let’s talk about sex

J’avais intialement prévu d’aborder les négociations de l’OMC à Hong Kong; mais finalement, constatant que le sujet a été abondamment traité dans la presse, et soucieux d’élargir un peu le public de ce blog, je me suis dit que pour changer un peu, il fallait parler de quelque chose qui intéresse tout le monde : le sexe.

Ce midi, en discutant avec des collègues, la conversation en est venue à évoquer des questions de moeurs. Un collègue, notamment, s’étonnait du nombre d’interventions volontaires de grossesse qui se déroulent chaque année en France, nombre qui reste élevé et stable depuis un bon nombre d’années, alors même qu’entretemps, l’accès à la contraception n’avait fait qu’augmenter. Comment expliquer que la contraception ne réduise pas le nombre d’IVG?

Je lui ai expliqué alors que ce paradoxe n’était pas forcément difficile à comprendre d’un point de vue d’économiste. S’il faut en croire Robert Aumann, lorsque quelqu’un demanda à James Tobin de définir l’économie en un seul mot, celui-ci répondit : “incitations”. Pour comprendre l’effet de la contraception, il faut raisonner en termes d’incitations.
Avoir un rapport sexuel présente un certain nombre d’avantages, mais a un prix. Ce prix est un risque : le risque d’attraper une maladie sexuellement transmissible, le risque que le rapport sexuel entraîne une grossesse non désirée. La contraception réduit ce risque, donc le prix d’un rapport sexuel. Or, lorsque le prix d’une chose tend à baisser, la demande de cette chose tend à augmenter – ce qui en l’occurence, signifie que la prise de contraception a tendance, toutes choses égales par ailleurs, à augmenter le nombre de rapport sexuels des personnes qui l’utilisent.

Au bout du compte, l’effet de la contraception sur le risque global d’avoir une grossesse non désirée est double. D’un côté, la contraception réduit indiscutablement la probabilité qu’un rapport sexuel entraîne une grossesse non désirée; mais il faut bien noter que cette probabilité ne se trouve pas amenée à zéro. Il existe toujours un risque faible d’échec de la contraception, le plus souvent pour des raisons accidentelles (par exemple, oubli de pilule contraceptive, préservatif déchiré).
Dans le même temps, l’augmentation du nombre des rapports sexuels tend à élever le risque de grossesse non désirée. cet effet vient contrer le premier. Au bout du compte, en prenant en compte ces deux effets, nous ne pouvons pas a priori savoir si la contraception va augmenter ou réduire la fréquence des grossesses non désirées. Il faut noter dans un premier temps que certes la réduction de risque de grossesse liée à la contraception est moins forte qu’on pourrait le penser, pour une raison simple : la probabilité qu’un rapport sexuel aboutisse à une fécondation est, dans l’espèce humaine, extrêmement faible. Même un jeune couple ayant des rapports sexuels au maximum de ses capacités n’a que 28% de chances d’obtenir une fécondation par cycle ovarien. Pour un rapport sexuel quelconque (c’est à dire, pendant ou hors période d’ovulation), sans contraception, la probabilité est inférieure à 5%. En d’autres termes, certes la contraception amène à un niveau très faible le risque de grossesse; mais la diminution de risque liée à la prise de contraception n’est pas aussi grande qu’on pourrait le penser.

Reste à connaître l’autre variable : de combien la fréquence des rapports sexuels est-elle augmentée par la diffusion de la contraception? Très difficile à dire, mais l’économiste peut apporter sa réponse : toutes choses égales par ailleurs, si les gens sont rationnels, la fréquence des rapports sexuels devrait augmenter jusqu’au point ou le risque de grossesse non désirée sera revenu au même niveau que sans contraception (application du principe d’équivalence pour définir un équilibre). Ce résultat semble correspondre (pour ce qu’un examen rapide sur google m’a semblé indiquer) aux faits : la proportion d’IVG par femme est restée assez stable en France depuis la légalisation de celles-ci. Ce qui semble indiquer que l’existence de la contraception est une amélioration au sens de Pareto : à nombre d’IVG constant, elle permet aux gens d’avoir des vies sexuelles plus épanouies.

Plus épanouies, c’est vite dit, diront les esprits chafouins. Cette augmentation de la fréquence des rapports sexuels n’a-t-elle pas pour conséquence une amplification des maladies sexuellement transmissibles? Pas forcément. Comme l’a indiqué il y a quelques années Steven Landsburg, l’augmentation de la fréquence des rapports sexuels (et du nombre de partenaires) peut fort bien réduire la diffusion des maladies sexuellement transmissibles. Le mécanisme est bien connu des économistes, il s’agit de la sélection adverse. Supposons que très peu de gens aient beaucoup de partenaires sexuels. Il est fort probable que les MST seront très répandues dans cette petite population. Et qu’une personne, cherchant un partenaire sexuel pour un soir, a de fortes chances de tomber sur un membre de cette population. Supposons par contre que des gens ayant un faible niveau de risques (parce qu’ils ont peu de partenaires différents) décident d’augmenter leur nombre de partenaires. L’entrée de ces gens dans l’offre améliore la qualité de celle-ci – en réduisant le niveau de risque moyen lié au fait d’avoir un partenaire d’un soir. Landsburg en conclut même à la nécessité de subventionner les préservatifs, qui sur le “marché” des conquètes d’un soir risquent fort d’être sous-utilisés (voir l’article pour le détail des raisonnements).

Vous n’y croyez pas? Vous pensez que l’abstinence est la meilleure façon de réduire le risque de maladie sexuellement transmissible? Perdu!. Aux USA, une étude faite sur 20 000 jeunes, menée depuis 1995, a montré que la prévalence des maladies sexuellement transmissibles était non significativement différente chez les jeunes prenant des engagements de virginité jusqu’au mariage et chez ceux qui ne prenaient pas de tels engagements. La raison en est simple : bon nombre de ceux qui prennent ce genre d’engagement a tendance à le rompre en essayant d’adopter des pratiques sexuelles “préservant la virginité” (sans entrer dans les détails) qui sont des pratiques plus risquées que de banals rapports sexuels. Même sur un marché virtuel comme celui des rapports sexuels non rémunérés, il est bien difficile d’échapper à la loi de l’offre et de la demande, au mécanisme des prix, et au principe d’équivalence.

Jusqu’à un point d’ailleurs qu’on ne soupçonnerait pas. Comme l’indique le dernier article de Steven Levitt dans le New York Times, de nombreux travaux vont dans le sens de ce raisonnement en termes de prix. Par exemple, la différence de prix entre rapports sexuels protégés et non protégés a été évaluée; le sexe a un prix, et le sexe à risques a un prix plus élevé. Plus surprenant encore : une étude semble montrer le résultat suivant : le fait d’avoir un membre de sa famille touché par le Sida est, chez les hommes, négativement corrélé avec le fait d’exprimer des préférences homosexuelles. C’est très surprenant, dans la mesure ou l’opinion la plus fréquente des scientifiques est de considérer que les préférences homosexuelles sont innées, ce qui est incompatible avec ce résultat (il devrait y avoir soit une corrélation positive, soit aucun effet). Une façon d’expliquer ce résultat serait de considérer que la crainte du Sida aurait pu modifier le comportement des gens, jusqu’à modifier leurs préférences sexuelles. A l’appui de cette hypothèse, les femmes dont un membre de la famille a été victime du Sida sont deux fois plus enclines à avoir eu des rapports sexuels avec des femmes que la population dans son ensemble au cours des 5 années durant lesquelles s’est déroulée l’étude. La crainte aurait alors modifié, à la marge, les comportements de certaines personnes. Les gens, dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres, réagissent aux incitations.

Les commentaires sont ouverts.

Share Button

Alexandre Delaigue

Pour en savoir plus sur moi, cliquez ici.

13 Commentaires

  1. AD : « toutes choses égales par ailleurs, si les gens sont rationnels, la fréquence des rapports sexuels devrait augmenter jusqu’au point ou le risque de grossesse non désirée sera revenu au même niveau que sans contraception (application du principe d’équivalence pour définir un équilibre) »

    Ah non, je ne trouve pas ça.
    Supposons que l’utilité d’un individu soit définie de la façon suivante :
    U(N)=(N^(1-s))/(1-s) s’il n’y a pas de grossesse non désirée, et
    U(N) –C s’il y a une grossesse non désirée, où
    s est un paramètre positif (différent de 1), C est le coût positif en cas de grossesse non désirée, et N est le nombre de rapports sexuels.
    Supposons maintenant que la probabilité P d’occurrence d’une grossesse soit (pour simplifier) fonction linéaire du nombre de rapports : P(N)=aN avec a>0
    Dans ces conditions, une diminution de « a » suite, par exemple, aux progrès de la contraception, doit être compensée par une augmentation d’un même facteur de N pour que P soit identique. Or, comme vous allez le voir, ce n’est pas le cas.
    L’individu maximise sont espérance d’utilité :
    P(N)(U(N)-C) + (1-P(N))U(N) = U(N)-P(N)C
    L’utilité espérée est maximale si
    U’(N)-P’(N)C=0,
    Soit, avec nos spécifications :
    N^(-s) – aC = 0
    On peut donc définir la fonction de demande de rapports sexuels :
    N(a, C) = (aC)^(-1/s)
    Voyons donc si une diminution de « a » provoque une augmentation de N d’une même proportion. Pour cela, multiplions « a » par le scalaire b compris entre 0 et 1
    N(ba, C) = (baC)^(-1/s)
    Nous voyons bien que le rapport entre les deux demandes est
    N(a,C)/N(ba,C) = b^(1/s)
    Qui est différent de b.
    Si vous remplacez la fonction d’utilité que j’ai donnée par une fonction logarithmique, alors vous retrouverez votre résultat d’équivalence, mais ce n’est qu’un cas particulier.

  2. "Comment expliquer que la contraception ne réduise pas le nombre d’IVG?"

    Heu, c’est tout simple, la plupart des IVG sont le fait de jeunes femmes n’ayant pas (ou mal) utilisé des moyens de contraception. A quoi ça rime ce fatras économique sur l’incitation, le nombre de rapports sexuels et sur l’accès aux préservatifs alors que la résistance à la contraception est avant tout de source culturelle et psychologique?

    http://www.msss.gouv.qc.ca/sujet...
    http://www.infoforhealth.org/pr/...

  3. D’où tenez-vous que "l’opinion la plus fréquente des scientifiques est de considérer que les préférences homosexuelles sont innées" ? Il me semblait plutôt qu’au vu de la complexité du phénomène, il n’y avait encore aucun consensus.
    D’autre part, en quoi une homosexualité innée serait-elle "incompatible
    avec ce résultat (il devrait y avoir soit une corrélation positive, soit aucun effet)" ? Quid du refoulement ?

  4. Plus précisément, le nombre de grossesses non désirées a bien diminué en France suite à la plus grande facilité d’accès à des moyens de contraception (46% en 1975 contre 33% maintenant). Mais parmi ces grossesses non désirées (essentiellement dûes à la non utilisation de contraceptifs), il y a plus d’IVG qu’autrefois (40% en 1975 contre 60% maintenant). Rien (ou alors très peu) à voir avec l’augmentation de la fréquence des rapports sexuels.

  5. @belgo : (vous êtes un grand malade). Mais vous avez raison : la condition d’équilibre dépend crucialement de la forme de la fonction d’utilité. Néanmoins, si celle-ci est connue, on peut déterminer un équilibre (ou déduire de l’équilibre constaté la forme de celle-ci).

    @Damien : lisez donc l’article du NYT.

    @vulgos : Si le nombre de rapports sexuels est constant dans une population, et même si une fraction de la population utilise mal ou pas les contraceptifs, le nombre de grossesses non désirées doit diminuer au fur et à mesure que la contraception est diffusée. C’est un calcul assez basique. Si ce n’est pas le cas, c’est nécessairement que le nombre des rapports sexuels augmente, ou que la contraception ne sert à rien. Sinon, c’est 46% et 33% de quoi?

  6. J’ai lu l’article; il est sexy, il pose des questions, mais il n’est certainement pas sexe! Pour se qualifier comme article sexe, il faudrait qu’il soit plus fouillé, si je puis me permettre cette remarque licencieuse!

  7. Damien et Alexandre : il me semble me souvenir d’un 60%-40% ou 40%-60% concernant le partage génétique-culturel, que Fukuyama citait en guise d’estimation moyenne des spécalistes du sujet. Mais, était-ce bien sur ce thème ? A vérifier.

  8. @SM : Je crois que Fukuyama, après consultation de divers travaux, aboutissait à l’idée d’une explication par des variables biologiques non héréditaires (des phénomènes hormonaux pendant le développement embryonnaire). Les explications du type x% héréditaire et y% "le reste" portent en général sur la variance expliquée, pas sur un déterminisme strict. De toute façon, que l’on considère des facteurs environnementaux ou héréditaires, le fait d’appartenir à la même famille doit dans les deux cas conduire à une corrélation positive, à un résultat non concluant, mais pas à une corrélation négative.

  9. Vrai. J’ai employé le terme "génétique" de manière inexacte. C’est effectivement des histoires d’hormones mâle-femelle.

  10. "l’opinion la plus fréquente des scientifiques est de considérer que les préférences homosexuelles sont innées" ???

    Ahem … les phrases qui commencent par "l’opinion la plus fréquente des économistes libéraux est …" vous dérangent, non ? Le plus souvent, c’est un ramassis d’idéologie et de théorie économique mal comprise et vieille de 30 ans qui suit, non ? Vous êtes les premiers à hurler contre les généralisations hasardeuses de gens non compétent, non ?

    Ben là, c’est pareil. Que dans les années 60, on pensait ça, peut-être. Mais ça fait bien longtemps que plus grand monde de sérieux ne croit au gêne de l’homosexualité. Un peu de "Queer studies" ne fait pas de mal.

    LSR

  11. Alexandre: "le nombre de grossesses non désirées doit diminuer au fur et à mesure que la contraception est diffusée."

    C’est ce que je dis. C’est bien le cas. 46% des grossesses étaient des grossesses non désirées en 1975, il n’y en a plus que 33% de nos jours. Donc, rapports sexuels constants. La stabilité des IVG au total s’explique par l’augmentation des IVG sur les grossesses non désirées. En bref, il y a moins de grossesses non désirées, mais quand il y en a, ça finit plus souvent qu’avant en IVG.

    http://www.doctissimo.fr/html/do...

    Et puis, comment peux-t-on soutenir sérieusement qu’on nique plus souvent de nos jours que dans les années "flower power"? 🙂

  12. @ LSR : moi je suis gentil, quand je dis un truc je dis d’ou je le sors, en l’occurence, de l’article cité; sinon, l’état de l’art est bien résumé ici :
    pinker.wjh.harvard.edu/ar…
    Au passage d’ailleurs, dans les années 60, l’explication devait plutôt être du genre "mère absente" ou "papa qui donnait des fessées" amha.

    @vulgos : OK. et en effet, fréquence des rapports quasi maintenue d’après ce lien (assez étonnant quand même… et surtout dommage 🙂 ).

  13. Alexandre: "(assez étonnant quand même… et surtout dommage 🙂 )."

    Remarque, si t’as crû qu’il y avait effectivement augmentation des rapports sexuels, c’est tout à ton honneur, veinard. 🙂

Commentaires fermés.