Revue de supplément : homonymie et répétitions

J’ai parcouru le supplément économie du Monde. Deux choses marrantes.

La première, c’est que j’étais sur le point de m’énerver et je serais passé pour un idiot (or, comme les occasions sérieuses ne manquent pas, autant se réserver pour celles-ci). Si je vous dis qu’un certain Grossman est interrogé dans l’édition du jour et raconte la chose suivante :

L’articulation entre les sphères politique et économique est, dans tous les pays démocratiques, en pleine refonte. Pour qu’un gouvernement puisse mener à bien un programme politique clair, cohérent, porteur de réformes de structure, il faudrait qu’il puisse s’appuyer sur un mouvement politique puissant, largement majoritaire dans la société. ,

normalement, ceux à qui le nom de Grossman dit quelque chose en économie, se disent en choeur que Gene Grossman donnant un entretien au Monde, c’est plutôt sympa. Et, tout d’un coup, qu’est-ce que je réalise brutalement ? Le Monde l’a affublé du prénom “Emiliano” ! Emiliano Grossman ! Et puis quoi encore ? Qui relit les copies du Monde ? C’est scandaleux tout de même, non ? Non, bien sûr, puisque Grossman, Emiliano existe bien et fait presque le même boulot que Gene, puisqu’il fait – entre autres choses – de l’économie politique, du côté des spécialistes de science politique. Oups, donc. Désolé Emiliano…

La deuxième source de rire du jour, c’est le clou enfoncé autour des déclarations d’Hélène Rey. Vous vous souvenez qu’elle n’était pas franchement enthousiaste à l’idée de revenir en France, même si elle a été nommée pour recevoir le titre de meilleure jeune économiste 2006. Du coup, l’édito du supplément économie revient sur ses déclarations fracassantes :

” L’université française a adopté en économie une attitude de frilosité vis-à-vis de la mondialisation (…). Elle semble adorer le localisme. Or qu’est-ce qui fait vivre la recherche ? A mon avis, c’est l’ouverture au monde et les échanges d’idées argumentés. C’est la qualité des chercheurs, donc un recrutement concurrentiel, où le copinage n’a pas droit de cité. ” Ses premiers mots font mouche, les oreilles se tendent. ” Aux Etats-Unis, il est interdit qu’une université recrute ses propres étudiants. Les ressources de recherche sont allouées de façon concurrentielle par des comités composés de personnalités reconnues pour leurs compétences scientifiques. ” Et en France ? ” Un recrutement sur deux de maître de conférences est local. Sous couvert d’égalité, on élimine la sélection des étudiants à l’université, mais pas dans les grandes écoles, qui recrutent donc les meilleurs ! ” Puis viennent les chiffres que personne n’osait imaginer : ” 40 % des chercheurs français n’ont publié aucun article depuis 1969 dans l’une des 681 revues référencées par EconLit, la base de données standard pour les publications en économie. “

Je trouve ça doublement drôle. D’abord parce que ça pourrait ouvrir un débat dont l’issue serait au moins aussi glorieuse que la magnifique fronde des étudiants en économie de jadis. Ensuite, parce que la semaine prochaine, le Monde devrait normalement publier la plus fracassante déclaration d’Hélène Rey, que je vous livre en pleine (et imaginaire) exclusivité : “En plus, à Paris I, le resto U est dégueulasse”. Et là, Villepin devrait alors monter au créneau pour défendre “le modèle de restauration universitaire français”, en regrettant les exagérations et amalgames qui masquent une réforme néanmoins nécessaire.

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13 Commentaires

  1. " 40 % des chercheurs français n’ont publié aucun article depuis 1969 dans l’une des 681 revues référencées par EconLit, la base de données standard pour les publications en économie. "

    40% ! C’est énorme et, si c’est vrai, consternant. Il faut préciser qu’EconLit contient des titres en Français (l’excuse linguistique n’est donc pas recevable) et ne contient pas que des revues très select ou très techniques (l’excuse de l’opposition français à l’excès de formalisme ne tient pas non plus) :
    http://www.econlit.org/journal_l...

    "ça pourrait ouvrir un débat dont l’issue serait au moins aussi glorieuse que la magnifique fronde des étudiants en économie de jadis"

    Que veux-tu dire par là ?

  2. Je veux dire que ça ne servirait à rien. Une fois que tout le monde aurait exposé sa vision de ce qu’est la vraie bonne science économique, chacun retournerait appliquer ses principes dans son coin en se partageant les prés carrés (et les rectangulaires aussi). Il y aurait quelques victimes collatérales, mais les positions du coeur seraient maitenues de part et d’autre.

  3. Hum… c’est un peu nihiliste, comme position, non ? Quitte à comparer avec l’épisode "Econoclastes" (pas vous, les autres), le débat n’a peut-être débouché sur rien de concret, mais c’est utile, de temps en temps, de se remettre en question. Sur la question des publications, c’est objectivement préoccupant de savoir que 40% des économistes n’en produisent pas, alors que c’est quand même central dans le métier d’un chercheur. Je doute que quelqu’un, d’une tendance ou d’une autre, défende l’idée que cette sous-publication n’est pas réelle ou pas grave.

  4. Bof, c’est pas nihiliste, c’est évident. Je te rappelle un ou deux faits : d’abord, la sous-publication est tout à fait tolérée en France. De là à dire que c’est culturel, il n’y a qu’un pas que je ne franchirai pas, par honnêteté : je n’ai pas étudié la question de près. Ensuite, celui qui publie dans la revue à la con du coin a autant de crédit que celui qui publie dans le JET, JEL, JEP, JPE ou tous réunis en J. Parce que tu comprends, les J, ce sont tous des journaux à la solde de la science US. Mais bon, là, ce n’est que supputations et opinions sur lesquelles je reviendrais volontiers. En revanche, la stratégie de débats et dialogues entre universitaires du supplément économie du Monde n’a pas montré son utilité récemment. Souviens toi de Cahuc-Carcillo et Husson-Coutrot. La façon de procéder me semble du même ordre. Explique moi à quoi ça rime de revenir sur trois mots dits lors d’un évènement mineur ? Ca sent la petite polémique savamment orchestrée. La semaine prochaine, tu vas avoir “Publications françaises en écoomie, les vrais chiffres !” par duconlajoie enseignant-chercheur à l’université de schblounkville, avec deux publis dans le canard local et une dans la revue française d’économie agricole et urbaine. Après, Wiplosz va s’énerver sur Telos, suivi par Blanchard. Guerrien ou Salin vont monter au créneau en arguant que c’est la censure dont leurs idées font l’objet dans un certain sérail qui les conduit à ne rien publier. Piketty va venir tempérer les esprits, aidé par Elie Cohen, en conflit ouvert avec Jacques Marseille sur la question. Marseille qui, lui, a bien étudié les publications d’un point de vue historique et confirme que la cour des comptes regrette le salaire des chercheurs. Enfin, ça pourrait ressembler à ça… Si ça se trouve, on va même retrouver la chanteuse Alizée dans une liste de publications et ça va foutre le bazar.

  5. Le scenario est criant de vérité : ça t’inspire le nihilisme 🙂
    Mais ça n’en reste pas moins du nihilisme. A te suivre, tout débat potentiellement polémique et qui ne déboucherait pas immédiatement sur des résultats concrets ne devrait pas être ouvert. Il me semble que si l’ouverture d’un tel débat avait pour seul effet de clarifier un peu dans les esprits la situation française de la recherche en éco, ce serait déjà énorme. Et puis, dans les participants à ton débat virtuel, il y en a bien qui ont (je vais employer des gros mots) raison, et d’autres qui ont tort. Au bout d’un momment, les faits finissent quand même par trancher.

  6. "Mais ça n’en reste pas moins du nihilisme. A te suivre, tout débat potentiellement polémique et qui ne déboucherait pas immédiatement sur des résultats concrets ne devrait pas être ouvert."

    Non, pas exactement. Deux choses me semblent importantes :
    – j’ai l’espoir que les gens comme Rey et d’autres, par leur travail et leur réussite, crée un effet d’entraînement durable. On s’y retrouvera tôt ou tard. Je le disais déjà à propos du prix, il y a quand même une génération très talentueuse qui émerge de trentenaires ou quadras qui font honneur aux formations qu’ils ont reçu en France.
    – ce n’est pas avec l’illusion du débat que l’on débat. Et là, avec des chefs d’orchestre comme les rédacteurs du supplément… oui, mieux vaut pas de débat. Tu verras. Soit ce sera étouffé, soit ça va être piteux.

  7. @ SM et Antoine Belgodere d’Optimum :

    Sur les débats Husson-Cahuc, Husson-Salanié-Laroque, Wiplosz-heterodoxes, ou B.Guerrien contre le reste du monde…

    Personnellement, ces débats sont l’image de ma schizophrénie interne. J’ai fait mon deug à Nanterre, où entre le MAUSS et la gestion, on n’a finalement presque pas fait d’économie.

    Je me suis passé à Paris1, pour pouvoir suivre les cours de Guerrien, que je trouve encore brillant. J’ai fait un petit mémoire sur la dette de l’Etat, et là encore les notes de Husson m’ont été très utiles (mais après j’ai découvert Olivier Blanchard, beaucoup plus utile). J’ai eu moi aussi l’idée que ‘les économistes libéraux’… partent de postulats idéologiquement discutables, etc…

    Et pourtant… en découvrant les travaux de recherches empiriques, ou les travaux a base des modèles d’appariements on "passe de l’autre coté".

    Je suis tout a fait d’accord avec SM: les travaux des chercheurs comme Cahuc, Piketty, Maurin, Rey, Duflo, et j’en passe créent un effet d’entraînement très fort. Les bouquins de Cohen qui sont tout public et le dernier de Salanié sont aussi fondamentaux.

    Mais, vous aussi vous avez votre dose de responsabilité : bravo pour votre blog (Optimum, Ceteris Paribus et Salanié aussi). Vous êtes les « passeurs » entre la recherche, les étudiants en éco et les intéressés. Continuez !

  8. Alex : avec ce parcours, tu es un genre de survivant de l’économie ;o)

  9. @ SM : Merci pour la description, elle m’a fait hurler de rire. Je ne sais pas si je vais me retenir d’aller de ce pas afficher ce récit imaginaire sur la porte de certains chercheurs concernés.

    Ceci dit, il serait intéressant de savoir quelle est la proportion de jeunes chercheurs formés aux différentes écoles. En particulier, quel peut être le rapport de forces numérique entre les formations mainstream (Toulouse, DEA de l’ex-DELTA) et les autres formations doctorales.

    Globalement, la meilleure chance de l’économie est cependant que ce problème ne lui est absolument pas propre. J’ai en ce moment les échos d’un problème tout-à-fait similaire en mathématiques pures, et de même en lettres et en histoire (pour me limiter aux domaines où je connais des gens).

  10. “afficher ce récit imaginaire sur la porte de certains chercheurs concernés. “
    z’êtes dans le labo de duconlajoie ?! ;o)

    “quel peut être le rapport de forces numérique entre les formations mainstream (Toulouse, DEA de l’ex-DELTA) et les autres formations doctorales.”
    Ce qui est intéressant, c’est qu’il me semble s’inverser progressivement, dans le sens de la qualité. Une forme de mimétisme, qui est peut-être seulement national, mais est suffisant puisqu’il s’exerce sur les labos dont vous parlez, qui sont quand même bien représentés sur le territoire. Donc, globalement, je suis assez optimiste. A la marge, cette position de référence croissante a un effet sur les autres, qui se sentent obligés, même dans un débat franco-français, de faire référence au mainstream (ce qui n’a pas toujours été le cas).

    “ce problème ne lui est absolument pas propre.”

    Ah, oui, absolument. C’est tout à fait exact. Ce n’est pas la recherche en science économique, c’est la recherche tout court qui est concernée.

  11. @ leconomiste : c’est pas un restrictif pour les formations mainstream de ne citer que Toulouse et l’ex-DEA du DELTA (maintenant master APE) ? Il me semble que les formations doctorales spnt plutôt massivement mainstream, non ?

    @ SM : je me fais un peu l’avocat du diable, mais ce chiffre de 40% ne me semble pas si énorme que cela. Les bibliomètres ont montré que, dans toutes les disciplines et dans tous les pays, la répartition des publications était extrêmement dissymétrique. Exemple : la loi de Price : 10% des scientifiques produisent plus de la moitié des publications.

    Il faudrait donc comparer ce chiffre de 40% avec ce qui existe ailleurs (et notamment aux US). Evidemment, pour Rey, qui doit travailler dans une université prestigieuse, son point de vue sur les US est un peu biaisé… Quid de la fac du fin fond du Middle West ? C’est un peu comme si on demandait à un chercheur de Toulouse de donner son impression sur les publis des chercheurs à partir de l’échantillon de ses collègues : on n’obtiendrait sûrement pas 40%.

  12. svag : ah, ben voilà, j’en étais sûr… il ne s’est pas passé trois jours qu’en voilà un qui veut nous donner les vrais chiffres ! Blague à part, la concentration des publications dans les meilleures revues, je suis d’accord. Je vois bien le principe. Là, c’est plus fort : c’est l’absence totale de publication dans un bon paquet de revues répertoriées, dont le niveau d’exigence de la plupart devrait a priori laisser la place à tout chercheur un peu bosseur. Du moins, c’est ce qu’il me semble. Analysez à un instant t les publis d’un bon labo français. Vous verrez que la grande majorité des chercheurs (pour ne pas dire tous) publient, même si tous ne le font pas dans les revues les plus prestigieuses (question d’âge, de thème de recherche, etc.). Dans EconLit, vous avez quand même de quoi trouver votre place, même si vous n’êtes pas un futur prix Nobel…

    Je pense que leconomiste a juste voulu donner une idée du profil de labos dont il parlait. Et force est de constater que ce sont toujours ces deux que l’on cite… Mais il y en a une poignée encore qui me semblent correspondre à la description.

  13. Dans l’article du monde, Hélène Rey soulevait aussi, au-delà des problèmes de la discipline économique, celui plus général du recrutement local dans les universités ("bien sûr que votre dossier est meilleur, mais si on le prend pas chez nous il ne sera pas pris ailleurs, le pauvre"). Or, ça, ça pourrait sans doute être facilement interdit.

    Et ça ferait quand même un vrai bol d’air.

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