N’enterrons pas IS-LM

Dans sa chronique de samedi dernier, Eric Le Boucher s’intéresse à des scénarios possibles pour l’économie mondiale; au passage, il affirme que selon “les économistes” pensent que nous sommes entrés dans une ère nouvelle, caractérisée par la mondialisation, la fin de l’inflation, et un excès mondial d’épargne; il cite à ce sujet le conseiller économique du président américain, Ben Bernanke. Comme toujours, lorsqu’une phrase commence par “les économistes” et suggère qu’ils sont tous d’accord, il y a certainement là un débat qui fait rage et sur lequel il y a beaucoup d’opinions discordantes. Sur ce sujet, la question est par exemple de savoir s’il y a effectivement excès d’épargne ou insuffisance d’investissement, due au contrecoup des excès d’investissements des entreprises lors de la bulle internet. Mais surtout, il ne faut pas négliger les questions monétaires. Et si tout simplement, le monde connaissait un excès de liquidité? C’est là qu’intervient le modèle IS-LM.

 

Ceux qui veulent une version complète du fonctionnement du modèle peuvent se référer par exemple à cette page. The Economist a consacré cette été un article (€) à la description de la façon dont IS-LM constitue aujourd’hui un très bon modèle décrivant le fonctionnement de l’économie mondiale. Reprenons tout cela. Le modèle IS-LM (voir graphiques ci-dessous ou dans la faq citée plus haut) constitue une description schématique d’une économie à l’équilibre, sur un graphique mettant en relation le niveau du PIB (Y) avec le taux d’intérêt (r). La courbe IS décrit les combinaisons de taux d’intérêt et de revenu national qui équilibrent le marché des biens et services. Elle est décroissante, car une hausse des taux d”intérêt réduit la demande globale (en réduisant l’investissement et la consommation) et de ce fait le produit national. Essayons d’appliquer ce modèle à l’économie mondiale (au lieu de se contenter, comme traditionnellement, d’une économie nationale).

La courbe LM représente les niveaux de taux d’intérêt et et revenu national qui équilibrent le marché de la monnaie; Elle repose sur les portefeuilles d’actifs des agents; elle est croissante. En effet, supposons que le revenu national augmente; cela élève la demande de monnaie (pour effectuer ces transactions supplémentaires); à offre de monnaie constante, cela provoque la hausse du taux d’intérêt, jusqu’au point ou les agents économiques préfèrent détenir des titres plutôt que de la monnaie (qui ne rapporte aucun intérêt), libérant celle-ci pour effectuer des transactions. Le point d’intersection entre les courbes IS et LM est le seul niveau de revenu national et de taux d’intérêt pour lequel marchés des produits, et marchés financiers sont simultanément à l’équilibre; si l’on ne se trouve pas à cette intersection, le comportement des agents va rapprocher l’économie de ce point. Nantis de notre modèle, nous pouvons examiner la thèse de l’épargne excessive au niveau mondial. Selon le modèle IS-LM, un excès d’épargne (ou une insuffisance d’investissement) devrait déplacer la courbe IS vers la gauche, réduisant le taux d’intérêt et le revenu national (schéma de gauche sur le graphique suivant, extrait de l’article de the economist).

Or, il est fort peu probable que ce scénario soit le bon. Depuis une dizaine d’années, jamais la croissance mondiale n’a été aussi forte; cette année, elle est prévue à plus de 3%, malgré l’explosion des prix du pétrole et ses effets récessifs. Examinons par contre la seconde hypothèse, celle d’un excès de liquidité au niveau mondial, poussée par les banques centrales. Dans ce cas (schéma de droite) la courbe LM se déplace vers la droite, abaissant les taux d’intérêt et élevant le produit national. Ce scénario est beaucoup plus compatible avec la conjoncture mondiale que celui d’un excès mondial d’épargne. L’économie mondiale connaît un excès de liquidité, avec des banques centrales en Europe, aux USA, et au Japon, menant des politiques expansionnistes depuis un bon moment; cette liquidité doit bien aller quelque part. Elle va se porter sur les titres, élevant leur demande jusqu’au point où leur rendement est assez faible pour que les agents acceptent de détenir des liquidités. Au passage d’ailleurs, The Economist note que les deux thèses ne sont pas incompatibles : excès d’épargne et excès de liquidité peuvent contribuer au maintien à un bas niveau des taux d’intérêt.

Quelle peut être la validité de cette explication, fondée sur un modèle que les économistes n’exposent plus qu’à leurs étudiants à titre pédagogique, et dont tout le monde est d’accord pour dire qu’il est trop simpliste? c’est que ses défauts, lorsqu’il est adapté à l’économie mondiale actuellement, deviennent des qualités. Comme nous l’évoquions dans le descriptif cité plus haut, le premier défaut de ce modèle est de ne s’appliquer qu’en économie fermée, qui n’effectue pas de transactions avec l’extérieur; c’est le cas bien évidemment de l’économie mondiale dans son ensemble. Son second défaut est d’être fondé sur une hypothèse de prix fixes (le modèle devait être complété plus tard par une version naive de la courbe de Phillips, supposant que les agents économiques sont perpétuellement dupés par l’inflation; l’incapacité du modèle à expliquer la stagflation des années 70 avait largement sonné le glas du modèle IS-LM). Or, le monde actuel, caractérisé par une concurrence forte tirée par l’entrée de nouveaux pays sur le marché mondial, est un monde d’inflation faible. Dans ces conditions, IS-LM redevient un modèle pertinent. Plutôt que de s’inquiéter des conséquences du rééquilibrage d’un excès d’épargne, ne faudrait-il pas se demander ce qui se passerait si les banques centrales devaient à nouveau lutter contre l’inflation, et de ce fait restreindre l’offre de liquidité?

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Alexandre Delaigue

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10 Commentaires

  1. En fait, je voudrais juste une explication sur un passage de la chronique que vous citez et qui m’a interpellé :

    Eric le Boucher écrit : "la baisse du dollar fera grimper l’inflation".

    Pourriez vous m’expliquer pourquoi ? En espérant que ce ne soit pas trop idiot…

  2. largo: Eric Le Boucher fait référence à l’inflation aux USA qui augmenterait avec la baisse du dollar, ce qui est normal car si le dollar baisse ils devront en donner plus pour payer leurs importations. Sinon, en Europe, ça aurait plutôt l’effet inverse, une baisse du dollar réduit l’inflation, ne serait-ce que parce qu’on paye le pétrole en dollars.

    J’ai bon?

  3. A noter qu’avec le peg entre l’USD et le Yuan, a priori la valeur ajoutee produite en Chine et importee aux USA ne va pas participer a cet effet inflationiste. Ceci dit, personne ne sait ce que fera la banque centrale chinoise (qui maintiens le peg) en cas de devaluation significative de l’USD.

    Laurent

  4. Ca bouge dans l’enseignement superieur francais de l’economie :

    http://www.liberation.fr/page.ph...
    "Economiste, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Thomas Piketty a été désigné par Dominique de Villepin pour diriger la future Ecole d’économie de Paris. Dotée au départ de 10 millions d’euros, premier «pôle de recherche et d’enseignement supérieur» dont le projet de loi sur la recherche prévoit la création, elle ouvrira un campus boulevard Jourdan à Paris, et associera l’Ecole normale supérieure, l’EHESS, l’université Paris-1, les Ponts et Chaussées, le CNRS et l’Inra. […]"

    Laurent

  5. Laurent : Merci pour l’info.
    C’est pas inintéressant si ça aboutit à une fusion plus ou moins effective du Delta (labo d’économie de l’EHESS)et de Paris I. Dans ce cas, on aurait bien les deux meilleurs pôles d’économie de France réunis (peut-être Toulouse mis à part, qui doit venir s’intercaler quelque part dans le tiercé). Mais il ne faut pas être naïf. D’une part, les liens existent déjà entre les deux. D’autre part, il sera difficile de "fusionner" (j’emploie le terme par défaut), dans la mesure où le pôle est un emplâtre sur des structures de fonctionnement au demeurant assez inertes. Je veux dire par là qu’il ne suffit pas de dire que maintenant tout le monde est copain avec tout le monde pour supprimer les basses questions de budgets, de pouvoir et d’ego (en plus, je ne sais pas vraiment ce que les 10 millions d’euros représentent à l’échelle des budgets de fonctionnement des différentes structures ainsi regroupées, mais probablement pas énorme).
    Enfin… maintenant que le projet est lancé, j’espère que ça débouchera sur quelque chose de positif. Je m’interroge cependant sur le choix de Piketty. J’apprécie son boulot, comme presque tout le monde. Mais j’aurais aimé qu’on ne l’incite pas à glisser encore un peu plus dans le "para-recherche". Franchement, depuis des années, vu son âge, je trouve que c’est dommage qu’il ne passe pas plus de temps à faire des publis. Je rappelle qu’il a 34 ans. Ca ne veut pas dire qu’il ne puisse assumer des fonctions administratives avec compétence. Mais en raisonnant comme un économiste, il me semble qu’un principe ricardien de base (que je vous laisse deviner) suggérerait plus de temps passé à faire de la recherche. Enfin, moi j’dis ça, j’dis rien, hein…
    Ce qui serait drôle, ce serait un mastère commun. Ca donnerait un truc cohabilité par une rallonge monstrueuse d’institutions (ce qui est déjà plutôt le cas de celui du Delta, avec ENS-X-EHESS-ENSAE et j’en oublie… Rien que ça, ça donne une idée des risques liés à une telle structure.

    Remarque : le lien vers Libé n’est apparemment pas le bon.

  6. Oops, lien corrigé :

    http://www.liberation.fr/page.ph...

    A noter que tout travail administratif peut se déléguer et que le risque d’une administration a l’opposé des chercheurs est bien réel. Donc une solution optimisée pourrait être de donner la direction à un chercheur brillant qui ne garderait (de lui même) qu’un pouvoir de controle a posteriori et d’arbitrage en dernier recours. Bien sur si le chercheur veut tout controler, s’il n’en a pas les capacités le public perdra l’institution et le travail de recherche du chercheur, si ca se passe bien, le public gagnera une institution plus efficace dans ses recherches, en échange de la perte des travaux du chercheur en question.

    Laurent

  7. "L’économie mondiale connaît un excès de liquidité, avec des banques centrales en Europe, aux USA, et au Japon, menant des politiques expansionnistes depuis un bon moment; cette liquidité doit bien aller quelque part. Elle va se porter sur les titres"

    Reste a savoir pourquoi la demande se porte plus sur les titres que sur les biens. Dans les années 70 les liquidités partaient dans les salaires et dégénéraient en inflation. Aujourd’hui, les banques les pretent aux riches qui achetent des maisons.
    Alors avec des marchés du travail et des biens plus liquides on éviterait tous les problemes ? Je n’y crois pas un seul instant, l’argent gratuit est gaspillé et on le payera tot ou tard n’en déplaise à Le Boucher.
    Les Bernanke & co ("nous avons une arme secrete, la planche à billet") m’ont rendu monétariste.

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