Science-fiction économique

Quelle est l’économie d’un monde imaginé il y a des années par des auteurs de science-fiction?

Dans Neuromancer, roman fondateur du genre qui devait être appelé “cyberpunk”, William Gibson décrivait un monde partagé entre la réalité et la “matrice”, un monde virtuel dans lequel circulent des flots d’informations, dans lequel on ne se connecte qu’à ses risques et périls, mais avec la perspective de gros gains. Quelques années plus tard, Neal Stephenson, dans Snow Crash, racontait la vie de Hiro Protagoniste, livreur de pizzas dans le “monde réel”, et sabreur émérite dans le “Metaverse”, un univers virtuel peuplé d’avatars de gens réels. Dans les romans de ces deux auteurs, qui écrivaient leurs romans alors que l’internet n’était pratiquement rien, s’il y avait une différence entre monde réel et virtuel, la frontière entre les deux était floue : les actions du monde réel avaient des conséquences dans le monde virtuel, et vice-versa. Il est par exemple, dans leurs romans, parfaitement possible de gagner sa vie “dans le monde réel” à l’aide d’un travail fait avec son avatar, dans le monde virtuel.

Et si nous étions en train de nous diriger vers ce monde? La question n’est pas si saugrenue qu’on pourrait le penser. Le marché du jeu video est aujourd’hui plus important que celui du cinema; une bonne part de ce marché est fait de jeux “en ligne”, et parmi ceux-ci, certains ressemblent aux univers virtuels peuplés d’avatars imaginés par les auteurs de science-fiction. Ce sont les MMORPG – jeux en ligne “massivement multijoueurs”. L’économie de ces jeux et leur fonctionnement tend aujourd’hui à rendre floue la frontière entre monde réel et monde virtuel.

Le principe de ces jeux est d’y avoir un avatar (terme utilisé dans ce sens par Stephenson, et repris depuis dans l’industrie du jeu) qui se déplace dans un monde qui ne s’arrête jamais, avatar qui interagit avec son environnement virtuel et avec les autres joueurs, pour aller détruire ensemble d’autres groupes de joueurs, massacrer des dragons, et autres activités ludiques. Certains joueurs prennent l’ensemble tellement au sérieux qu’ils en vont jusqu’à se “marier”, voire simuler des rapports sexuels, en jeu. Ces jeux peuvent occuper des joueurs au point de devenir, en pratique, leur activité principale : il n’est pas rare de trouver, dans un jeu comme “world of warcraft”, des joueurs ayant passé depuis la sortie du jeu en début d’année, en tout plus d’une centaine de jours complets à jouer leur avatar : à ce temps de jeu, cela signifie qu’ils passent pour ainsi dire tout leur temps à jouer (cela correspond à plus de 60 heures de jeu par semaine en moyenne, et 90h de jeu hebdomadaire pour les gros joueurs).

Lorsque ces activités virtuelles prennent une telle importance pour les individus, il n’est pas surprenant que cela finisse par avoir des liens avec la vie et l’économie réelle. Et effectivement, en plus du considérable marché que ces jeux représentent, on a vu se développer autour de ceux-ci toute une économie parallèle, directement liée avec l’économie réelle. En effet, dans ces jeux, obtenir un avatar performant et bien équipé est souvent coûteux; il n’est pas rare de ce fait de voir des joueurs revendre des comptes (sur Ebay) avec des avatars, pour des sommes parfois élevées. Un personnage bien équipé peut ainsi s’échanger jusqu’à 700 euros pour un jeu comme World of Warcraft. De la même façon, l’or du jeu, ou les objets qui ne peuvent être obtenus qu’au bout de longues heures de jeu, se revendent. Cherchant à estimer la valeur totale de ces objets et avatars, Edward Castronova, dans un article devenu célèbre, avait évalué le PIB du jeu Everquest à environ 2000$ par habitant-joueur, ce qui faisait que la richesse par habitant de ce monde virtuel était supérieure à celle de pays comme la Bulgarie ou la Bolivie. Castronova a depuis écrit un livre sur l’économie des mondes virtuels.

Plus récemment, un joueur a acheté dans le monde virtuel “project entropia” une île pour 26500$; il a déjà regagné son argent en revendant à d’autres joueurs des droits de minage et de chasse. Cette somme peut paraître conséquente, elle ne représente pourtant pas grand chose dans les quelques 100 millions de dollars annuels que représentent les ventes et achats d’or, d’objets, et d’avatars sur les marchés parallèles (cette somme est elle-même faible, au regard du chiffre d’affaires du jeu en ligne, 3,6 milliards de dollars annuels). Récemment, un tribunal de Hong Kong a dû se prononcer sur une affaire étrange : un joueur en avait poignardé un autre, après que celui-ci l’ai “volé” : il avait revendu un sabre virtuel extrêmement performant que le premier joueur lui avait prêté. En Corée, les tribunaux ont eu l’occasion de décider que dérober un objet virtuel était un vol, punissable comme tel.

The Economist et l’International Herald Tribune ont consacré des articles à ce sujet : il en ressort que la fourniture sur des marchés parallèles de biens virtuels est une activité en plein essor; dans chaque jeu, on trouve des joueurs appelés “farmers” qui passent leur journée à anéantir diverses créatures afin de gagner or et objets qu’ils revendent par la suite. En Chine, des dizaines de milliers de joueurs gagnent de cette façon des salaires corrects selon les standards locaux, de l’ordre de 250$ par mois, pour 12 heures passées par jour sur un jeu en ligne. Dans tous les jeux, les “farmers chinois” sont célèbres; de nombreuses entreprises permettent d’utiliser leurs services (essayez de taper “world of warcraft gold” sur google pour voir). Bien que le plus souvent interdites par les sociétés qui exploitent ces jeux, ces pratiques sont en plein essor.

A ce stade, je suppose que vous êtes incrédule. Qui peut vouloir payer du “vrai” argent en échange d’argent virtuel, c’est à dire rien? Qui pourrait payer 80 euros pour obtenir les 800 pièces d’or lui permettant d’acheter un “cheval épique” qui accélera ses déplacements en jeu? La réponse est, énormément de gens. Après tout, ces échanges ne font que reproduire la logique universelle de l’échange économique, celle de l’avantage comparatif. Je suis peut-être très bon pour jouer mon avatar, mais je n’ai pas le temps de consacrer de longues heures fastidieuses à “farmer” des pièces d’or; alors j’achète les services de quelqu’un qui fait cet effort à ma place, en lui offrant en échange ce que j’ai comparativement en abondance par rapport à lui : de l’argent du monde réel. S’il vous paraît absurde de dépenser des sommes considérables pour acheter des “objets virtuels”, demandez-vous ce qu’aurait pensé un individu d’il y a deux siècles du fait de payer pour télécharger le dernier album de Madonna? Quelle différence y a-t-il entre payer quelqu’un pour nettoyer votre maison, et payer quelqu’un pour vous trouver une épée virtuelle qui vous permettra de parader devant vos amis?

Dans cette perspective, on peut envisager un avenir dans lequel pour certains joueurs, le monde virtuel sera le “vrai monde”, celui dans lequel ils ont des amis, des amours (platoniques), des activités, dans lequel ils passent l’essentiel de leur temps, dans lequel ils gagnent l’argent qui leur permet de faire vivre leur corps physique (le plus souvent à base de pizza livrée à domicile). Le monde réel n’étant plus que le lieu dans lequel ils se nourrissent et dorment. Cela vous paraît saugrenu? Mais lors de la sortie du jeu World of Warcraft, il a été calculé que le premier joueur français à atteindre le niveau maximal dans le jeu a passé une dizaine de jours à jouer 20 heures par jour. Récemment, un joueur coréen est mort après une session de jeu de 50 heures d’affilée. Un monde dans lequel des joueurs passent tout leur temps dans un univers virtuel, y gagnant suffisamment pour maintenir leur corps et leur connexion internet en état, n’est pas loin du tout du monde dans lequel nous vivons – et il serait peut-être temps de lire ou de relire les auteurs de science-fiction qui ont envisagé ce monde, afin d’essayer de le comprendre. En tout cas, les règles de l’économie s’y appliquent.

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Alexandre Delaigue

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