Ce billet est dans les cartons depuis la fin du mis de juillet. Je l’avais laissé quasiment en l’état, souhaitant l’approfondir. Comme je n’ai pas trouvé le temps de le faire et que l’actualité est tristement revenue sur le thème qu’il abordait, je le publie en l’état, avec quelques rajouts et actualisations.
Première chose à dire : mon point de vue a évolué sur le lien de cause à effet. Dans ce billet, je me demandais si l’on disposait de données suffisamment significatives pour établir une causalité solide entre la souffrance au travail et le suicide. Les interrogations restent. D’après Patrick Légeron, l’un des invités de C dans l’air, on ne dispose pas encore d’un recensement fiable des suicides en entreprises. Ce qui, en soi, sans crier au complot, me semble militer pour qu’on considère le lien comme effectif, jusqu’à preuve du contraire. Combien d’années faudra-t-il encore avant qu’on dispose de ces statistiques (qui oscillent dans leur version approximative entre 300 et 3 000 morts par an ; une belle marge d’erreur). Bref, au jour d’aujourd’hui, je pense effectivement que des gens se suicident au travail parce que leurs conditions de travail les fragilisent fortement. Je ne porte pas le principe de précaution dans mon coeur. Les données ont beau être très parcellaires, j’y cède volontiers sur ce coup-ci, d’autant que je ne vois pas où sont les coûts majeurs associés à son application dans le cas présent.
Pourquoi des gens se suicident-ils au travail ? Pour faire bref, la surcharge permanente de travail, dans un contexte managérial où on ne juge pas des travailleurs mais bien plus des personnes. Les salariés du postfordisme sont des individus à qui on demande de mettre au service de l’entreprise toutes leurs qualités : physiques, relationnelles, morales et intellectuelles. L’occasion est magnifique pour se réaliser. Et nous la saisissons, en espérant d’abord que tout ira bien. Puis, une autre réalité s’impose en même temps : nous ne sommes que des pions. Si l’on nous réclame le mouvement, c’est que le système dans son ensemble est mouvant. Ce qui, en d’autres termes, signifie potentiellement pour les uns le licenciement du jour au lendemain ; pour les autres, le placard. L’échec attend chacun sagement. Et chacun est bien au courant. D’où une tension permanente, bien documentée par ailleurs et dont je ne fais que résumer la mécanique.
Pourquoi tous les gens soumis à des conditions de cet ordre comparables ne se suicident-ils pas ? Probablement parce que nous ne sommes pas tous aussi solides. Et encore, on peut avoir d’autres interprétations, qui ne laissent pas la part belle au discours managérial sur la vie au travail vue comme une lutte.
Cet aspect pose d’ailleurs un sacré problème. Durant l’émission citée, Légeron (dont vous aurez noté qu’il est consultant, donc supposé donner des solutions) explique qu’il faut "enrichir les tâches", donner du sens. Certes. Il se trouve justement que c’est ce qui est fait depuis des années et que je décrivais au dessus : nos tâches sont riches, contrairement à celles de l’OS taylorien. Et le résultat n’est pas toujours concluant, puisque vous êtes en train de lire ces lignes… Pas question de jeter le bébé avec l’eau du bain. Je ne milite pas pour le retour des tâches répétitives (qui sont encore le lot de bien des salariés). Mais reconnaissons que le remède semble porteur d’effets secondaires très indésirables selon le contexte (rendons justice à Légeron : bien qu’il ait mentionné cet aspect sans complément sur le moment, le reste de ses interventions montrent qu’il a dû oublier de finir son exposé).
Un autre point qui mérite qu’on s’y attarde concerne le discours sur la part du privé et la part du professionnel dans les passages à l’acte. En gros, le discours syndical et le discours managérial convergent en s’opposant, pour des raisons qui me semblent indiscutables et inconciliables à chaud. D’un côté, les syndicats qui doivent lutter pour l’amélioration des conditions de travail et faire reconnaître la moindre part de responsabilité de l’entreprise dans ces drames. Cette position est justifiée, dans le sens où des enjeux de solidarité, notamment avec les familles, l’imposent (c’est le cas de la reconnaissance du suicide comme un accident de travail, qui donne lieu à une indemnisation des familles ; oui, ça compte). De l’autre, les entreprises qui refusent d’endosser la responsabilité d’un suicide qui peut avoir des causes multiples. En fait, il en a toujours. On évoquera alors la solitude, les difficultés familiales, des causes bien plus lointaines et profondes. En somme, une prédisposition qui rend complexe la dissociation. Cette dissociation est dramatique. Si quelqu’un a des difficultés graves, c’est bien que l’interaction entre sa vie privée et professionnelle est insuportable. Comment peut-on souffrir d’avoir une vie de merde au boulot ou à la maison sans que cela ne finisse par pourrir l’autre versant de son existence ? De ce point de vue, il faut bien dire ce qui est. Puisque les entreprises demandent un investissement personnel fort et puisqu’elles sont mieux placées pour mobiliser des ressources sanitaires d’ordres divers, en tant que collectif, c’est probablement à elles (accompagnées par les autorités publiques) de prendre la responsabilité du suivi et de l’assistance complète des individus. A cet égard, il est exact de dire que les méthodes de ciblage sur les personnels déjà en difficulté a une composante curative dont on peut se demander si elle peut être vraiment efficace. Une des invitées de C dans l’air, Marielle Dumortier, médecin du travail et auteur de cet ouvrage, soulignait les témoignages de salariés qui n’osent pas dire "Je ne suis pas capable de faire ce que vous demandez". Une fois qu’ils en sont minés, il peut être trop tard.
L’autre dissociation artificielle est celle de la souffrance physique et mentale. On s’éloigne un peu du problème précis du suicide, mais pas tant que ça. Comme le note Pierre Boisard, pour qualifier les nouveaux maux du travail postfordiste, on a pris l’habitude de parler de "risques psychosociaux", incluant dans un fourre-tout des questions allant des TMS jusqu’à la dépression. Ceci appelle à du travail de la part des professionnels, médecins, ergonomes, sociologues, économistes du travail, etc. Il faudra bien créer un corps de doctrine unifié autour de cette catégorie dont on sent bien qu’elle est probablement cohérente, mais assez difficile à cerner. En attendant, le ris3que est l’interprétation de chapelles. D’un côté, les tout physique, de l’autre les tout mental. Il faut bien reconnaître qu’au jour d’aujourd’hui, les seconds dominent les débats. On peut y voir plusieurs causes. La première est indéniablement l’importance du stress et de l’état mental qu’il crée, avec la dépression comme point de chute. La deuxième est l’attrait de la nouveauté dans un contexte où il ne semblait pas, voici dix ans de cela, raisonnable d’incriminer des conditions de travail à la Germinal. On s’est néanmoins rendu compte avec les cancers liés à l’amiante qu’en dépit de la fermeture progressive des mines et autres activités exposant notoirement les salariés à des risques chimiques, des risques sanitaires de cet ordre pouvaient toujours apparaître. C’est la même chose qui s’est produite avec les troubles musculo-squelettiques (TMS) avec, notamment, mais pas seulement, le développement du travail prolongé sur ordinateurs pour la plupart des employés. Enfin, si le tout psy est dominant, on le doit certainement aussi à l’individualisme. Il est peut-être réconfortant de songer qu’on souffre d’un mal propre, que les autres ne peuvent éprouver de la même façon. Tenez, je connais par exemple un blogueur qui est persuadé d’avoir contracté une angine de type H1N1, due probablement aux succès scolaires de sa progéniture (que je félicite publiquement au passage, après l’avoir fait en privé auprès de son heureux papa – pourtant vieilli, fatigué et usé aux entournures de son corps de semi-marathonien). En regard de tous ces éléments, il est d’ailleurs assez réconfortant de constater que la question des troubles physiques liés au travail ait encore voix au chapitre. Bref, si je comprends bien qu’il est peu aisé de travailler sur le corps et l’esprit en même temps (je veux dire vraiment en même temps), j’ai du mal à comprendre comment on peut dissocier les deux. Comment tirer un trait sur l’interaction (c’est-à-dire une liaison à deux sens) entre les deux ? Au fond, personne ne veut le faire, mais c’est ainsi que les choses se passent actuellement.
Les questions de santé au travail ont une importance en matière de productivité à long terme. Actuellement, les gains de productivité reposent, dans les entreprises où les salariés sont sujets à un stress puissant, sur des horaires de travail interminables et une intensité de l’effort intenable pour beaucoup. Je parle de gains de productivité, mais ce n’est du reste valable que pour l’intensité de l’effort (on pourrait parler des 35 heures sur ce point). Car, en réalité, faire travailler les gens plus longtemps, ça ne s’appelle pas accroître la productivité, mais baisser les salaires (car tout ne passe pas en heures sup…). A une époque, on aurait pu appliquer à cette situation le modèle du salaire d’efficience, dans sa version "tire au flanc". Pour contrôler l’effort d’un salarié, on lui offre un emploi bien payé et on attend que la crainte de perdre ce bon job le pousse à manifester un effort à la hauteur de l’intérêt du poste. On peut naturellement convoquer la peur de perdre son emploi, surtout à l’heure actuelle où il ne sera pas simple d’en trouver un autre. Tout ceci semble néanmoins bancal à moyen ou long terme. Il y a d’abord les coûts croissants en matière de santé et d’absentéisme. Dire qui les supportera est spéculatif. Après tout, on pourrait arguer que les entreprises délocaliseront. On sait cependant que cette stratégie a ses limites. Prenons le cas du salarié qui s’est suicidé en août à Marseille chez France Telecom. Architecte réseau et des décennies de boîte. Travaillant sur le passage d’une génération de réseau à une autre. Imaginerait-on de délocaliser un poste de ce type, avec un salarié l’occupant avec ce profil, si les charges sociales de son salaire étaient augmentées pour tenir compte d’une hausse du coût global de la santé au travail ? Vous me direz que cela ne concerne que les postes hautement qualifiés. Pas seulement, en réalité. Les emplois concernés par des questions de santé au travail sont pour beaucoup impossibles à délocaliser ou à mécaniser plus qu’ils ne le sont déjà. Vendeurs dans des surfaces spécialisées, caissier(e)s dans la grande distribution, personnel soignant ne seront pas délocalisés, pour l’essentiel. En d’autres termes, à moins de renoncer à intervenir dans ces secteurs en France, les entreprises subiront une partie (gageons qu’elle sera conséquente) des hausses du financement des dépenses de santé liées aux maladies professionnelles. De nombreux pays ont compris cela bien avant nous. Le cas le plus emblématique, que Philippe Askenazy relate, avec une indicible jubilation, est celui des Etats-Unis, où la conjonction d’un syndicalisme mobilisé, d’un gouvernement attentif et décidé à légiférer avec, en complément, un marché du travail au plein emploi, a permis aux entreprises d’opérer une mutation dans les conditions de risque au travail des salariés (ce qui est un peu plus détaillé dans la note de lecture de l’ouvrage).
Il faut vraiment s’interroger sur les conséquences à long terme des modes de production en matière de formation et de préservation du capital humain. Celui-ci est souvent résumé dans les pays riches à l’éducation. Pour une raison simple, qui est que la santé ne semble pas un problème majeur. Or, le capital humain, fondamentalement, est la capacité à s’insérer dans un processus de production. Cela inclut donc les compétences professionnelles. Mais il faut bien une carcasse en bon état pour les porter et les faire fructifier. Pourra-t-on encore considérer dans quelques années que c’est un problème très marginal ?
Un sujet connexe, mais intimement lié, me semble être l’insertion des jeunes sur le marché du travail, dont cet ouvrage, par exemple, dessine les contours très méthodiquement. Côtoyant des étudiants, je constate quotidiennement qu’un nombre non négligeable d’entre eux sont angoissés (pas "concernés" ou "préoccupés", "angoissés") sur leur avenir. Ce n’est pas une surprise, nombre de sondages dressent un tableau de cet ordre. Mais le vérifier en direct, avec un public qui sans être idéalement placé pour décrocher les emplois les plus enviables n’est pas à la dérive, est significatif. Alors, oui, notre marché du travail est spécifique et peu accueillant pour les jeunes. Oui, l’insertion est plus longue et plus heurtée que dans d’autres pays. Mais la réalité et la réalité perçue sont différentes. D’une part, une insertion assez longue et éprouvante pour celle ou celui qui persévère en acceptant la précarité des emplois occupés et sait se méfier des espoirs trop vite déçus (la réalité) ; d’autre part, le sentiment qu’il n’y a pas de sens et que l’échec et la galère à vie sont des possibilités importantes (la réalité perçue). Il me semble qu’on est moins armé pour s’insérer quand on raisonne sur la base de la réalité perçue, celle que notre société veut bien présenter le plus souvent. Il me semble aussi que, toutes choses égales par ailleurs, on est plus disposé à se jeter par la fenêtre à 32 ans quand on croit depuis l’âge de 20 ans à la réalité perçue. Il faut cesser de dramatiser l’insertion des jeunes. Le seul service à leur rendre, c’est d’agir pour un mieux tout en leur disant la réalité.
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Deux commentaires:
1. De nos jours, on meurt au travail parce que l’on vit au travail. Si l’on passait moins de temps présentiel, on ne s’en porterait que mieux.. Y’a t-il des études sur le niveau de stress comparé des gens qui télétravaillent ?
2. Sur les jeunes (en étant un) : la moitié a des parents fonctionnaires (qui n’ont jamais mis les pieds dans une entreprise et ne peuvent donc en témoigner), l’autre a ses parents qui passe sa vie au travail (cf. ci dessus), et ne sont donc pas disponibles pour en témoigner. Résultat, les uns et les autres appréhendent l’entreprise – qui ne fait rien pour les appâter, vu le caractère désincarné des offres d’emploi.
"En juillet dernier, j’apprenais qu’un salarié de France Telecom s’était suicidé, incriminant clairement et exclusivement son travail."
ca ne veut rien dire, le taux de suicide chez france telecom est le meme que pour la france en general, ou la suisse ou cuba, donc il y a chez ft autour de 26 suicides par an, en moyenne. ca pourrait etre mieux, ca pourrait etre pire.
http://www.who.int/mental_health...
news.bbc.co.uk/1/hi/world…
Réponse de Stéphane Ménia
Si j’ai donné l’impression de stigmatiser FT, c’est une erreur. Ce n’était pas le sens de mon billet.
Le taux de suicide en France est de 17.8 pour 100 000 habitants par an en 2002. Sur la tranche des 25-65 ans, il est légèrement plus élevé, aux alentours de 23 (cf. http://www.sante.gouv.fr/drees/e...
A France Telecom en France, il y a eu, en un an et demi, 23 suicides, selon l’article de Libé que vous donnez en source : soit approximativement 15 suicides par an. Or, France Telecom compte 106 000 salariés en France.
France : 17 suicides pour 100 000 habitants (23 pour les 25-65 ans)
France Telecom : 15 pour 106 000 salariés
Les données dont on dispose sont, en effet, parcellaires. Mais, dans le cas présent, elles n’incitent pas à penser qu’il existe une spécificité France Telecom et à rattacher ces suicides au management brutal qui semble y régner.
Réponse de Stéphane Ménia
D’accord. Notez que je n’ai pas incriminé FT en particulier dans ce billet.
Je salue la qualité du billet et le travail accompli, mais souhaiterais apporter la contradiction.
1. Il y a en France environ 10.000 suicides par an. Que entre 300 et 3.000 soient liés au travail ne me paraît pas exorbitant.
2. Les hommes se suicident 3 fois plus que les femmes, ce ratio est à peu près homogène dans tous les pays du monde. Si on retrouve dans la chambre d’un suicidé une lettre "je te quitte, connard", son ex ne sera pas inquiétée. Si c’est une lettre de licenciement, l’entreprise sera poursuivie.
3. La France connaît un des taux de suicide les plus élevés de l’OCDE. http://www.who.int/mental_health... UK est à moins de la moitié, US aux 2/3. Peut-être, comme le suggère Askenazy, notre conception de la protection sociale est elle largement inadaptée.
4. Dans cet esprit, il y a peut-être un biais de perception, mais j’ai le sentiment que quand on parle de suicide au travail, on parle beaucoup de grosses entreprises, souvent publiques ou l’ayant été (FT, Renault…) J’ai peine à croire que les cadences ou le niveau d’exigence dans ces entreprises soit supérieurs à la PME du coin. Peut-être faut-il envisager un phénomène de "loup apprivoisé". Des gens qui ont passé 10 ou 20 ans dans un environnement professionnel peu exigeant pourraient avoir perdu leur capacité à s’adapter à des contraintes plus importantes. Bref, le problème rencontré par le Dr Dumortier n’est peut être pas que les salariés n’osent pas dire "Je ne suis pas capable de faire ce que vous demandez". Peut-être que le problème de fond est que le salarié ne sait effectivement pas faire ce qu’on lui demande, et qu’il se rend bien compte qu’il faudrait.
5. J’aime beaucoup votre dernière phrase.
@ jck et gede;
Vous devez tenir compte de la proportion des suicides directement liés à l’emploi. La France compte entre 300 et 3000 suicides liés à l’emploi soit entre 0,5 et 5 pour 100000 habitants.
Le taux de FT semble donc être largement supérieur à la moyenne des autres entreprises.
D’accord pour les chiffres fournis.
Cependant, je serais curieux de connaître le profil social des personnes commettant un suicide (en France ou ailleurs). Il y a peut être plus de passage à l’acte chez les personnes au chômage, isolées, sinon, quel est leur catégorie socio professionnelle etc… (personnellement, je n’en ai aucune idée)
Il apparaîtrait peut être alors un "sur passage" à l’acte chez FT compte tenu du profil des victimes.
Ce n’est pas une affirmation, juste une interrogation.
Hum, d’abord, je ne suis pas semi-marathonien mais full marathonien ! A minorer mes exploits (tout en reconnaissant ceux de ma progéniture, c’est vrai), cherche-tu à me pousser au suicide ?
Réponse de Stéphane Ménia
Ouh pardon… J’ai pensé à Marseille-Cassis 😉
@jck et Gede : effectivement, il est intéressant de noter que le taux de suicide chez france telecom n’est pas significativement du taux de suicide national. Cependant, deux remarques : le taux de suicide national est élevé chez les adolescents et les personnes âgées, relativement faible chez les personnes d’âge actif, il est donc relativement élevé chez FT; deuxièmement, le taux de suicide français est parmi les plus élevé des pays riches, ce qui peut traduire, au moins en partie, des relations sociales assez toxiques dans l’emploi en France – ce que note ce billet.
Vous parliez de donner du sens au travail, voici une petite video (steve levitt) sur le sujet : 3 min et plutot interessante sur les moyens de motiver les salariés.
http://www.youtube.com/watch?v=F...
Un salarié d’FT
@econoclaste-alexandre: "le taux de suicide national est élevé chez les adolescents et les personnes âgées, relativement faible chez les personnes d’âge actif". Non: le taux de suicide s’élève à peu près constamment avec l’âge; il est largement plus élevé chez les personnes d’âge actif que chez les adolescents (presque le double à vue de nez); il croît encore chez les personnes âgées. Voir par exemple ici: http://www.sante.gouv.fr/drees/e...
@Liberal: "Vous devez tenir compte de la proportion des suicides directement liés à l’emploi." Pourquoi? Il n’est pas avéré que TOUS les suicides chez FT soient directement liés à l’emploi. Ou alors j’ai loupé une info.
@econoclaste-stephane: "Puisque les entreprises demandent un investissement personnel fort et puisqu’elles sont mieux placées pour mobiliser des ressources sanitaires d’ordres divers, en tant que collectif, c’est probablement à elles (accompagnées par les autorités publiques) de prendre la responsabilité du suivi et de l’assistance complète des individus." En somme, l’entreprise doit remplacer la famille défaillante. Ce que vous suggérez est logique, mais inquiétant.
FC : vous avez raison pour les adolescents; le taux de suicide monte jusque 40 ans, puis baisse légèrement, pour remonter à partir de 65 ans (cf graphique page 3). Cela ne change pas l’argument sur le fond : le taux est beaucoup plus élevé pour les inactifs que pour les actifs. Pour savoir s’il y a vraiment un effet france telecom, il faudrait savoir s’il y a une différence significative entre le taux national de FT et celui de la population française de démographie équivalente (même rapport hommes-femmes, même pyramide des âges). A vue de nez c’est plausible.
@econoclaste-alexandre : votre réponse m’a inspiré un billet, pour lequel, je l’espère, vous ne m’en voudrait pas : rationnelsansfinalite.blo…
Réponse de Alexandre Delaigue
Au contraire, c’est un bon billet, intéressant. Ceci dit, outre que je ne suis pas très convaincu par l’analyse des croyances tendance Boudon-Bronner, mon premier commentaire n’était pas le fait de la croyance commune mais d’un souvenir – l’allure “courbe en J” du taux de suicide à partir de 40 ans. J’avais en mémoire la forme, j’avais juste décalé l’ensemble de 20 ans. Cela dit, ça vous a permis de faire un billet 😉 (vous auriez pu aussi évoquer l’idée selon laquelle les femmes se suicident plus que les hommes, tout aussi répandue que fausse).
J’ai commencé ma carrière dans une entreprise publique en "mutation"; dans ce genre de boîte vous êtes présumé glandeur et le harcèlement par la hiérarchie est institutionnalisé.
Je suis parti pour le privé et suis aujourd’hui bcp moins stressé. Comme quoi…
Le témoignage de Pierre me rappelle quelque chose. J’ai (jadis) travaillé dans une filiale de droit privé du groupe France Télecom, après avoir travaillé dans une grande multinationale d’origine américaine. J’avais été frappé par le fait que beaucoup de dirigeants de FT à l’époque avaient une image de l’entreprise privée comme un milieu sans foi ni loi, où un manager devait être brutal et sans scrupules, si bien qu’ils se permettaient et attendaienr de leurs subordonnés des comportements qui auraient valu de se faire virer pour faute lourde dans mon ancienne multinationale américaine (IBM pour ne pas la nommer…).
Je pensais que ça avait changé, mais je me tropmpais peut-être.
Je joins la remarque précédente, le publique peut faire pire que le privé, je pense à la gestion des sous-traitant à la poste par exemple.
Mais je m’interroge sur la détermination des causes du suicide. Peut-on dire qu’un suicide est lié au travail ou bien à d’autres causes? Mon idée sur le sujet est qu’on se suicide dans des situations d’échec total, professionnel, personnel, familial. Si le travail est votre seul centre d’intérêt, alors seulement il peut en être la seule origine.
Autre point, il y avait un temps où le mécontentement se traduisait par des actions syndicales. Ici, pas de grève mais des suicides, faut-il comprendre que les syndicats sont hors jeu? Je suis d’ailleurs étonné de la mollesse de leur réactions alors que la vie des salariés est dans la balance.
Pour finir, on ne peut pas nier un effet de réplication. Le simple fait d’en parler encourage d’autres salariés en situation fragile de franchir le pas.
En tout cas, on ne peut que constater les dégâts sur les hommes d’une gestion exclusivement financière d’une entreprise.
Est-ce qu’on ne peut pas dire, hors statistiques, que les pressions sont partout, et souvent contradictoires : au travail, il faut être jeune et expérimenté, performant, beau (récemment, un reportage télé sur le relooking dans des entreprises d’employées au physique trop terne), stable et mobile, dynamique et soumis…au dehors, il faut épargner et consommer,sortir, faire du sport, être mince et bon vivant,sexuellement épanoui,faire carrière , consacrer du temps aux siens et s’occuper de son développement personnel, gérer ses propres enfants et ceux du nouveau conjoint, lesquels peuvent vous mener la vie dure,faire semblant d’accepter de vieillir, assumer, toujours…etc…Alors un jour on se sent dépassé devant une nouvelle tâche,changer de chef encore une fois, c’est trop,passer ses journées dans une entreprise qui pue le plan social,voir venir une restructuration,sentir comme on est piégé si la situation est favorable aux abus…entretenir en même temps une relation au portable au fil de la journée avec les enfants…c’est trop…
Et les adolescents sont témoins de la pression subie par les parents,et vaguement conscients que pour eux ça risque d’être encore pire : beaucoup de déprimes en classe de seconde, beaucoup de cachets , des séances de psy pour beaucoup,une grande fragilité aux étapes d’orientation (par exemple en terminale L qui prépare à un futur plus flou).
Tableau fait à gros traits trop noirs, sans doute, et qui ne justifie pas des suicides, bien sûr, mais quand même, comme le lundi semble lourd à plein de gens…et voilà que maintenant le dimanche, aussi …!
Ah, un petit mai 68, là tout de suite, en octobre,plus d’essence, plus d’école, la fête au boulot,tous dans la rue !
"J’ai tendu des cordes de clochers à clochers, des guirlandes de fenêtre à fenêtre, des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse…" Rimbaud.
Réponse de Stéphane Ménia
Sur les contradictions permanentes, d’accord. Sur mai 68, c’est justement un des éléments qui font que nous nous regardons tellement le nombril que nous finissons par le trouver affreusement laid. Donc, pour moi, au demeurant, ça ira. Après les fêtes, je préfère les gueules de bois qui ne se déclenchent pas 20 ans après. Même si je ne suis pas prêt à suivre les inquisiteurs de mai 68, je m’autorise, en bon trentenaire d’aujourd’hui, un droit de réserve sur le sujet. Et je me demande quel genre d’ordures nous serons, passé le cap de la quarantaine.
"Pour savoir s’il y a vraiment un effet france telecom, il faudrait savoir s’il y a une différence significative entre le taux national de FT et celui de la population française de démographie équivalente (même rapport hommes-femmes, même pyramide des âges). A vue de nez c’est plausible."
Le contraire l’est encore plus: si on regarde les chiffres du document que j’indiquais, et qu’indique également gede plus haut, le taux de suicide chez les 25-65 ans s’établit autour de 23 pour 100000.
Je ne dis pas qu’il soit certain qu’il n’y ait pas de problème à FT: je déplore juste que personne n’ait fait le calcul auquel vous invitez, avant de lancer une grande campagne médiatique. Comme le souligne stéphane, le problème c’est le taux de suicide en France, éventuellement lié aux problèmes de travail; pas le cas de FT. On est dans un cas typique de bouc émissariat: on va "traiter" le problème FT, et ne rien faire par ailleurs.
Pour compléter, il me semble bien avoir lu dans la presse que FT avait connu des années bien plus noires: 28 et 29 respectivement en 2000 et 2002, J’ai lu aussi quelque part le chiffre de 24,9 en moyenne, sans que la période de référence soit précisée. L’existence d’un problème spécifique à FT sur le long terme (peut-être déjà en voie de résolution) n’est donc pas du tout exclue.
Je fais partie de ceux qui en quittant à temps un travail salarié devenu toxique ont sauvé leur peau. Très consciente que ça a tenu au fait que ma vie personnelle n’allait pas si mal et m’a donc offert le point d’appui pour prendre du recul et me rendre compte d’une situation devenue insidieusement inacceptable, et qu’aussi financièrement c’était possible et sans préavis (rupture conventionnelle de contrat, à ma demande).
Je pense que toutes les grosses structures et particulièrement celles concernées par des rachats, des fusions, des réorganisations brutales sont concernées.
Un des pièges classiques est le suivant : à un salarié consciencieux aux mérités jusque-là raisonnablement reconnus, on enlève ses principaux outils de travail. Par exemple les outils informatiques de l’entreprise A que B a rachetée sont abandonnés au profit de ceux de l’entreprise B. Lesquels tardent à arriver ou bien ne sont pas tout à fait adapté au travaux demandés.
On continue néanmoins à les réclamer au salarié et dans des délais peut-être de plus en plus courts.
Il n’a plus les moyens matériels de donner satisfaction.
S’il fait remonter l’information sa hiérarchie, qui elle-même craindra pour son poste, lui fera comprendre qu’il met vraiment de la mauvaise volonté.
Il tentera alors de se débrouiller. S’il a de bons amis ailleurs dans l’entreprise, peut-être pourra-t-il se faire dépanner. Telle info. Tel fichier. En dehors des procédures habituelles.
Si jamais ça se sait, il en subit les conséquences. C’est une faute qu’il a commise.
La personne se retrouve donc dans une situation où quoiqu’elle fasse, on le lui reprochera. Et de n’avoir aucun pouvoir pour que ça cesse.
Variante : on demande de travailler selon des critères de rentabilité qui enlèvent au travail lui-même tout son sens et amènent à le bâcler pour pouvoir dire que telle demande, tel dossier a été traité en tant de temps, alors qu’aucune solution n’a été réellement trouvée. On attend que rappelle le "client", ce qui redonnera du crédit de temps.
À des contraintes de ces types, qui débouchent ensuite sur une dévalorisation de la personne, on lui dira qu’il est mauvais, qu’il n’atteint pas les objectifs, il ne sera pas augmenté, on lui laissera même sous-entendre qu’il est cher payé, il suffit que dans la vie personnelle s’ajoutent une ou deux majeures difficultés, un ennui de santé (lui-même potentiellement lié à tout ce stress), et le tour est joué : la vie n’a plus de sens et surtout plus de solution – quitter volontairement un emploi de nos jours est un luxe -.
Comme vous le soulignez, on a beaucoup demandé aux personnes de s’investir dans leur emploi. Elles y sont désormais davantage jugée sur des façons d’être et le rendement apparent immédiat que sur le résultat à moyen terme de leurs efforts. Un échec malgré de grands efforts devient donc une faillite personnelle.
Et enfin il s’agit généralement d’une dégradation progressive. Ce qui fera perdre peu à peu la notion de ce qui est normal ou ce qui relève du pathologiquement toxique. Le problème ou la remise en cause induite par les conditions de travail deviendra obsessionnel et envahissant.
L’étape suivante si rien n’est fait pour redonner un sens et des conditions humaines de labeur sera sans doute la violence extrême retournée non pas par le salarié envers lui-même mais par celui-ci envers les autres de la structure qui l’aura écrasé.
Demander aux gens perpétuellement l’impossible, c’est les pousser à faire n’importe quoi.
On peut discuter à l’infini les statistiques du morbide, mais le fait est que beaucoup de gens sentent plus ou moins clairement qu’il y a un lien entre la façon dont une entreprise est gérée et le mal-être exprimé par les taux d’absentéisme, le stress ou le suicide au travail. Une question que je voudrais vous soumettre : comment expliquer qu’une chaîne de commandement puisse, en voyant de près les effets de ses actes, continuer à mettre une pression insupportable sur des subordonnés? Les travaux de Milgram à Yale
video.google.com/videopla…
ou de Zimbardo à Stanford (The lucifer effect mitworld.mit.edu/video/45… ) sur la soumission à l’autorité me semblent d’une très grande actualité dans nos entreprises modernes.
En acceptant le terme "capital humain", vous vous inscrivez malgré vous dans la logique qui aboutit à ces suicides…
C’est l’organisation actuelle du travail qu’il faut repenser complètement. Soit la priorité est au profit, soit à l’humain. Il y a des entreprises où le stress est pensé comme nécessaire pour faire bosser plus les salariés ! On marche sur la tête…
Un article sur les suicides au travail :
http://www.critique-sociale.info...
Réponse de Stéphane Ménia
Le capital humain est un concept neutre pour les économistes. Il n’est pas une négation de la personne humaine.
Gardons-nous de généraliser. Il y a des salauds partout, y compris dans les entreprises les plus respectueuses de leur personnel, dans les organisations les plus humanitaires et dans les associations et les partis qui dénoncent le plus vigoureusement les atteintes à la dignité des personnes.
Ce qu’il faut regarder, c’est s’il existe dans ces organisations des dispositions visant à détecter et à sanctionner les abus, et si ces dispositions sont effectivement appliquées. Ou si au contraire les comportements esclavagistes sont tolérés voire encouragés.
On verrait que les entreprises (et, j’insiste, les autres organisations de toutes natures) sont extrêmement diverses sur ce point comme sur tous les autres, et qu’il ne faut ni condamner ni absoudre en bloc telle ou telle catégorie, mais ne juger que des comportements individuels.
Zimbardo, dans l’exposé évoqué ci dessus(post 20), fait un sort à cette explication traditionnelle et vraiment trop facile des troubles provoqués par les "salauds" ou les "pervers" ou les incapables…ceux qu’il appelle les "pommes pourries"; dénoncer les pommes évite souvent d’examiner l’arbre. Les consignes données aux managers, les critères d’évaluation, les primes aux résultats (la marge générée , pour l’essentiel) peuvent pousser de "braves gens" à des conduites inhumaines ou désespérées, selon les positions dans l’organisation… et parfois les deux à la fois, pour le middle management.
j’ai peur que Claude m’ait mal compris. Je dis comme lui que les systèmes de management peuvent aussi être responsables (ou plus exactement les gens qui les mettent en oeuvre, car seuls des individus peuvent être responsables). Mais il faut bien se garder de mettre toutes les organisations dans le même panier, ou de décréter comme beaucoup que les entreprises c’est mal, les associations c’est bien. La réalité est infiniment plus diverse que ça.
d’accord alors avec Elvin; pas de manichéisme, bien sûr, mais une observation quand même de la rétition à travers beaucoup d’organisations de dispositifs, de consignes, de système de mesure qui conduisent aux mêmes effets.
Et la répétition mécanique des mêmes moyens de défense de ces organisations: le PDG de France Telecom annonce la mise en place d’une ligne spéciale pour accéder à des psychologues (ouf, le numéro n’est pas surtaxé!). Le message est donc clair : si vous ne supportez plus l’organisation de votrre entreprise, consultez un psy! Est-ce que cela vous frappe aussi que cela ressemble terriblement – dans le principe, pas dans la mise en oeuvre – à la psychiatrisation des dissidents dans l’ex Union Soviétique? Si vous n’êtes pas d’accord, c’est que vous êtes souffrant…
Réponse de Stéphane Ménia
La mise en place d’une ligne d’urgence me semble une réponse à une situation de crise. Difficile de blâmer FT pour cela. De façon générale, comme je le suggère, à la suite des observateurs plus pointus, cette obsession des désordres psychologiques me semble une absurdité. Pour caricaturer, je pense que, parfois, il vaut mieux changer le système d’éclairage et les fauteuils d’un bureau pour éviter un suicide. Tout est lié.