Note de lecture


Les nouvelles géographies du capitalisme
Olivier Bouba-Olga (2006)

Pourquoi des entreprises délocalisent-elles leur production ? Au fond, posée ainsi la question manque de sens. C’est ce qu’Olivier Bouba Olga avance pour présenter son ouvrage. Pour aboutir à cette conclusion-prémisse, il part assez finement de la disparité des définitions retenues pour les délocalisations. Si des gens intelligents et au fait du problème en viennent à ne pas retenir une définition commune, c’est donc que la notion même de délocalisation ne capture pas l’ensemble des enjeux de la simple localisation des activités (Bouba-Olga considère pour sa part qu’une délocalisation est la fermeture d’une unité de production pour la réouvrir ailleurs). Par delà les mouvements d’unités de production, il y a une logique d’organisation de la production qui dessine les nouvelles géographies du capitalisme. En douterait-on qu’il est utile de comparer délocalisation et externalisation à l’étranger. Indépendamment du choix de produire sur place ou non, la question du comment s’intercale. Ce qu’Olivier Bouba-Olga veut montrer, c’est que de telles interrogations sont constantes dans les choix productifs opérés par les entreprises et que les délocalisations ne sont que la partie émergée d’un iceberg. L’ouvrage s’organise autour de la thématique volontairement caricaturale de la dictature. Dans leurs choix, les entreprises seraient guidées par la dictature des coûts, la dictature des marchés financiers et celle des compétences. Les deux derniers chapitres s’intéressent aux conséquences de ces dictatures et aux marges de manoeuvre dont dispose les pouvois publics pour les infléchir positivement.

Le premier chapitre présente le personnage central du livre, la firme transnationale. Après avoir décrit l’évolution de la mondialisation, il montre en quoi les firmes ouvertes sur l’extérieur ont muté dans cet environnement changeant. De la firme primaire à la firme globale, les stratégies ont évolué pour coller à l’impératif du moment (s’approvisionner, se tenir près du marché, rationaliser la production ou rechercher une flexibilité globale combinant au mieux les précédents objectifs). Il montre comment le fordisme et sa chute ont modelé cette évolution, loin d’être le fruit du hasard ou d’expériences éparses soudain imitées en masse. A l’aide du célèbre modèle de localisation spatiale de Hotelling, il montre avec beaucoup de simplicité comment les entreprises sont contraintes aujourd’hui à envisager la flexibilité selon deux modalités : l’action sur les coûts ou l’action sur la différenciation des produits. Voici donc deux dictatures, les coûts et les compétences qui émergent de la présentation.

Le chapitre suivant se penche sur la dictature des coûts. Le coût du travail est le coupable idéal. Les salaires horaires nettement plus faibles dans les pays où l’on délocalise seraient la cause de la délocalisation. L’auteur conteste cette vision des choses. Non pas que des salaires faibles ne soient pas incitatifs, mais encore faut-il qu’ils traduisent le coût de production effectif. De ce point de vue, il faut pondérer le salaire horaire par la productivité des salariés et calculer un salaire unitaire, à savoir le coût salarial nécessaire pour fabriquer une unité. On montre alors que les ordres de grandeurs sont nettement resserrés quoique toujours favorables aux pays de destination. Toute la question est alors de savoir comment ce coût évoluera dans le futur. D’ores et déjà on perçoit des évolutions, une forme de convergence avec des pays tels que les PECO ou les pays d’Asie, mais qui apparaît assez lente. A quoi est-elle due ? Aux gains de productivité dans les pays de délocalisation. Comment ces gains sont-ils partagés ? Selon Bouba-Olga, en fonction de rapports de force socio-économiques. En réalité, une stratégie qui vise les coûts opèrent sur des registres différents destinés à accroître la productivité : intensifier en capital la combinaison productive, accroître la qualification du personnel et travailler sur la combinaison capital-travail en recherchant le progrès technique, via l’organisation retenue (rappelons que le progrès technique est autant affaire de processus efficaces que de découvertes scientifiques). Pour mener ce qu’il convient de qualifier de stratégie néo-fordiste, les entreprises ont travaillé non seulement sur ces éléments, mais également sur les mécanismes de coordination. L’auteur nous gratifie ici d’une présentation très efficace de la problématique marché-hiérarchie (-coopération) chère à Coase et Williamson. Et de conclure : “la géographie des activités qui découle de l’ensemble de ces contraintes n’est pas seulement une géographie des coûts de la main d’oeuvre”. Croisant ces éléments avec les avantages inhérents aux firmes et aux territoires, Olivier Bouba-Olga conclut que “la géographie des activités qui découle de la prise en compte de l’ensemble de ces éléments dépend fondamentalement de la nature des avantages spécifiques des firmes, de la nature des avantages comparatifs des territoires – coût et qualité de la main d’oeuvre, certes, mais aussi coût et qualité des infrastructures de transport, de communication, de formation, existence d’entreprises complémentaires performantes, nature et importance de la demande, etc. -, ainsi que des contraintes organisationnelles en termes de flexibilité/fiabilité. On comprend alors que les pays dont le coût de la main d’oeuvre est très faible ne tirent pas nécessairement leur épingle du jeu, dès lors qu’ils ne peuvent répondre à l’ensemble de ces contraintes ; à l’inverse, la stratégie de flexibilité/coût n’est pas perdue d’avance pour les pays développés, si l’on sort de l’idée selon laquelle le coût de la main d’oeuvre est, seul, déterminant.”.

Le troisième chapitre porte sur la dictature financière. Le début de ce chapitre est l’occasion de briefer le lecteur sur les questions de gouvernance d’entreprise : tour d’horizon de la théorie de l’agence, résumé des rapports publiés en France à ce sujet. Le patron voyou fait figure de coupable idéal, lui aussi. Mais coupable de quoi ? Bouba-Olga n’en dit mot, ce qui est un peu troublant. Les patrons voyous seraient responsables des délocalisations ? Difficile de faire un lien rapide entre leur intérêt et la délocalisation. C’est que l’auteur a autre chose en tête. Ce sont les actionnaires les vrais vilains de l’histoire. En imposant des contraintes financières lourdes aux dirigeants, ils les obligeraient à délocaliser ou comprimer les salaires. Mais, nous dit Olivier Bouba-Olga, les marchés financiers marchent bizarrement, selon une logique conventionnelle, le fameux concours de beauté de Keynes. Ces conventions peuvent supposer par exemple qu’il est bon d’investir dans les PECO ou en Chine. Et comme les dirigeants sont sensibles au cours en bourse de leur entreprise (qui détermine postes et émoluments), alors ils délocalisent. La suite laisse entendre que la conception de l’entreprise qui attribue le surplus aux actionnaires n’est pas convenable. C’est l’opposition désormais classique entre une a pproche shareholders (actionnaires) et stakeholders (parties prenantes). L’auteur est un tenant de la théorie de la firme évolutionniste, basée sur la définition de l’entreprise comme une combinaison de compétences qui, comme son nom l’indique, évoluent au cours du temps et des interactions. Dans cette logique, au même titre que les actionnaires, les parties prenantes devraient se voir octroyé une part du contrôle de l’entreprise. Après tout, eux aussi sont imbriqués dans la firme. En sortir est coûteux du fait de la spécialisation de leurs actifs. S’ensuit une série de critiques du modèle de gouvernance anglo-saxon telle que la relativisation de l’efficacité des marchés financiers pour évaluer et sanctionner la mauvaise gestion. Sont ensuite mis en avant les vertus – chiffrées – de modes de gouvernance alternatifs (mutualiste ou familial) pour conclure que la gouvernance anglo-saxonne n’est pas un horizon indépassable. Et les délocalisations dans tout ça ? “Il n’existe pas d’étude statistique se focalisant sur le lien entre mode de gouvernance et comportement en matière de localisation des activités.” avoue l’auteur. Mais il ajoute qu’ “il est clair cependant que le mode de gestion des ressources humaines par les entreprises familiales les incite moins à délocaliser que loes firmes non familiales, puisqu’elles perdraient alors le fruit de leurs investissements et de la fidélisation des salariés.”. Le chapitre s’achève sur quelques remarques concernant le caractère contingent de la structure de gouvernance optimale.

Le chapitre suivant s’intéresse à la dictature des compétences, celle qui naît de la nécessité de différencier les produits pour échapper à la concurrence frontale sur les coûts. Ce que Bouba-Olga veut montrer dans ce chapitre, c’est que la nature de l’innovation est souvent mal comprise. S’il est exact que les pays développés sont mieux à même de se positionner sur des marchés de haute technologie (du fait des facteurs clé de succès dans ce domaine), assimiler innovation et grands programmes de recherche dans la haute technologie est exagéré. Le désengagement des secteurs à basse ou moyenne technologie relève d’une négation de la théorie de la firme évolutionniste. Pour faire bref, dans cette théorie, que l’auteur affectionne – on l’a dit – la firme est un agglomérat de compétences qui se traduisent avant tout par des routines. Ces routines constituent un savoir tacite qui fait la spécificité des biens qu’elles offrent. Cela a un avantage : il est difficile de les reproduire, ce qui est le sumum de la différenciation. Et un inconvénient : il est complexe de les faire évoluer et, encore plus, d’accéder facilement à toutes les compétences qu’on souhaiterait maîtriser. Dès lors, l’innovation technologique ne peut plus se comprendre comme un seul pavé dans la mare technologique, mais également comme une lente évolution, qui ne s’assimile plus à des investissements pharaoniques en RD (voir la coutellerie de Nogent, Leroux qui fabrique du dentifrice après la chicorée, etc.). Innover, c’est d’abord combiner des compétences complémentaires pour servir un marché solvable. Et pas besoin d’être la NASA pour cela. Quelle conséquence en matière de géographie de l’innovation ? Un principe : les entreprises se localisent là où se trouvent les compétences dont elles ont besoin, du moins si celles-ci ne sont pas mobiles. Ce que l’économie géographique nous montre, c’est que cette logique conduit à mettre en avant un type de compétences particulier, qui sont les compétences organisationnelles, au fond, le coeur de la firme évolutionniste… Dès lors, on peut expliquer facilement l’apparition des grappes d’innovation (les fameux clusters). Ils résultent de la volonté de s’approprier, par la coopération, des compétences utiles dont la firme ne dispose pas. Olivier Bouba-Olga explique en détail la logique de constitution des clusters. Il montre bien qu’elle aboutit à un déséquilibre dans la localisation des activités économiques, par des processus cumulatifs régulièrement évoqué dans l’économie urbaine (et qui explique par exemple que, malheureusement, le TGV peut aussi bien enclaver encore plus une région excentrée que la raccorder aux réseaux économiques les plus prospères…). Il en résulte qu’un pays comme la France n’a pas à craindre une concurrence des pays en développement, ni même la concurrence des pays développés pris comme tels, mais plutôt la concurrence entre territoires régionaux des pays développés, y compris les inégalités qui peuvent naître entre ses territoires infranationaux.. Ainsi, la géographie de l’innovation crée de l’inégalité autour de la colocalisation des compétences. L’auteur se montre fort sceptique quant à la logique qui consisterait à vouloir offrir à chaque territoire son cluster, dans la mesure où c’est une démarche qui souffre mal le décret…

Le chapitre 5 vise à montrer comment se constitue une économie des petits monde. Bouba-Olga explique comment les différentes dictatures conduisent à élargir la division internationale du travail. En s’appuyant sur une vision smithienne de la croissance, les délocalisations sont alors vue comme un des facteurs de croissance. I lréintègre à cette occasion la dictature financière, dont on voit enfin à quoi elle sert dans le puzzle. Les relations entre actionnaires et dirigeants axées sur le court terme feraient pencher les stratégies des entreprises vers le respect de la dictature des coûts plutôt que vers celle des compétences. Ce qui affecte le processus de croissance. Quoi qu’il en soit, la division du travail structure l’économie mondiale entre zones de croissance dont le dynamisme diffère largement. Ce ne sont pas les nations, mais les régions qui dessinent les lignes de fracture. La structure des marchés dans une telle économie n’est pas aussi concurrentielle qu’on pourrait le penser. Un double mouvement de désintégration verticale (via l’externalisation) et d’intégration horizontale (pour atteindre une taille critique) conduit au contraire à une structure oligopolistique et au renforcement du pouvoir de marché des firmes en place. Selon les structures institutionnelles, plusieurs petits mondes pilotent les relations financières (dirigeants, investisseurs instituionnels ou familles) et l’activité économique (firmes transationales).

Que faire pour apporter le maximum de prospérité à tous les territoires et leurs habitants ? L’ouvrage distingue trois stratégies. Tout d’abord, celle du poisson rouge, libérale, qui redécouvre à intervalles réguliers (c’est-à-dire à chaque tour de bocal) les miracles supposés de l’économie de marché, sans se préoccuper des défaillances possibles de celui-ci. Il y a ensuite la stratégie du pingouin, qui consiste à considérer avec attention les structures institutionnelles, observer chez les autres celles qui fonctionnent bien et chercher à les tranpsoser sur le territoire administré (comme les pingouins se jettent à l’eau les uns à la suite des autres). La fragmentation de l’analyse institutionnelle conduit alors à des incohérences, puisqu’elle néglige largement l’imbrication des institutions et leur dynamique interactive et postule un one best way illusoire. Reste alors une issue, qui consiste à questionner les ressources et compétences des territoires et structurer leur développement autour. Jouer avec l’existant plutôt que d’en faire table rase pour ne pas le remplacer (poisson rouge) ou pour bâtir à la place des institutions jugées universellement et sans réserve les plus performantes (pingouin). Repérer les secteurs clés, analyser les rapports de gouvernance pour “s’appuyer sur les ressources spécifiques du territoire et de les valoriser, de repérer la nature, l’histoire et l’espace des relations pertinentes, afin de mieux anticiper les opportunités ou les problèmes à venir et de mieux accompagner les mutations qu’appelle la réorganisation des activités.”. Olivier Bouba-Olga voit dans la déconnexion des niveaux politiques et économiques (des territoires économiques distincts de l’organisation administrative depuis que la période fordiste est achevée) l’obstacle principal.

Ce livre est très agréable à lire. Olivier Bouba-Olga fait preuve d’un incontestable talent de vulgarisation. Il est aussi d’une grande transparence. Cela se manifeste de deux façons : en premier lieu, le plan suivi par l’auteur est clair et rappelé régulièrement. C’est toujours très utile. En second lieu, on sent bien lorsque l’auteur est très à l’aise dans sa démonstration et, à l’inverse, lorsque celle-ci se réalise un peu plus à vue. C’est assez amusant, mais pratique pour le lecteur. En étant attentif, il peut voir où sont les points critiques. Et loin de desservir l’ouvrage, on doit le considérer comme une qualité. Les enchaînements d’idées sont moins marqués, le langage plus évasif. Quoi qu’il en soit, le contenu informatif de l’ouvrage est considérable. Et si certains passages peinent à démontrer les thèses de l’auteur, on y apprend encore des tas de choses.

La première partie est vraiment excellente. De façon générale, c’est vraiment un très bon exposé d’économie industrielle et géograhique qui est délivré par l’auteur, avec la construction d’une problématique solide. Il montre bien comment la question des délocalisations est bien plus large que la vision donnée par les morceaux choisis des médias. Rien que pour cela, le livre est réussi. On appréciera

Au rayon des critiques, le chapitre sur la dictature financière est contestable. Dans la logique de vulgarisation brillamment conduite dans le reste de l’ouvrage, on s’attendrait à ce que soit présentée la thèse de l’efficience sur les marchés financiers. Non pas qu’on doive en faire l’alpha et l’omega d’une bonne interprétation du fonctionnement des marchés, mais il est dommage qu’un ouvrage destiné à des non initiés fasse l’impasse sur la théorie élémentaire de la finance de marché. Du coup, l’idée que les marchés financiers sont peu capables d’influer positivement sur la gestion des entreprises est la seule thèse présentée. Et sans vouloir défendre à tout prix l’autre hypothèse, on aimerait que ce soit mieux établi. Ensuite, alors que le fil rouge de l’ouvrage est parfaitement clair le reste du temps, ce chapitre, comme relevé plus haut, perd le fil du questionnement initial et tente par moment de s’y rattacher sans convaincre. Certes, on y revient plus tard (dans le chapitre 5). Mais sans que cela coule de source. Reste cependant des informations utiles et bien présentées. On s’interroge sur les motivations de l’auteur à insérer cette dictature au beau milieu des deux dictatures des coûts et des compétences, directement issues, elles, de son programme de travail. Certes, la finance a sa place dans l’analyse menée. Mais force est de constater qu’elle n’y est pas intégrée avec la clarté espérée.

L’autre chapitre qui pose quelques problèmes est celui qui évoque les leviers de l’action publique. A le lire, on a un peu le sentiment que l’auteur a fatigué en arrivant sur la fin et a eu le plus grand mal à rendre concrète sa conception de l’action publique, alors même que sa critique des autres modèles est nettement plus efficace. Les moyens de résoudre les problèmes des territoires restent un peu obscurs.

De manière plus générale, Bouba-Olga donne une version par trop univoque. On l’a vu pour la finance. Mais on pourrait lui reprocher également sa conception de l’entreprise évolutionniste qui est presque la seule présentée. “Et alors ?” me dira-t-on, il s’agit d’un essai et non pas d’un manuel. Convenons en, mais avec un bémol tout de même : le style. Le style de l’auteur nous plonge bon gré, mal gré, dans une économie expliquée aux nuls. Fort intéressante lorsqu’il s’agit de vulgariser, cette qualité se transforme en défaut lorsqu’elle laisse croire que la thèse de l’auteur est le sens commun. Or, elle ne l’est pas nécessairement.

N’exagérons pas ces points. Une fois qu’ils sont précisés, les nouvelles géographies du capitalisme est un livre dont la lecture est à conseiller. Outre une couverture théorique satisfaisante, l’auteur nourrit sa réflexion de nombreux exemples. Le texte est parcouru d’encadrés, les données chiffrées sont présentes, visiblement choisies avec le souci de faire synthétique. Et, rappelons-le, Olivier Bouba Olga assure une forme de SAV, puisqu’il publie un blog qui reprend beaucoup des préoccupations du livre.

Stéphane Ménia
25/02/2007

Olivier Bouba-Olga, Les nouvelles géographies du capitalisme. Comprendre et maîtriser les délocalisations., Seuil, 2006 (21 €)

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