Piketty-Salin : le match continue

Ils ne s’apprécient guère. Et le font savoir par éditoriaux de presse interposés. Leur sujet de discorde permanente? L’impact de la fiscalité. Tout a commencé il y a des années,lorsque Salin, dégainant le premier, avait traité Piketty d’obscurantiste, de pragmatique approximatif, et d’incohérent. Piketty avait alors répliqué en traitant Salin d’idéologue qui ne lit pas. Ce n’était que le début… Lors de la récente querelle autour du jury de “l’agrégation” du supérieur en économie, durant laquelle le jury 2004, présidé par Salin, avait été attaqué, Piketty avait indirectement déclaré que la place de Salin relevait du fonctionnement mandarinal de l’université française, et pas de ses compétences. Ce qui était vrai, mais l’était tout autant pour les jurys précédents, présidés par d’autres que Salin.

Et donc, cette semaine, la querelle reprend. A peine Piketty publie-t-il un article dans Libération indiquant qu’il n’y a “aucune justification économique solide pour supprimer l’impôt sur les successions” que Salin rétorque dans le Figaro “concernant les droits de succession, il n’y a pas d’autre réforme digne d’intérêt que de les supprimer”. Ces deux-là, décidément, s’adorent.

La différence essentielle entre Piketty et Salin ne peut pas être résumée à une querelle entre le savant et l’idéologue, concluant à la supériorité logique du premier sur le second. S’il est certain que Salin a une idéologie très marquée – le libertarianisme – Piketty a, lui aussi, un point de vue politique, de centre-gauche, qu’il ne cache pas. Ses sujets de prédilection – l’impôt, les inégalités, ses choix en matière de fiscalité, sont influencés par ce point de vue. La différence entre les deux se situe à un autre niveau.

Piketty, lorsqu’il produit des travaux de recherche, ou lorsqu’il justifie ses prises de position par les travaux d’autres auteurs, soumet son travail à la critique de ses pairs économistes, dont certains ont des positions politiques différentes des siennes, mais qui ont tous des critères d’évaluation communs; à ce titre, non seulement les travaux de Piketty, ou ceux qu’il cite, sont publiés et disponibles pour quiconque voudrait y déceler des points contestables, mais en plus, ils ont été évalués par les meilleurs spécialistes de leur domaine. C’est un processus qui n’est pas sans défauts, qui ne rend pas la vie très facile pour les non-conformistes, mais on sait depuis Thomas Kuhn que c’est uniquement comme cela que la science avance. Ce verdict de la communauté scientifique, Salin ne s’y soumet pas, en tout cas pas au même niveau. De ce fait, les positions de Piketty sont forcément nuancées (baisser l’impôt sur le revenu n’est guère utile, baisser les cotisations sociales sur les bas salaires est utile), ce qui le conduit souvent à devoir prendre des distances avec le parti socialiste, dont il est proche.

A l’inverse, Salin fait preuve d’une très grande cohérence : on ne le verra jamais trouver des vertus à quelque impôt que ce soit. Il considérera toujours que tout impôt, qui est foncièrement un esclavage, doit être supprimé. C’est un point de vue parfaitement cohérent, dès lors qu’on se place dans l’éthique propriétariste des libertariens, faisant du droit de propriété le fondement inviolable des droits humains. C’est un point de vue qu’il est facile de caricaturer – nous nous sommes livrés nous-mêmes à l’exercice. Mais on aurait tort de prendre cette cohérence à la légère, car sur ce type de sujet, en France, ce sont les idéologies qui font les politiques. Les idées ont des conséquences. A ce titre, il n’est en aucun cas absurde que les idées libertariennes d’un Salin participent au débat, d’autant plus sur des questions de fiscalité et de distribution des revenus qui ne sauraient se limiter à de simples aspects d’efficacité.

On peut détester la réponse de Salin – tout impôt est une spoliation, donc, toute suppression d’impôt est bonne – mais il faut reconnaître qu’elle constitue un élément de discussion qu’on ne peut pas laisser de côté en disant “c’est idéologique”. Car la question de l’impôt sur les successions est éthique avant d’être économique : cet impôt, après tout, représente une très faible part des recettes publiques. En cela, dire qu’il donnerait corps à l’idée d’un “hypercapitalisme qui ne s’accomode même pas des impôts du XIXème siècle” comme le fait Piketty est non seulement faux – le poids des dépenses publiques dans le PIB était de l’ordre de 10% au 19ème siècle, contre 50% aujourd’hui, ce qui conduit à relativiser l’influence de l’impôt sur les successions – mais ne constitue pas un argument audible. Dire qu’il serait préférable de baisser les cotisations sociales sur les bas salaires, mais que cela ne peut pas se faire dans des proportions suffisantes étant donné l’état des finances publiques, est vrai, mais c’est encore plus inaudible.

On ne trouvera jamais, en France, un seul individu déclarer devant les caméras de télévision “je ne suis plus au chômage grâce aux allègements de charges sociales”. On trouvera par contre facilement des gens pour dire “à cause de l’Etat spoliateur, je ne peux pas donner les biens que j’ai patiemment accumulés durant toute une vie de dur labeur à mes enfants chéris”. Le fait qu’en réalité, les premiers soient beaucoup plus nombreux que les seconds ne change rien à l’affaire.

C’est pourquoi, dans la bisbille entre Piketty et Salin, ce n’est pas parce que le premier a le pragmatisme et la science économique avec lui qu’il l’emportera; les idéologies, bien qu’elles soient inadaptées à la complexité du monde, ont un avantage qu’on peut déplorer, mais qu’on aurait tort de négliger.

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Alexandre Delaigue

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14 Commentaires

  1. Sur le même ("meme") thème, cela rappelle Dawkins qui est connu pour ses livres sur l’évolution autant que pour ses positions antireligieuses.

    Il a écrit : "Il existe un [concept] que l’on appelle foi. Cela signifie avoir une confiance aveugle, en l’absence de toute preuve et même quand il en existe qui démontrent le contraire […] Rien n’est plus létal pour certaines [idées] que d’avoir la propension à rechercher des preuves."

  2. Bon d’accord, mais vous, vous penchez de quel côté? Il n’y a peut-être pas de "justification économique solide" pour supprimer l’impôt sur les successions, mais y en a-t-il pour le maintenir? Vous avez raison de dire que le sujet relève de l’éthique plus que de l’économie – les arguments de Piketty en sa faveur n’échappent pas à la règle – mais une "bonne" éthique n’implique-t-elle pas alors de supprimer un impôt qui ne se justifie pas ou peu?

  3. Saturn 3 : je ne peux pas répondre directement à votre question, parce qu’il y manque un paramètre. Si demain les droits de succession sont supprimés, mais que dans le même temps les dépenses publiques totales restent identiques, la pression fiscale sera inchangée : simplement, les droits de succession seront remplacés par de la dette publique, ou d’autres impôts.
    On peut trouver des qualités et des défauts éthiques aux droits de succession; mais je ne vois aucune qualité ou défaut, éthique ou économique dans leur remplacement par de la dette publique. Je ne pourrai donc me prononcer sur le sujet que lorsque les promoteurs de la mesure m’expliqueront comment ils veulent la financer, et tout particulièrement, quelles dépenses publiques ils veulent réduire en contrepartie. J’ai peur d’attendre longtemps.

  4. waou… je n’avais jamais prêté attention à Pascal Salin, juste entendu parler de lui. Une question me vient à l’esprit: quelles sont ses positions sur l’immigration? Vu sa très (trop?;-))grande "cohérence", si je comprends bien, il est pour une circulation libre totale sans frontières ni contrainte aucune de tous les individus de la planètes (avec leurs bovins et chèvres si besoin).
    En même temps, vous me direz, par soucis de cohérence, il serait aussi tout à fait normal que toute personne n’aimant pas les immigrés leur fonce dessus avec leur voiture, à condition qu’ils soient prêt à compenser financièrement leur famille (ehehe, j’ai adoré ce passage de votre entretien fictif avec PS). Bref, c’est quasiment l’état de nature qu’il veut donc… Premier arrivé, premier proprio, qui va à la chasse perd sa place, qui est chassé, peut chasser en retour et trouver à arrangement Coasien en cas de dommage collatéral, etc. Bref, ça m’embrouille le libertarisme (on dit comme ça?!)
    Tyler Cowen est assez libertarien il me semble, mais avec un véritable sens de la nuance et de la remise en question (ce qui en fait quelqu’un d’intéressant à lire même quand on n’est pas toujours d’accord), et il est très favorable à l’immigration.
    Donc si vous savez (vous avez l’air de le connaître bien!), Pascal Salin sur l’immigration ça donne quoi?

  5. Vous prenez une curieuse position cette fois-ci. À croire que la neutralité scientifique ne vous arrange que quand elle correspond à vos options éthiques ! Mais c’est un progrès de reconnaître que la science économique n’est pas qu’une physique sociale et que derrière les équations, il y a des hommes qui ont des conceptions philosophiques différentes de ce qui est bon ou mauvais. Encore un effort et vous réhabiliterez la bonne vieille politique économique.

  6. Mon commentaire ne portera que sur un aspect marginal, mais peut-être essentiel (il l’est à mes yeux du moins) de votre article.

    "…relevait du fonctionnement mandarinal de l’université française, et pas de ses compétences. Ce qui était vrai, mais l’était tout autant pour les jurys précédents, …"

    Je crois que ce débat dont vous semblez regretter l’existence aurait-il lieu si la question que je cite était adressée, par exemple, par l’une ou l’autre des théories ou modèles économiques économiques applicables. Cette approche aurait d’ailleurs le mérite d’adresser la critique selon laquelle les universitaires semblent parfois répugner à appliquer à eux mêmes leurs prescriptions.

    Par ailleurs, sauf erreur de ma part, l’actuelle position de Piketty découle d’un fait du Prince, de la même manière que l’existence de la structure qu’il dirige, ceci ne retirant rien à ses mérites tels que loués.

  7. James, vous semblez avoir sauté un passage: personne ne peux foncer avec sa voiture sur des gens, ca s’apelle le droit a la vie, et c’est un axiome de base du libéralisme. Vous pouvez immigrer ou vous voulez si vous trouvez un endroit ou aller par vous-même.

  8. Je trouve assez tragique que vous tombiez dans le piège préféré des journalistes, de présenter sur le même plan un économiste qui serait de gauche et un économiste qui serait de droite.
    Salin et Piketty ne peuvent pas discuter et leur confrontation n’apporte rien, tout simplement parce que leur seul point commun est de parler du même objet. Qui pourrait tirer intérêt d’une discussion entre un biologiste et d’un cuisinier sur, mettons, le lapin ?
    Piketty fait des estimations économétriques, des modèlisations supportant des raisonnement hypothético-déductifs, et soumet son travail à ses pairs dans des revues internationales. Salin exprime son point de vue personnel, comme on pourrait en trouver 60 millions en France (en un peu moins bien tourné et aboutit il est vrai). Le premier fait de la science et le second de la morale.
    Je suis bien d’accord sur le fait que la morale a peut-être un rôle à jouer dans le problème des droits de succession, mais pourquoi Pascal Salin et par un autre philosophe du comptoir du café du commerce ?
    Par ailleurs, la justification fondamentale des droits de succession dans les modèles sur les incitations est que recevoir une rente de ses parents n’est pas une incitation à travailler, c’est une aubaine. On peut en déduire que l’héritage (ou son anticipation) peut conduire à diminuer l’incitation des enfants à faire des études, investir dans leur carrière, bosser dur…car ils comptent sur la rente de leurs parents), et ce faisant à ne pas contribuer à la richesse collective. Un prélèvement fiscal sur les successions peut favoriser, dans ce cadre, l’efficacité et la création de richesse.
    Enfin, concernant le conjoint survivant, il s’avère que personne ne lui retire sa moitié propre, et que la loi lui fait bénéficier de l’usufruit des biens (typiquement la maison) de son conjoint décédé (et souvent d’une pension de réversion).
    Pour conclure, d’un point de vue moral et en termes de conflit de génération, je considérerais presque que les retraités et les 68ards ne sont pas forcément les moins biens lotis en France (cf. la réforme des retraites par exemple), et qu’une redistribution en faveur des jeunes actifs (par l’impot sur les successions à la place de prélèvements sur les salaires) ne serait pas des plus stupides. Ceci dit, ce n’est que mon opinion, et aussi mon intérêt personnel…

  9. William : désolé, mais vous n’avez pas compris le proops de ce post, qui n’est pas de dire que les arguments de l’un et de l’autre sont sur le même plan; je constate simplement que sur un débat comme celui-ci, ce n’est pas forcément le savant économètre ou les modèles sur les incitations qui a le dernier mot, voire même les questions d’équité intergénérationnelle. Que donc, on peut trouver tous les défauts qu’on veut à l’argumentation de Salin, il n’empêche que celle-ci a beaucoup plus de chances d’être entendue. Pas par vous, j’en conviens.

    MT : comme indiqué plus haut, je n’ai pas d’avis sur une question tronquée. Ce n’est pas de la neutralité. Le reste, je n’ai pas compris.

  10. William > Ce post illustre une des observations premières en sociologie des sciences : le faisceau d’arguments qui fonde le débat public ne coïncide qu’imparfaitement avec la démonstration scientifique.

    L’administration par la preuve n’est pas le seul levier rhétorique dont on dispose quand on combat ou défend l’impôt, qui est un excellent exemple : le débat est récurrent à travers les époques, il évolue presque indépendamment de la connaissance scientifique.

  11. J’avoue avoir un petit problème avec les gens qui font comme si ce que disent tous les économistes était de la rhétorique (je ne crois pas que vous en êtes, mais je m’enflamme vite), et encore plus avec ceux qui font de l’économie-rhétorique en se prétendant une quelconque autorité universitaire pour distiller leurs considérations nazales (non incluent dans un modèle avec des hypothèses réfutables pour être précis, on ne se refait pas), typiquement le pain quotidien de B. Maris ou P. Salin.
    Cela dit, je suis bien conscient que les considérations non démontrées dans un cadre précis et explicites, cachant plus ou moins bien des intérêts particuliers, ont un rôle non négligeable dans le débat public. Et je crois que ça n’échappe à personne ici, sauf peut-être à ceux qui sentent leur compréhension de l’économie "éclairée par les leçon de l’amour" 😉

  12. De toute maniére l’évolution de l’impot comme de bien d’autres choses en politique ne dépend pas le moins du monde de la science mais des incitations qui conduisent les individus à voter pour ou contre dans le mode de choix du moment (disons par exemple au vote majoritaire).

    Salin que j’estime beaucoup ou Piketty que je ne connais pas peuvent donc discuter longtemp de la question.

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