Note de lecture


The White Man’s Burden
William Easterly (2006)

William Easterly est de retour, et il n’est pas content. Nous l’avions quitté, il y a 5 ans, avec “The elusive quest for growth“, récit sans concessions des échecs de toute la communauté du développement (institutions, spécialistes…) à aider à sortir de la pauvreté les milliards d’habitants des pays sous-développés. Le livre se terminait sur une note d’espoir : désormais, nous en savons plus, nous pouvons apprendre des erreurs du passé, et espérer qu’elles ne se reproduiront pas, et seront remplacées par des politiques moins simplistes et prenant acte de la complexité du problème du développement, et des limites des moyens d’action de l’aide.
Mais cet espoir n’a pas été réalisé, bien au contraire. En matière de développement, le slogan des 5 dernières années a été plutôt de faire la même chose qu’avant, mais en plus gros. L’ONU a confié à Jeffrey Sachs et à une équipe de 250 experts le soin de définir une liste de projets (449 ont été identifiés) dont la réalisation devrait permettre d’atteindre les 8 “objectifs du millénaire”. Un attelage baroque composé de politiciens conservateurs et progressistes, d’experts divers et variés, de stars du rock plus ou moins célèbres, d’ONGs et de bureaucrates internationaux s’est composé pour “faire de la pauvreté une histoire ancienne”, à condition, cette fois-ci, d’y mettre les moyens. Beaucoup de bruit et de fureur, des appels pressants à aider plus les habitants des pays pauvres, à l’aide de slogans simples et de culpabilisation. Puisque résoudre le problème de la pauvreté et de ses conséquences coûte si peu, comment peut-on rester les bras croisés?

Il y a deux scandales de la pauvreté. Le premier, c’est que tant de gens vivent de façon misérable dans un monde riche; mais le second, c’est qu’après un demi-siècle d’aide au développement (et 2300 milliards de dollars d’aujourd’hui dépensés), celle-ci n’ai produit que si peu de résultats. Il est répété en permanence que telle ou telle mesure sauvant des vies peut être menée simplement, et pour un coût raisonnable. Mais alors, comment se fait-il qu’après des années d’efforts, ces mesures simples, peu coûteuses et efficaces n’aient pas été mises en place et couronnées de succès? Pour Easterly, la réponse vient de ce que depuis le début, l’aide aux pays pauvres a suivi une logique de planificateur, pas une logique de chercheur. Que fait le planificateur? Il voit grand, conçoit de grands projets ambitieux et utopistes. Il consacre à son grand projet des moyens considérables. Et il se tient au plan qu’il avait conçu. Cette logique est pour l’auteur, vouée à l’échec, parce qu’elle oublie plusieurs dimensions essentielles.

Premièrement, le développement des pays pauvres ne viendra pas de nous – habitants des pays riches – mais des pauvres eux-mêmes, qui sont les seuls à même d’identifier leurs problèmes et de mettre en oeuvre les solutions. L’aide peut être un soutien, mais l’idée que la fin de la pauvreté viendra des riches s’ils sont généreux, savants, et s’ils parviennent à sortir les pauvres de l’erreur et de la trappe dans laquelle ils sont enfermés, n’est que la reproduction de la logique colonialiste sur base de bons sentiments. Easterly montre avec malice le parallèle entre les envolées colonialistes du 19ème siècle, qui reproduisaient même les débats actuels des institutions du sous-développement, entre paternalisme civilisateur et intérêts bien compris.
Deuxièmement, il manque aux planificateurs une capacité essentielle : celle d’être comptable de leurs actions auprès de ceux qu’ils sont sensés aider, les habitants des pays pauvres. Mais lorsque l’on fait preuve de générosité, auprès de qui est-on comptable? Les institutions du développement passent leur temps à définir ce qui est bien pour les pauvres, sous forme d’objectifs ambitieux et simples à expliquer auprès des bailleurs de fonds; le rapport entre ces objectifs et les besoins réels des pauvres est le plus souvent lointain. Par ailleurs, si l’aide fournie n’atteint jamais les personnes qui en ont besoin, celles-ci ne pourront jamais demander des comptes auprès de celui qui était sensé les aider. Comment dans ces conditions la planification de l’aide peut-elle espérer rendre service à ceux qui en ont besoin? Elle ne le peut pas. Et sombre alors dans les pathologies de la bureaucratie consistant à mesurer le succès aux moyens employés. Les agences d’aide au développement consacrent beaucoup d’énergie à lever des moyens et à orienter des ressources, mais finissent par oublier à quoi tout cela doit servir. En Chine, pendant le grand bond en avant, les villageois fondaient leurs ustensiles de cuisine pour forger de nouveaux outils de mauvaise qualité, afin de satisfaire leurs objectifs de production d’acier définis à Pékin : de la même façon, les agences du développement mesurent leur succès à leur capacité à mobiliser des fonds pour l’aide, à inventer de “nouvelles sources de financement”, à acheter des tonnes de produits et médicaments qui n’arrivent jamais à ceux qui en ont besoin : mais ceux qui en ont besoin ne sont pas ceux qui donnent les instructions.

A la logique du planificateur, Easterly oppose la logique du “chercheur”. Au lieu d’imposer de grandes solutions depuis le sommet, le “chercheur” va au contact des problèmes et cherche des arrangements locaux pour résoudre des petits problèmes concrets. Au lieu d’adopter de grandes idées générales, le chercheur adopte un point de vue pragmatique, expérimente, échoue et apprend de ses échecs. La solution au problème du développement, c’est qu’il n’y a pas de solution – ou pour être précis, pas de grande solution magique et utopique. Il n’est possible que d’essayer de résoudre les vrais problèmes de vraies personnes. Pour Easterly, il y a deux modèles dont il faudrait s’inspirer : le mécanisme de marché, pour sa capacité à mettre en oeuvre de façon décentralisée des solutions satisfaisant les besoins de consommateurs; et la démocratie, seul régime dans lequel les dirigeants sont comptables de leurs actions devant les populations. Deux logiques totalement oubliées dans le développement.

Que peut faire le mécanisme de marché? Le paradoxe, c’est qu’il est capable de fournir en une seule journée 9 millions d’exemplaires du dernier Harry Potter, mais incapable de satisfaire les besoins basiques de milliards de personnes. Easterly analyse les raisons de cet échec, et montre, à l’aide de l’exemple du passage à l’économie de marché par les “thérapies de choc” des anciens pays du bloc de l’Est, que planifier la création d’une économie de marché est impossible. En Russie, les réformes ont accompli l’exploit de construire une économie de marché encore moins productive que ne l’était l’ancienne économie planifiée; les autres pays ont mis bien longtemps à récupérer de l’amère médecine que leur avait infligé, déjà à l’époque, Jeffrey Sachs. Cette logique de la thérapie de choc n’était qu’un dernier avatar de la logique de la “grande poussée” qu’il suffit d’exercer sur les pays pauvres pour les sortir de la trappe à pauvreté dans laquelle ils sont enfermés. Easterly montre très bien toutes les failles de cette logique de la “grande poussée”, qui, si elle peut se targuer de quelques succès ponctuels, présente un bilan terriblement négatif.
Les démocraties, elles, sont plus à même de produire des dirigeants comptables de leurs actions devant les populations. Mais la démocratie, en soi, est un régime qui n’apparaît pas facilement. Trop souvent, les institutions d’aide ont fermé les yeux devant la corruption, les exactions effroyables de tyrans à qui l’on versait des chèques qu’il aurait été sans doute préférable, pour limiter les frais de change, de verser directement sur leurs comptes helvétiques. Easterly se livre à une critique en règle des institutions internationales, qui prêchent la responsabilité et la transparence, alors qu’elles sont irresponsables et que les résultats de leurs actions sont opaques; et que leurs plans de financement d’aide et “d’ajustement structurels” ne produisent aucun résultat. Le chapitre qu’Easterly consacre à la politique de la santé, en particulier, ne peut être lu que les dents serrées, et n’est pas recommandé aux âmes sensibles.
Si les plans grandioses d’aide n’apportent que peu de résultats à ceux qui en ont besoin, ils entretiennent par contre une séquence bien rodée de l’aide au développement : des idées généreuses donnant lieu à des plans grandioses; l’échec de ces plans; une réaction cynique générale contre toute forme d’aide, remplacée par un paternalisme tendance “puisque les indigènes sont incapables d’apprécier nos bienfaits, nous allons devoir prendre les choses en main”.

Et Easterly consacre alors toute une partie à la dimension “militaire” du fardeau de l’homme blanc : ces innombrables conflits et situations dans lesquelles des interventions militaires, toujours menées sous des objectifs nobles, mais dont les résultats sont le plus souvent catastrophiques. La tendance n’est pas nouvelle; là encore, le parallèle mené par Easterly avec l’époque coloniale est frappant. Mais à vouloir faire le bien par la force, les pays développés ont, le plus souvent, rendu pires des situations déjà mauvaises. Le dernier avatar de cette logique étant l’intervention américaine en Irak. Avant de mener de telles opérations visant à “rendre service”, il serait bon de se souvenir des échecs du passé, et d’agir en connaissant les limites de ce qu’il est possible d’atteindre, plutôt que d’espérer faire émerger une démocratie sans effort en se contentant d’organiser des élections et en faisant de drastiques réformes économiques libérales.

Pour Easterly, la solution au problème du développement passe par de grands changements d’attitude des institutions internationales, qui doivent devenir moins ambitieuses et plus orientées vers la résolution de problèmes simples. Aux grands plans d’ajustement structurel dont les conditionnalités incluent les tarifs douaniers, la protection de l’environnement, les droits des femmes, la privatisation des entreprises publiques en contrepartie d’aides financières aux gouvernements, il faut substituer une approche de bas en haut, tirée des besoins locaux, les plus proches possibles des gens qu’il s’agit d’aider. Les succès du développement des 50 dernières années ont été dûs à des facteurs internes, pas à l’aide internationale au développement, et ont pris des formes variées et adaptées aux circonstances locales. Les formes d’aide qui ont eu du succès ont été celles qui se limitaient à des ambitions modestes.

La logique que recommande Easterly est probablement bonne, mais est-elle plausible? Dès lors que l’aide existe, il y aura de grandes bureaucraties irresponsables pour la distribuer, qui seront victimes de toutes les pathologies des bureaucraties irresponsables; et on peut difficilement imaginer les gouvernements qui la versent renoncer à en faire un instrument d’exercice de leur puissance. Easterly critique les utopistes, mais il est lui-même un peu utopiste, en espérant un monde d’institutions chargées du développement responsables. Il y a des situations dans lesquelles il est tout simplement impossible de ne pas agir. Dans ces cas-là, on fait nécessairement des erreurs, et on passe beaucoup de temps à chercher ensuite à les corriger, quitte à devoir agir de nouveau par la suite et provoquer de nouveaux problèmes. Sauver un gouvernement dont les dirigeants sont corrompus de la faillite, mener une opération militaro-humanitaire dans un pays n’est que rarement le fruit d’une décision délibérée mais le fruit des circonstances. Easterly semble parfois expliquer que si des erreurs autrefois n’avaient pas été commises, on se porterait mieux aujourd’hui. Certes, mais est-ce une raison pour ne rien faire aujourd’hui? C’est la limite de la posture critique que choisit l’auteur. Mais ce n’est pas, finalement, si génant, car le but du livre est ailleurs.

Il est en fait destiné premièrement à tous les anciens collègues d’Easterly, tous ces gens qui constituent la communauté du développement, tous ceux qui, parce qu’ils ont de grandes ambitions et de nobles intentions, sont totalement incapables de se remettre en question. Quand allez-vous cesser de recommencer toujours les mêmes erreurs, assises sur les mêmes présupposés? semble leur dire l’auteur. Et pour que le message rentre bien, il utilise toute la puissance de feu dont il dispose.
C’est comme cela qu’il faut comprendre ce livre, plus que comme un manuel décrivant ce qu’il faut faire pour le développement. L’auteur recommande régulièrement de ne pas oublier qu’il n’existe pas de solution toute faite, que même les “petites solutions” ne doivent pas être prises comme un plan général d’action, car il n’y a pas de plan général d’action pour résoudre le problème de la pauvreté et du sous-développement. C’est un livre qui veut indigner, informer, sur le second scandale du sous-développement : l’inefficacité persistante de l’aide, la tyrannie des bonnes intentions. Easterly est le grand démystificateur d’un monde du développement qui cultive beaucoup plus souvent l’autosatisfaction que l’autocritique, et pour lequel les bons sentiments tiennent lieu de bonnes politiques. Dans ce sens là, son livre est une lecture indispensable – et aucun lecteur n’en sortira indemne.

Alexandre Delaigue
06/04/2006

William Easterly, The White Man’s Burden. , Penguin Press, 2006 (24,56 €)

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