Pourquoi le prix du café équitable baisse-t-il?

En faisant mes courses au supermarché cet après-midi, j’ai constaté que mon magasin habituel faisait une lourde promotion sur certains produits du “commerce équitable”. Comme je n’étais pas allé depuis longtemps au rayon concerné, je m’y suis arrêté pour constater que contrairement à ce qui prévalait ne fût-ce que l’année dernière, le prix du café équitable avait en moyenne considérablement diminué, au point qu’il n’y a plus guère de différence entre le café “normal” et les produits “équitables”. C’est l’occasion de quelques constats.

Auparavant, le café équitable coûtait extrêmement cher : pratiquement le double d’un paquet de café “normal”, ce qui pouvait paraître surprenant, mais en réalité, pas tant que cela. C’était surprenant dans la mesure ou le prix payé au producteur de café ne correspond qu’à une part minime du prix d’un paquet de café : l’essentiel des coûts sont des coûts d’intermédiaires, de transport, de torréfaction et de distribution. Donc, le surcoût payé au producteur ne devrait correspondre qu’à une dizaine de centimes d’euro pour un paquet de 250 grammes de café; et ce surcoût, en réalité, ne devrait même pas être payé par le consommateur, car la filière du commerce équitable peut se rattraper sur les intermédiaires, auxquels elle ne fait pas appel, et sur les coûts de distribution (le commerce équitable bénéficie d’une publicité gratuite énorme et d’une image très positive, ce qui permet de faire des économies de spots publicitaires représentant des demoiselles dévêtues buvant du café à une heure de grande écoute). En d’autres termes, un paquet de café équitable devrait coûter autant, voire moins, qu’un paquet de café normal. Le prix doublé n’était pas explicable par des coûts de production.

Par contre, il était largement explicable par une stratégie de discrimination tarifaire des hypermarchés. La personne qui achète du commerce équitable, après tout, transmet deux informations au passage : premièrement, qu’elle est sensible aux conditions d’activité des producteurs du tiers-monde; et deuxièmement, que cela ne la dérange pas de payer plus cher ses produits. Sur la base de cette seconde information, le distributeur de produits du commerce équitable sait qu’il peut sans problèmes vendre ceux-ci au double du prix des autres. C’est ce qui s’appelle de la discrimination tarifaire : identifier un segment de clientèle prêt à payer cher, et lui faire payer le prix fort en différenciant le produit. Les hypermarchés ne se sont pas privés de bénéficier de cet avantage. Le mien avait même une technique des plus fourbes, car il vendait deux sortes de café équitable : l’un d’eux, vendu à part au rayon des cafés, et valant environ le double des autres; et un autre, vendu au rayon des produits “biologiques et santé” (là ou on trouve des jus de carotte, des aliments au blé complet hors de prix, et des clients à très forte disposition à payer qui ne comparent jamais les prix), vendu le double des autres cafés équitables.

La discrimination tarifaire est une pratique aux effets étonnants. Par exemple (cité par Tim Harford dont le livre contient un excellent chapitre sur le sujet), selon vous, qu’est-ce qui a coûté le plus à produire : windows XP “édition familiale”, ou windows XP “pro”, qui comprend des fonctions supplémentaires, mais qui est vendu près de deux fois plus cher que la version familiale? Si vous avez répondu “pro, parce qu’il y a des fonctions en plus”, vous avez perdu. En réalité, Microsoft a tout d’abord conçu la version “pro” avec toutes les fonctions; ensuite, ils ont supporté un coût supplémentaire pour enlever certaines fonctions, de façon à faire un système d’exploitation utilisable par le grand public mais avec des possibilités inférieures. L’intérêt? faire payer le prix fort aux utilisateurs professionnels, qui sont prêts à payer leurs logiciels plus cher que le grand public. De la même façon, IBM avait à une époque vendu deux types d’imprimantes laser, qui se différenciaient uniquement par le fait que l’une d’entre elles était équipée d’une puce supplémentaire qui ralentissait son fonctionnement. La plus lente était donc plus coûteuse à produire, mais était vendue moins cher; c’était le moyen de faire payer la plus rapide à un prix élevé par les utilisateurs ayant une forte disposition à payer.

Néanmoins, la discrimination tarifaire, pour fonctionner, exige que les vendeurs disposent d’un certain pouvoir de monopole. Supposez que le même produit soit vendu 10 à la clientèle A et 20 à la clientèle B, avec une petite différenciation coûtant 0.5; Si je suis un concurrent, je vais vendre le même produit différencié à 19, et récupérer toute la clientèle. Mon concurrent devra donc baisser son prix, et au final, le prix du produit différencié se rapprochera de son coût de production et de celui du produit non différencié. La différence de prix du café équitable ne pouvait s’expliquer donc que par un pouvoir de monopole des distributeurs; la convergence des prix entre café équitable et café normal montre que la concurrence fait son office sur ce secteur.

Quelles conséquences peut-on en tirer? En soi, la discrimination tarifaire n’est pas un problème; elle n’est qu’une captation de rente par les vendeurs, au détriment de consommateurs plutôt aisés et prêts à payer cher leur paquet de café. Sa disparition progressive est une redistribution dans l’autre sens (mais gageons que les producteurs et vendeurs trouveront autre chose à faire payer cher à cette catégorie d’acheteurs). Qu’en est-il des producteurs de café, équitable et normal? A priori, il est impossible de déterminer l’effet de l’existence du café équitable sur les producteurs. La discrimination tarifaire tend à élargir la distribution des prix d’achat : dès lors qu’il existe du café équitable acheté plus cher aux producteurs et du café normal sous-payé, une demande accrue de café équitable risque de se faire au détriment du café normal, abaissant encore son prix. Le café équitable se traduirait alors par une redistribution de revenu des paysans qui n’ont pas la chance d’être labellisés équitables vers les paysans labellisés.

Avec la convergence des prix, ce scénario reste possible, mais il n’est pas certain : il est possible aussi que les pratiques “équitables” se généralisent, et qu’au bout du compte les producteurs se retrouvent finalement dans leur ensemble mieux payés que par les anciennes filières, ou une part énorme du revenu issu du café était absorbée par des intermédiaires. Le commerce équitable apparaîtrait alors comme une innovation technologique, une filière plus performante que les filières traditionnelles. Il est possible aussi que le marché du café reste dual et que les gains des producteurs de café équitable soient faits au détriment des producteurs de café sous-payés, qui seraient alors encore moins payés.

Même dans l’hypothèse positive, faut-il voir dans cette filière un facteur de développement pour les pays producteurs de café? Probablement pas. Si les producteurs de café ne sont pas riches, c’est pour une raison simple : il est facile de produire du café. Récemment, le prix de cette matière première avait considérablement baissé lorsque le Vietnam s’était mis à produire massivement du café, en subventionnant ses producteurs. C’est ce qui arrive à chaque fois que le prix du café augmente suffisamment pour en faire une culture tropicale rentable. Les cultures “équitables”, par ailleurs, mettent les producteurs dans une situation difficile : s’ils s’enrichissent trop, ils risquent de susciter moins d’intérêt des bonnes âmes que d’autres plus pauvres qu’eux. Il n’y a pas de raisons d’être contre le café équitable; il y a simplement des raisons d’être sceptique.

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Alexandre Delaigue

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16 Commentaires

  1. Merci pour ce post. Mais une question me paraît rester en suspend :
    si la discrimination tarifaire était le fait des hypermarchés, quel changement au niveau de la concurrence entre les hypers pourrait expliquer cette récente diminution?

  2. Ah les entreprises Robin des Bois qui volent aux riches pour donner aux pauvres, toujours émouvant :).

    Sinon, la plupart des licences Microsoft sont non transférables d’une machine à l’autre sans parler d’un utilisateur à un autre, une possibilité qui n’est pas légalement pratiqué dans le monde des biens physiques (est-ce une bonne chose ou un mauvaise chose ?).

    Mais en fait une clause des licences professionnelles et une petite astuce juridique en droit anglais a permis la création d’un marché (légal, confirmé par Microsoft) de la licence d’occasion en entreprise :

    news.zdnet.co.uk/software…

    Pour qui est du billet, comme tu le précises, le système commerce équitable est prometteur de gains de productivité dans le secteur de la pub (5% de l"économie je crois) et des intermédiaires entre producteurs et consommateurs (je suis curieux de savoir la part), si ces gains se réalisent tout le monde est plus riche et le marché décidera de la répartition des gains, les jeunes femmes dénudées trouveront autre chose à faire, par exemple des doctorats en économie :).

  3. Je pense que tout simplement la diffusion de l’information a pris du temps. Au départ, on trouvait simplement quelques références vendues très cher par les hypers, par discrimination tarifaire; puis, d’autres entreprises sont progressivement entrées sur ce marché, et se sont fait référencer en cassant les prix. Donc ce n’est pas tellement que les conditions de la concurrence ont changé, simplement qu’il a fallu du temps pour que les concurrents arrivent, comme c’est souvent le cas : il a fallu du temps au concurrents de free pour offrir à leur tour des "box", il a fallu du temps pour voir apparaître des concurrents plausibles pour l’ipod, etc.

  4. Être sceptique, c’est bien, il le faut toujours. Mais, compte tenu que la production du café tient quasiment de l’esclavage, quelle autre solution?

  5. @inactinique : La solution ne dépend pas de vous. Elle dépend de l’évolution des salaires moyens dans les pays producteurs de café, et donc de la productivité moyenne du pays. Si la productivité moyenne augmente, les salaires augmenteront; et les gens qui emploient des salariés pour produire du café seront obligés d’augmenter les salaires pour continuer d’avoir du personnel.
    Si vous achetez du café équitable, vous avez la certitude que les producteurs auprès desquels vous achetez vérifient certains critères : si cela vous satisfait, c’est très bien, et vous pouvez même penser qu’au total, les effets positifs l’emporteront sur les effets négatifs (je ne serai pas surpris que ce soit le cas). Mais ça en reste là.

  6. @econoclaste-alexandre: n’est-ce pas un moyen de dissoudre sa propre responsabilité?

    Pour dissiper tout malentendu éventuel, je trouve votre article très bien, et je suis d’accord avec vous pour dire que le commerce équitable peut poser problème. Mais le commerce, pour le café, autre qu’équitable, pose aussi problème.

  7. @ Inactinique : Et l’absence de commerce, pour le café non équitable, poserait d’autres problèmes encore plus graves. Dissoudre sa propre responsabilité? Mais n’est-ce pas au contraire se donner une responsabilité disproportionnée que de penser qu’on détient une part de l’explication et de la solution au problème de la pauvreté?

  8. @ econoclaste-alexandre

    "Elle dépend de l’évolution des salaires moyens dans les pays producteurs de café, et donc de la productivité moyenne du pays. Si la productivité moyenne augmente, les salaires augmenteront; et les gens qui emploient des salariés pour produire du café seront obligés d’augmenter les salaires pour continuer d’avoir du personnel"

    Cela ne suppose t’il pas une économie de plein-emploi ?

  9. Mais le commerce "équitable" peut-il se généraliser ? Si l’on achetait tout équitable, au-dessus du prix du marché, n’y aurait-il pas appauvrissement de tous finalement (perte en pouvoir d’achat, inflation et maintien des inégalités Nord/sud) ?

    > Il n’y a pas de raisons d’être contre le café équitable

    Ce n’est pas l’avis de tout le monde :

    chroniquespatagones.blogs…
    http://www.thebusinessonline.com...
    http://www.lalibre.be/article.ph...

  10. @Keaton : hmmm. Le prix des produits "équitables" n’est pas au dessus du "prix de marché", puisque ce sont des produits différents des produits "esclavagistes". Ce que vous écrivez est à peu près aussi logique que de dire que le coca-cola provoque de l’inflation et appauvrit les gens parce qu’il coûte plus cher que le cola générique vendu chez Aldi. Si on obligeait tout le monde à acheter des choses chères, ce serait problématique, mais je ne crois pas que ce soit le principe.

    Le post que vous citez, rempli de certitudes fortement énoncées, repose sur un article de M. Singleton. Il me semble que M. Singleton devrait commencer par se mettre d’accord avec lui-même : " I’ve increasingly found being a critic of Fairtrade somewhat uncomfortable. After all, if the Globalisation Institute is about anything, it’s about enterprise-based solutions to poverty. And that is, surely, what Fairtrade attempts to be. Fairtrade fits in nicely with the GI’s meme that it’s better to help developing countries by putting the money in at the bottom, rather than at the top through governments.

    Let’s face it, the Fairtrade scheme – despite its provocative name – is not the opposite of free trade. It can go hand in hand with free trade – after all, it’s about consumers being free to choose to be altruistic when buying coffee"

    http://www.globalisationinstitut...

  11. @ economclaste-alexandre

    Pourriez vous preciser votre raisonnement ?

    En effet, si il m’apparait logique que la hausse de la productivité augmente les richesses créée (à quantité de travail égale),je ne voit pas où serait l’intérêt de l’employeur d’augmenter les salaires (donc de "redistribuer" la richesse créée en surplus) si il y a presence de main d’oeuvre inemployée. Le lien productivité / salaire ne m’apparait donc pas ‘mécanique’ dans votre raisonnement à moins de présumer une economie de plein emploi (ou que que l’on considére les firmes comme auto-gérée ou/et le marché du travail comme segmenté).J’aurais donc plus tendance a considérer ce lien comme tendance de LT… Mais le bon sens économique doit probablement m’échapper ici, merci de m’éclairer (ou de me linker si besoin est) 🙂

  12. @SBB : Ce que j’aimerais comprendre, c’est comment il se fait qu’il peut y avoir une main d’oeuvre inemployée et que les salaires ne baissent pas. La seule explication, c’est soit que divers facteurs sur le marché du travail font que cette main d’oeuvre n’est pas disponible (donc dans ce cas, hausse de productivité implique hausse des salaires) soit qu’il existe une règlementation empêchant la baisse des salaires : mais dans ce cas on se demande pourquoi il y a besoin de commerce équitable.

    Autre aspect : la France, et beaucoup de pays européens, ne sont pas au plein emploi depuis fort longtemps. Comment se fait-il alors que les salaires y montent?

  13. Merci d’avoir precisé le raisonnement ici. Comme vous le dites, en presence de viscosité des salaires à la baisse le lien économique productivité/salaire réel n’est pas automatique.
    Dans notre cas on pourrait presumer, comme vous le faites très justement remarquer, que les salaires sont flexibles à la baisse du fait de l’abscence de législation (et cette même abscence tend à justifier le concept de commerce equitable : intégrer au lien économique des consiérations de solidarité que le lien politique n’est pas à même d’ammener dans ces pays).
    Je tiens juste à completer vos propos : la viscosité des salaires à la baisse n’a pas pour seule origine une législation – en démontre l’évolution des salaires français au XIX ème siècle pendant la grande dépression – la psychologie des agents économiques ayant ici son impact (la raisonnement en salaire réel est un luxe d’économiste 😉 ).
    A votre interrogation j’avancerais 2 élements de réponse:
    1 – La dualité du marché du travail (stable et non stable).
    2 – Les déséquilibres structurels du marché du travail.

  14. Un commentaire n’ayant aucun rapport avec l’économie… cet article est très intéressant, malheureusement, à un moment donné, vous êtes sorti du sujet et avez totalement dérapé. Je m’explique: en parlant des rayons Bio et Santé peuplés selon vous d’idéalistes un peu simplets et ayant les moyens (en tout cas c’est comme cela que j’interprète cette partie) qui achètent sans réfléchir simplement parce que ce sont des produits Santé. Avez-vous pensé aux intolérants au gluten, allergiques au lactose et autres malades qui DOIVENT se fournir dans ces rayons car les produits qu’ils ont le droit de manger se trouvent là et pas ailleurs et qu’effectivement ils sont hors de prix? Je pense que vous n’y avez pas pensé et je trouve ce passage blessant. A l’avenir, je pense qu’il serait judicieux d’éviter de porter de tels jugements hâtifs.

  15. @Chanu : si pour vous "clients à forte disposition à payer et qui ne comparent jamais les prix" est synonyme de "idéaliste un peu simplets et ayant les moyens" je m’avoue assez désemparé. Il n’y a aucun jugement moral vis à vis des gens qui ne comparent pas les prix ou leurs motivations.

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