Pourquoi n’existe-t-il pas d’assurance-divorce?

Un très intéressant article de James Surowiecki dans le dernier New Yorker nous expose une innovation financière : des contrats à terme visant à protéger les acheteurs d’un logement du risque de baisse du prix de revente de celui-ci. Il expose bien les raisons ayant fait qu’un tel marché peut être utile sans forcément être utilisé, et constate que l’innovation financière récente a eu pour effet d’améliorer la façon dont il est possible de se couvrir contre certains risques financiers.

Néanmoins, comme le remarque Mark Thoma, il faut constater que la couverture contre le risque de baisse du prix du logement que l’on a acheté n’est pas forcément très utile, tant ce risque est trivial pour les individus. Après tout, si j’achète une maison, mais que son prix baisse ensuite, en quoi est-ce un problème? Si c’est ma résidence et que je n’ai pas besoin de partir, je dois toujours supporter les mêmes charges, quel que soit le prix de la maison. Certes, si j’ai besoin d’effectuer un emprunt hypothécaire, je pourrais emprunter moins, mais cela vaut-il d’acheter un contrat à terme pour se couvrir? Le vrai risque contre lequel je voudrais me protéger, c’est le risque de perte d’emploi, de divorce, ou d’accident, qui pourrait m’obliger à quitter mon logement de façon non anticipée. Mais contre ces risques, qui comptent parmi les plus importants d’une vie, il n’existe aucune offre de protection. Pourquoi? Comment se fait-il que je puisse m’assurer contre des risques aux conséquences triviales (genre bris de téléphone portable…) mais que les risques les plus importants de l’existence ne soient pas couverts?

L’analyse économique identifie deux raisons pour lesquelles certaines assurances ne peuvent pas être offertes : l’asymétrie d’information, et l’aléa moral. Dans le cas du divorce, c’est l’asymétrie d’information qui pose le problème (la présentation de l’assurance divorce est inspirée de John Kay).

Nous savons que les divorces sont très fréquents, touchant, dans certaines régions, un couple sur deux. On peut donc imaginer que les gens qui se marient devraient avoir intérêt, au moment de la signature du contrat, à prendre une assurance pour se protéger des conséquences financières de celui-ci. Et il existe des statistiques bien établies, qui permettraient aux compagnies d’assurance de déterminer aisément le montant de la prime nécessaire pour couvrir ces risques. Néanmoins, tout couple de jeunes mariés trouverait le prix de cette prime d’assurance prohibitif. En effet, la prime devrait tenir compte de la probabilité (en moyenne pour la population très forte) de divorce de ce couple. Mais les mariés considéreront que cette probabilité moyenne ne s’applique pas à eux : s’ils le pensaient, ils ne se marieraient pas : qui se marierait en pensant qu’il a une chance sur deux de divorcer? Un proverbe dit qu’un second mariage est un triomphe de l’espoir sur l’expérience; il faut ajouter qu’un premier mariage est une victoire de l’espoir sur la statistique. Donc, au moment du mariage, les jeunes mariés ne sont pas prêts à payer le prix élevé d’une assurance-divorce.

Néanmoins, l’information vient assez vite aux mariés : au bout de quelques années, ils est fort probable qu’ils savent à quoi s’en tenir sur la durabilité éventuelle de leur couple. Certains couples considéreront que leur union est stable, et n’auront donc aucun besoin de s’assurer contre le divorce; D’autres, par contre, pourront se dire qu’ils courent un risque conséquent de divorcer et qu’ils ont besoin d’une assurance : néanmoins, à ce moment-là, la prime d’assurance calculée sur la base des risques de la population dans son ensemble est beaucoup trop faible : les couples qui se rendent chez l’assureur pour acheter une assurance-divorce sont à peu près aussi représentatifs de la population que ceux qui font appel à un conseiller matrimonial. Les assureurs sont donc obligés d’élever le prix de l’assurance pour tenir compte de ce phénomène : mais au passage, les seuls clients qui restent interessés par l’assurance sont ceux qui ont un très gros risque de divorce, et le prix augmente encore, etc. Au total, il n’existe aucune prime pour une assurance-divorce qui puisse satisfaire un acheteur et un vendeur. L’assurance-divorce présente une telle asymétrie d’information qu’elle constitue le parfait “market for lemons“.

L’assurance-chômage pose aussi ce genre de problème, mais à l’asymétrie d’information s’ajoute l’aléa moral : le comportement des gens est modifié par le fait d’être assuré. Si j’ai une assurance qui me garantit un bon pourcentage de mon salaire en cas de licenciement, je suis incité à m’arranger avec mon employeur pour être licencié; Par ailleurs, si je sais que mon emploi sent le roussi, je suis incité à aller prendre une assurance-chômage, ce qui repose le problème d’asymétrie d’information. Dans ce domaine, contrairement au divorce qui constitue un cas extrême, on trouve des solutions partielles : les assurances-chômage sont soit rendues obligatoires pour tous les salariés, soit achetées par un employeur pour la totalité de son personnel, afin de réduire les risques spécifiques. Mais ces solutions sont incomplètes : on n’a pas trouvé le mécanisme qui permettrait à la fois de protéger les individus contre ce risque considérable pour un coût raisonnable. Et les assurances-chômage individuelles privées sont très coûteuses et ne couvrent que des risques très particuliers (comme les mensualités d’un emprunt immobilier).

L’assurance-vie, et l’assurance-maladie, fonctionnent un peu mieux. Mais pour combien de temps encore? On peut attendre des progrès scientifiques, comme par exemple le décryptage du génome, une augmentation des connaissances sur les facteurs personnels causant mortalité et maladies. On sait dès aujourd’hui que certains gènes et comportements constituent des facteurs de risque pour la santé, et ce type de connaissances ne fera qu’augmenter. Avec cette augmentation de l’information, ces risques seront paradoxalement de plus en plus mal couverts par les assurances : les gens qui sauront qu’ils courent un risque auront tendance à prendre des assurances-vie ou des complémentaires santé, alors que ceux qui ont un mode de vie et des gènes sans grands risques se contenteront de la protection publique. Certains voient comme solution l’interdiction pour les compagnies d’assurance d’obtenir des informations sur les caractéristiques de leurs clients : mais ce que nous montre l’exemple de l’assurance divorce, c’est qu’une telle mesure n’aurait pour effet que d’amplifier le problème d’asymétrie d’information. La seule solution est parfaitement impraticable : il faudrait que ces informations sur les risques personnels n’existent pas. Quant aux assurances publiques, combien de temps les contribuables à faible risque accepteront-ils de payer pour les risques des autres, alors qu’on peut imaginer que la charge représentée par les dépenses de santé pourrait être multipliée par trois au cours des 50 prochaines années?

Il est fort possible que d’ici une cinquantaine d’années, l’assurance-santé et l’assurance-vie soient des produits financiers aussi difficiles à trouver que l’est l’assurance-divorce aujourd’hui. Dès aujourd’hui, certains des risques majeurs de l’existence sont mal, ou pas du tout, couverts; il est possible que ce ne soit qu’un début.

Share Button

Alexandre Delaigue

Pour en savoir plus sur moi, cliquez ici.

11 Commentaires

  1. Tout à fait d’accord avec l’idée qu’un phénomène d’anti-sélection explique pourquoi il n’existe apparemment pas d’assurance divorce (j’ai quand même l’impression que certaines assurances de protection juridique couvre les coûts liés à une procédure, ce qui ne représente bien sûr qu’une très faible part du "coût" engendré par un divorce).

    Je suis en revanche moins convaincu par votre argument selon lequel les couples qui réaliseraient que le risque de divorcer se monte à 50% ne se marieraient pas. Même si les gens ne sont pas aussi rationels que le suppose certains modèles économique, ils ne sont pas non plus totalement irrationnels. J’ai l’impression que l’absence d’assurance divorce avant la conclusion d’un contrat de mariage s’explique mieux par un phénomène d’anti-sélection déjà à ce stade. La plupart des couples se connaissent déjà assez bien avant de se marier, ce qui rend possible un tel phènomène.

  2. C’est possible effectivement qu’il y ait antisélection dès ce stade dans le cas de couples ayant vécu ensemble avant le mariage. Néanmoins le fait est que beaucoup de couples divorcent, ce qui implique que beaucoup de mariages sont conclus par des gens exagérément optimistes sur leurs chances.

  3. Il me semble quand même qu’on peut se marier même si on pense qu’on a de forte chance de divorcer, voir même si on est certain de divorcer après quelque temps. Je ne vois pas très bien pourquoi l’éventualité, voir la certitude, de divorcer, si elle était prise en compte rationellement, devrait avoir pour conséquence que les gens devrait renoncer à se marier. Il ne me semble donc pas nécessaire d’être exagérement optimiste pour souhaiter se marier. Mais peut-être que qqch m’a échapper dans le raisonnement … cela dit, je vous accorde bien volontiers que moi, je suis sûr que je ne vais pas divorcer !

  4. L’aléa moral peut également être invoqué pour expliquer l’absence d’assurance-divorce. La couverture du risque financier de divorce déplacerait sans doute le "seuil de mésentente" au delà duquel un couple divorcera. (Ma douce et tendre me menace de représailles si je n’arretes pas la micro immédiatement…)

  5. Second petit commentaire : sur l’assurance maladie, et l’arrivée de diagnostiques "génétiques", il suffirait que l’assureur dispose de ces mêmes infos pour que le problème disparaisse, ou du moins soit réduit. l’assureur de mon prêt immobillier ne s’est pas privé de me faire faire une batterie de tests assez complets (HIV, electrocardiogramme etc.)

  6. @Antoine : non, justement. S’il connaît mon risque personnel, Il va me le faire payer à son vrai prix, plus son bénéfice; donc je n’achète pas son assurance. Il n’y a pas de marché dans ce cas-là. C’est comme si je mettais aux enchères un billet de 50 euros : vous l’achetez à tout prix inférieur à 50, et je ne le vends pas, et inversement. Ma seule façon de me débarasser de ce risque est de le refiler à un pigeon. L’assureur de votre prêt immobilier a déterminé à quelle catégorie vous apparteniez : mais que se serait-il passé s’il avait découvert que vous avez une maladie cardiaque qui va vous faire mourir dans trois ans? Si vous savez et lui pas, c’est l’asymétrie d’information, pas d’assurance. Si vous savez tous les deux… pas d’assurance non plus. La seule façon pour vous d’avoir une assurance est un certain degré d’ignorance partagée.

  7. >non, justement. S’il connaît mon risque personnel, Il va me le faire payer à son vrai prix

    Ah non, car moi je suis averse au risque, donc je préfère payer ma prime d’assurance "juste" (évaluée à ma vraie proba) plutôt que d’encourir le risque. Sans aversion au risque, on n’achèterai que des primes sous-évaluées, et les assureurs en seraient marrons

  8. Hmmm. Supposons qu’on découvre que vous avez une prédisposition à une maladie, dont le traitement coûte 150 000 euros, et que vous avez une chance sur deux de l’attraper. Vous allez payer les 80 000 euros (en comptant une petite rémunération pour l’assureur) que coûte la police d’assurance? Actuellement, on peut assurer des gens pour des maladies très coûteuses parce que beaucoup de gens, ne sachant pas s’ils les auront ou pas, s’assurent. Mais si ce risque est identifié, c’est beaucoup plus difficile.

  9. Si je suis averse au risque, oui, je vais payer (si j’ai les moyens et que l’info soit de bonne qualité). De toutes façons, si l’assureur me fait payer moins que 75 000 € (et qu’il en assure plusieurs des comme moi), il va finir par faire des pertes et disparaître. Sauf bien sûr s’il se rattrape en faisant payer sensiblement plus des gars à faible risque, mais là il risque l’anti-sélection ; on tourne en rond.

  10. Tout dépend donc du niveau relatif de la probabilité d’occurrence et de la perte (sévérité) en cas de survenance de la maladie.
    Pour un risque à probabilité élevée et perte moyenne, l’assurance n’a pas de sens. Elle n’a de sens que pour un risque à probabilité faible mais impact très élevée : par exemple, j’ai 1% d’avoir une maladie qui me coûte 2 M d’euros. Dans ce cas, même si la probabilité et le coût sont estimés parfaitement, l’assurance reste utile.
    La seule inquiétude serait que les avancées technologiques permettent d’améliorer le pronostic au niveau de probabilité que vous évoquez (1/2).

  11. Oui, c’est effectivement le problème : pour l’instant, comme nous n’avons pas d’informations individuelles suffisamment fiables, nous pouvons bénéficier d’assurances qui disparaîtraient ou deviendraient prohibitives avec plus d’informations. Le progrès médical correspondant à la fois à la hausse du prix des traitements et à une détection individuelle accrue. Actuellement, vous pouvez acheter ces assurances, et les assureurs peuvent les vendre, à des prix acceptables, parce personne ne connaît avec suffisamment de précision son risque individuel : donc beaucoup de gens s’assurent même s’ils ne courent aucun risque (puisqu’on n’a pas moyen de le savoir).

Commentaires fermés.