évènements médiatisés soient épidémiques : Après la mort de Marilyn Monroe, le taux de suicide a augmenté de 12% aux USA. Et dans les villes américaines, ce taux (ainsi que celui des accidents de voiture, comme moyen de se suicider) augmente après chaque suicide médiatique, pour revenir à son niveau dans les semaines qui suivent. Après la tuerie de Columbine, les épisodes de violence d’élèves proches de ce drame se sont multipliés, y compris dans d’autres pays; Les commentateurs ont expliqué ce phénomène par de nombreuses causes sensées justifier une montée de la violence : mais la violence dans les établissements scolaires, à cette époque, était en diminution aux Etats-Unis, même en prenant en compte ces drames.

Est-il possible que cette vague d’élèves qui décident de quitter le lycée soit un phénomène épidémique? Il est impossible de le dire faute d’informations complémentaires. Mais aborder ce sujet sous cet angle conduit à une toute autre approche. Plutôt que d’aller chercher de grandes causes structurelles, et si ce phénomène s’expliquait par de petites causes? Quelques élèves quittent leur établissement scolaire. Leur exemple est surmédiatisé; après tout, ils ont alors beaucoup de temps à consacrer à des activités dans lesquelles ils rencontreront d’autres adolescents : par ailleurs, il s’agira initialement d’élèves susceptibles d’être pris pour exemples (ce genre de décision fait croire aux autres à une grande confiance en soi, denrée rare parmi les adolescents). Les techniques modernes, qui élèvent l’influence des pairs sur les adolescents, crèent alors une épidémie.
Il ne faut pas conférer au modèle épidémique plus d’importance qu’il n’a : de nombreux phénomènes sociaux ont des causes structurelles et les causalités habituelles ne sont pas rendues caduques par cette perspective. Cependant, apprendre à aborder sous cet angle peut, dans certains cas, être éclairant.

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Alexandre Delaigue

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