Note de lecture


Le mirage du gaz de schiste
Thomas Porcher (2013)

porcher Je dois avouer humblement que je ne connaissais quasiment rien à la problématique du gaz de schiste avant de lire cet ouvrage. A la sortie du livre de Thomas Porcher, j’ai vu une occasion de combler en partie ce déficit. Je dois reconnaître, sans que cela ne dévalorise son ouvrage, qu’aujourd’hui, j’en sais plus, mais encore bien peu. J’y reviendrai. Cette précision me semble utile, dans la mesure où Le mirage du gaz de schiste n’est pas un panorama du sujet, mais une critique radicale des arguments des pro gaz de schiste. Un livre court, doté d’une certaine efficacité, utile, et argumenté. Mais qui ne conviendra pas tout seul à ceux qui veulent une approche exhaustive du sujet.

Cet avertissement étant formulé, que trouve-t-on dans cet opuscule ? Une critique systématique des arguments de ceux qui voient dans le gaz de schiste un eldorado énergétique qui pourrait apporter des bienfaits énormes à la France. L’ouvrage est organisé en chapitres qui répondent chacun à un argument des pro. Le livre est un travail d’économiste. Il cherche à évaluer les coûts et bénéfices économiques de la mise en exploitation des réserves de gaz. Un peu maladroitement, Porcher dit au début de son texte vouloir éliminer la question environnementale pour se concentrer sur les questions purement économiques. Or, bien évidemment, l’analyse économique passe par une prise en compte des coûts et bénéfices liés aux conséquences environnementales (notamment la prise en compte des risques sanitaires). Ce que l’auteur fait d’ailleurs, de manière légitime. On imagine qu’il s’agissait simplement d’exclure du champ de son travail les questions relatives à des questions trop pointues de science dure et de constater que les incertitudes sont encore très présentes même pour les scientifiques du domaine.

L’auteur part du constat que tout ce qui est dit à propos du gaz de schiste repose sur l’expérience américaine. Son ouvrage veut montrer à la fois qu’elle n’est pas transposable en l’état au cas français et que, même dans le cas américain, la réalité est moins enthousiasmante que ce qu’on le dit parfois. Dans une logique de contre communication anti-lobbies, il commence par dissiper les espoirs des particuliers qui croieraient en une manne financière présente sous leurs pieds. Si le sous-sol de votre résidence regorge de gaz de schiste, vous n’en tirerez pas une rente à vie. Le sous-sol, contrairement aux États-Unis, appartient en France non pas au propriétaire, mais à l’État. Et si votre voisin détient un trésor et pas vous, vous verrez un puits être foré à côté de votre propriété. Ce qui ne manquera ni de créer quelques nuisances notables, ni de dévaloriser la valeur de votre patrimoine, comme cela se constate aux États-Unis. Il n’y a donc pas vraiment de trésor dans le jardin. On pourrait alors arguer que le bonheur des individus passe après celui de la collectivité, représentée par l’État. A ceci près que l’actuel code minier est très favorable en termes de redevances versées par les exploitants et de conditions d’exploitation. Exploiter le gaz de schiste dès maintenant serait donc, toutes choses égales par ailleurs, une excellente chose pour les producteurs, moins pour le reste de la société. Si l’on ajoute à cela qu’il y a peu de juristes compétents dans ce domaine, l’auteur conclut qu’une négociation aujourd’hui tournerait largement à l’avantage des entreprises exploitantes et qu’il ne faut pas chercher très loin les raisons de l’empressement des industriels à obtenir l’autorisation de forer. A propos des demande d’exploration du sous-sol (sans exploitation), Porcher explique que cette requête a deux ambitions : fournir des données à l’opinion publique allant dans le sens de l’existence d’une réserve incroyable (peu importe que les chiffres soient manipulés) et accroître l’asymétrie d’information entre l’État et des firmes qui seules disposeront de la véritable information sur le sujet. Un cas déjà rencontré en Guyane ou en Afrique. Sur ce point, l’argument n’est cependant pas limpide. Thomas Porcher semble d’abord redouter un manque d’expertise actuel des agents de l’État (qu’on imagine devoir combler au cours du temps). Et puis, il part dans un tout autre registre en soulignant que si les ingénieurs des mines sont compétents, ils n’ont pas autant intérêt à défendre l’intérêt collectif, alors que les ingénieurs des firmes pétrolières ont un grand intérêt à mentir. Ce qui est un argument classique d’économie publique, le phénomène de “capture du régulateur”. Les deux arguments mis ensemble, on doit donc en conclure qu’aucune ressource naturelle susceptible de donner lieu à réglementation ne devrait être exploitée. Ou s’agit-il de pointer les difficultés de la mise en oeuvre de l’exploitation réglementée ?

Comme l’écrit l’auteur “l’argument favori avancé par les industriels pour rouvrir le débat sur les gaz de schiste, est la création d’emplois”. Ce n’est pas propre au sujet, du reste. “Créer des emplois” fait partie de ces arguments généralement trop courts en l’état pour avoir une vraie teneur économique. Pour Porcher, les estimations en termes de création d’emploi (il en cite une à 100 000 emplois) sont gonflées, de plusieurs façons. La première consiste à négliger le fait qu’une fois un puits foré, le nombre d’emplois nécessaires pour continuer l’exploitation diminue radicalement. Face à cet argument, les pro-gaz prennent l’exemple des États-Unis où le nombre d’emplois reste élevé dans le secteur. Mais cela s’explique par la mise en forage très importante de nouveaux puits, à une échelle inenvisageable en France. Tout ceci se tient. Mais encore une fois, la fin de l’argumentaire est un peu déroutant, puisque l’auteur, fort justement, souligne que le rapport entre valeur de la production d’un puits et nombre d’emplois est très faible. Certes, c’est une façon de redire que les grands gagnants seraient les actionnaires des compagnies pétrolières. Mais, au final, si de nombreux emplois devaient être créés (on vient de voir que ce n’est pas forcément le cas), un tel ratio n’a pas de sens particulier. Basiquement, il peut traduire uneintensité capitalistique et/ou une valeur ajoutée très élevée. Les salariés peuvent alors être très bien payés, par exemple. Bref, on s’égare un petit peu et on se dit que l’argument est maladroitement intégré.

L’autre grande question est celle de la facture énergétique pour les ménages. L’auteur est pessimiste sur ce point aussi. Il pointe pour commencer le fait que si les prix du gaz ont effectivement baissé aux États-Unis, suite à la hausse de l’offre, on arrive à une situation où des experts doute de la rentabilité à terme de l’exploitation. En d’autres termes, si les prix actuels sont trop bas, la production finira par baisser et les prix remonteront. Par ailleurs, si cette baisse a eu lieu, c’est parce que le marché américain est organisé comme un marché spot où les variations de production ont un impact immédiat sur les prix. En Europe, les marchés s’organisent autour de contrats à terme et de réglementations qui limitent l’amplitude des variations de prix. Dans la foulée, Porcher élimine donc l’argument d’une hausse de la compétitivité pour l’industrie dans son ensemble, apportée par l’exploitation du gaz, sur la base des incertitudes concernant une baisse des prix. Le raisonnement est cohérent en équilibre partiel, mais suscite des questions sur l’incidence fiscale du maintien d’un prix élevé. Le surplus ira-t-il aux multinationales assez douées pour l’optimisation fiscale globalisée ou se retrouvera-t-il dans un impôt sur les sociétés plus élevé ? Dans ce dernier cas, une baisse de la taxation des autres firmes a le un impact similaire à celui d’une baisse du prix de l’énergie. Mais prévoir cela me dépasse quelque peu.

Et si la concurrence des huiles de schistes faisait baisser le prix du pétrole, par la substitution de celles-ci aux hydrocarbures classiques ? Impossible nous répond Thomas Porcher. Tout d’abord parce que la hausse de la production à base de schiste peut être contrecarrée par une politique d’offre restrictive de l’OPEP. Ensuite, parce que dans la perspective du peak oil, l’exploitation des gisements restant est plus coûteuse (ils sont moins facilement accessibles, nécessitent plus de recherches pour être découverts, etc.) et interdit de fait toute baisse des prix. Sans quoi, la production de pétrole diminuera et les prix ne baisseront donc pas.

Concernant l’impact sur la santé de l’exploitation du gaz, qui doit être pris en compte dans une analyse économique puisque les cancers de demain sont aussi le trou de la sécu d’après demain, Porcher note que l’incertitude est importante. On comprend que ce n’est pas le coeur de son argumentation dans le livre, mais il ne se prive pas de citer les différents rapports américains qui évoquent des dommages probables en matière de santé publique. Sur ce point, qui n’est pas l’argument massue de l’ouvrage, on peut paradoxalement inférer dans les propos de l’auteur le coeur de sa démarche : dans la mesure où on peut avoir des doutes et où les industriels, eux, n’en ont pas, autant peser au maximum dans la négociation, quitte à forcer le trait. Ce qui pose un certain nombre de question sur la place du principe de précaution dans l’ouvrage. A ce détail près, qu’il est question d’un sujet très précis. Bref, ce n’est pas Porcher qui a introduit le principe de précaution dans la constitution…

Vous le savez probablement, l’Agence internationale de l’énergie a annoncé que les USA connaîtraient l’indépendance énergétique à l’horizon 2030. L’auteur nous invite à regarder ces prévisions avec la plus grande prudence, dans la mesure où elles reposent sur des paramètres et des prévisions de ces paramètres relativement stables en tendance. Or, effectivement, rien ne dit que le rythme de forage continuera de la même façon (les citoyens américains pourraient par exemple s’opposer à l’extension des forages pour des raisons x ou y). On entre là dans les débats sur la prévision. Il est clair qu’on ne peut se fier sans réserves aux prévisions de l’AIE. L’auteur cite pour appuyer son argumnetaire les erreurs déjà commises en matière de prévision du prix du pétrole à 5 ou 10 ans. Fondamentalement, c’est l’incertitude sur la valeur des paramètres du modèle utilisé pour établir des prévisions aussi lointaines qui exclut une grande partie de la pertinence de ce genre d’études. A défaut d’indépendance énérgétique, le gaz de schiste apportera-t-il une redistribution des cartes auniveau géopolitique ? En résumé, l’OPEP perdra-t-elle son pouvoir ? Non, nous dit l’auteur. Car l’OPEP n’est pas menacée dans son rôle de swing supplier, c’est-à-dire de producteur capable d’accroître la production au pied levé, dans des proportions importantes, dans des périodes de crise géopolitique. Or, c’est sur cet aspect que son rôle géopolitique est crucial.

Les deux derniers chapitres du livre sont des plaidoyers pour une régulation climatique et une transition énergétique. Aussi défendables que soient les points de vue, j’y trouve un mélange des genres, du moins pour partie. Il ne me semble pas cohérent de critiquer les États-Unis pour la non ratification de Kyoto et se placer dans une posture d’économiste. Les débats sur le sujet sont suffisamment complexes pour ne pas donner lieu à seulement trois pages, quand on est dans une logique d’économiste. La position qui consiste à encourager une transition énergétique plutôt que de prendre le risque d’une impasse du gaz de schiste est plus cohérente, dans la mesure où elle repose sur un argumentaire qui tend à démontrer que le gaz est tout sauf un “repas gratuit”. Explorer d’autres voies et revenir au gaz de schiste si le progrès des connaissances sur le sujet change la perspective est une position naturelle et ouverte ; elle est avancée en conclusion du livre. Vous pourrez dire alors que critiquer le comportement américain revêt une certaine cohérence aussi (eux aussi devraient rentrer dans une logique de transition). Néanmoins, certains arguments comme “ça coûtera moins cher aux Américains qu’aux pays du Sud, c’est pour ça qu’ils ne s’embêtent pas trop” est alors un peu léger. Oui, il n’y a pas encore de gouvernement mondial capable d’imposer aux USA leur conduite…

Je recommande la lecture de cet ouvrage, car il est le fruit d’une démarche critique venant de quelqu’un qui connaît l’économie de l’énergie et a éprouvé le besoin de réagir aux certitudes et, n’ayons pas peur de le dire, au lobbying des industriels du secteur de l’énergie. Ce qui est très sain pour un économiste. Beaucoup des arguments proposés reposent sur une analyse économique simple et incontestable dans sa démarche. Thomas Porcher prend probablement parfois trop la position du résistant, ce qui le conduit à quelques développements plus tirés par les cheveux. Mais la leçon du livre, d’un point de vue d’économiste est qu’il y a effectivement trop de mécanismes économiques qui sont ignorés par ceux qui défendent le gaz de schiste, trop de prévisions à la louche qui sont opérées pour défendre son exploitation immédiate et trop de coûts potentiels laissés de côté pour qu’on ne s’interroge pas sur le sujet. Le livre contribue au débat, trop rapidement peut-être, mais avec une concision intéressante. Et, à ma connaissance, il n’a pas d’équivalent en Français. Une version longue pourrait être une idée intéressante. Et j’ajouterai que compte tenu duprix modique auquel le livre (ou le ebook) est vendu, vous en aurez pour plus que votre argent, en ces temps difficiles ou moins prospères pour beaucoup d’entre nous.

Stéphane Ménia
16/07/2013

Thomas Porcher, Le mirage du gaz de schiste. , Max Milo, 2013 (4,66 €)

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