Dans son éditorial du 16 janvier (€), P. Krugman évoque les défauts du système de santé américain (ainsi que l’idée selon laquelle les propositions du gouvernement Bush vont amplifier ceux-ci) au travers d’un exemple assez étrange.
L’exemple cité par Krugman est le suivant :
“As the Times series pointed out, insurance companies “will often refuse to pay $150 for a diabetic to see a podiatrist, who can help prevent foot ailments associated with the disease. Nearly all of them, though, cover amputations, which typically cost more than $30,000.”
Ce qui peut se traduire ainsi : comme l’a récemment indiqué le NYT, les compagnies d’assurance (santé) “vont souvent refuser de payer 150$ pour qu’un diabétique visite un podologue, qui peut l’aider à prévenir les affections du pied liées à la maladie. A peu près toutes les compagnies, par contre, couvrent les amputations, qui en général coûtent plus de 30 000 dollars”.
Cetexemple suscite des interrogations. L’article du New York Times auquel Krugman fait allusion explique de façon approfondie les diverses incitations et mécanismes qui conduisent les assureurs-santé à négliger les traitements préventifs mais pas les traitements lourds. L’article évoque l’influence du corps médical, qui privilégie les interventions coûteuses au détriment de traitements préventifs peu rentables; le fait que les assureurs, constatant que les assurés restent chez eux en moyenne 6 ans, ne sont pas très incités à rembourser des actions préventives, espérant que ce sera le prochain assureur qui aura à payer les soins très coûteux, comme les amputations; et de multiples autres dysfonctionnements, qui ne sont d’ailleurs pas l’apanage des assureurs privés, le système public “medicare” étant même le premier à négliger la prévention; l’auteur considère d’ailleurs comme solution au problème que le système public se lance plus nettement dans le remboursement de la prévention médicale, et que les compagnies privées lui emboîteraient le pas.
Mais si le mauvais fonctionnement de l’offre d’assurance-santé est patent et bien décrit, il manque un aspect : le malade le consommateur de soins. Et c’est à ce niveau-là que l’histoire devient franchement étrange. Comme le constate Matthew Kahn, le comportement du malade tel que le décrit cet exemple est difficilement compréhensible. L’histoire nous le présente comme prêt à supporter le risque d’être amputé d’un pied – certes, sans avoir à payer, mais ce n’est pas franchement une opération anodine – pour économiser 150 dollars. Comment justifier un tel raisonnement de la part du malade?
La première hypothèse qui vient à l’esprit est l’hypothèse de la pauvreté; le malade n’a pas les moyens de dégager cette somme. Mais comme le rappelle Matthew Kahn, les contraintes financières ne constituent pas un facteur déterminant expliquant les raisons pour lesquelles certains américains renoncent à faire des études universitaires, si l’on en croit de nombreuses études, faites notamment par James Heckmann; comment expliquer que ces contraintes ne soient pas déterminantes pour payer des études universitaires, qui coûtent bien plus cher qu’une visite chez le podologue, mais le soient pour une visite médicale qui peut éviter une amputation du pied?
Même s’il est clair que les populations concernées sont des populations pauvres, il s’agit de gens qui sont assurés (n’oublions pas qu’un très grand nombre d’américains n’a pas d’assurance-santé). Ce qui signifie qu’ils paient déjà plusieurs milliers de dollars par an pour cela. Il faut considérer également que si la somme de 150 dollars peut paraître élevée, la perspective d’une amputation du pied est suffisamment effrayante pour que l’on cherche tous les moyens, même coûteux, de l’éviter. En d’autres termes, face à un risque pareil, il devrait y avoir un grand nombre de diabétiques se rendant chez le podologue, assurés ou non. Or ce n’est pas le cas.
Ce qui nous conduit à la seconde explication possible : les gens sont mal informés et sous-évaluent le gain (en réduction de risque d’amputation) que leur apporte la visite chez le podologue. Que les gens soient mal informés est une explication très plausible : l’article cité par Krugman décrit un système de santé dans lequel des malades sont baladés d’une institution médicale à une autre, traités trop rapidement, et ne bénéficient pas d’informations très fiables. Ce qui signifie que s’il existait des prescripteurs, donneurs d’informations fiables et dignes de confiance, pour les malades, cela pourrait améliorer les choses. Cet exemple, en tout cas, suggère que les choses ne sont pas simples. Si c’est effectivement l’information qui fait défaut, un système étendant la couverture des malades n’a que peu de chances d’améliorer les choses : il faut dans un premier temps trouver des moyens pour que les malades soient convenablement informés. Mais même dans ce cas, modifieraient-ils leur comportement vers plus de prévention? Ne risqueraient-ils pas de sous-estimer les risques de complications, comme le font par exemple ceux qui continuent de fumer bien que connaissant les risques de cancer?
Cet exemple est l’occasion de nous souvenir que l’économie des soins médicaux est un domaine dans lequel nous avons encore beaucoup à apprendre. Alors même que la demande de soins et les dépenses associées explosent, au point d’imaginer qu’ils représenteront des parts considérables des revenus nationaux des pays développés d’ici quelques années, nous ne comprenons que très imparfaitement les déterminants de la demande de soins médicaux. Un modèle économique est souvent utilisé sur ce sujet : l’aléa moral.
L’idée d’aléa moral, c’est l’idée que lorsque nous sommes assurés contre un certain type de risque, nous modifions notre comportement de façon mauvaise. Si mon assurance auto rembourse en totalité mon pare-brise cassé, alors, je ne serais pas très incité à réparer le petit éclat qu’il y a dans un coin, alors même que cette réparation me coûterait quelques euros, et qu’un pare-brise à remplacer si l’éclat s’agrandit coûterait beaucoup plus. Si quand je suis malade et absent de mon travail, l’assurance-maladie me paie mon salaire, je suis incité à rallonger mes périodes d’arrêt-maladie pour me reposer ou repeindre mon appartement. Si je paie un prix forfaitaire pour manger à la cantine, je mangerais plus que si je dois payer chacun de mes plats. Les exemples de ce problème d’aléa moral sont nombreux. La solution à l’aléa moral est simple : il faut qu’autant que possible, le consommateur y soit en partie de sa poche en cas de dépense à effectuer. C’est pour cela que les contrats d’assurance comprennent des franchise par exemple.
Et c’est cette idée qui est à la base de beaucoup de réformes des systèmes de santé visant à limiter l’expansion de leurs coûts. Le dernier (en date) plan de réforme de la sécurité sociale en France comprend par exemple une mesure imposant aux français de payer de leur poche un euro à chaque visite chez le généraliste (interdisant même aux mutuelles complémentaires de prendre en charge ce coût). On est dans l’optique de l’aléa moral : les gens doivent payer une partie de leurs soins, sans cela, ils vont trop en consommer parce que c’est “gratuit”. C’est aussi l’idée sous-jacente dans le fait d’imposer aux malades de payer eux-mêmes les traitements peu coûteux aux USA; Ne pas leur rembourser leurs visites chez le podologue “garantit” que les visites qui seront faites chez ce spécialiste le seront à bon escient : un remboursement excessif risquerait de conduire à des visites de complaisance. C’est aussi la base des réformes envisagées par le gouvernement Bush, visant à créer des comptes d’épargne-santé défiscalisés que les gens alimenteraient et dans lesquels ils pourraient piocher pour payer leurs soins médicaux.
Ce raisonnement est très intuitif et logique : le problème, c’est qu’il ne fonctionne pas. Comme l’expliquait Malcolm Gladwell dans un excellent article sur le sujet, beaucoup d’études ont cherché à mettre en évidence l’aléa moral en matière médicale, l’idée selon laquelle le remboursement des soins conduit les malades à trop consommer – mais sans succès. Et c’est somme toute assez logique. Bénéficier d’un arrêt-maladie de complaisance peut être agréable, de même que prendre trois desserts dans une cafeteria à repas forfaitaire; mais peu de gens vont chez le médecin par plaisir : ils y vont par nécessité, quand ils ont un problème de santé à résoudre. Si le prix des soins médicaux augmente, ce n’est pas parce que les gens sont trop remboursés : c’est parce qu’il existe de plus en plus de techniques permettant de soigner les gens, et de plus en plus de gens susceptibles de bénéficier de soins (notamment avec le vieillissement de la population).
Ce qui est exact, par contre, c’est que lorsque le remboursement des soins médicaux diminue, les gens consomment effectivement moins de soins qu’avant; mais ils réduisent toutes leurs consommations médicales de la même façon, les bonnes comme les mauvaises. C’est comme cela qu’on se retrouve avec des aberrations, comme des gens obligés d’être amputés du pied pour 30 000 $ parce qu’ils ont évité de dépenser 150 dollars. Faut-il en conclure pour autant, comme le font beaucoup d’observateurs américains de leur système de santé, qu’un système de remboursement universel est préférable?
Pas si vite. Car si le modèle de l’aléa moral, qui gouverne de près ou de loin toutes les réformes des systèmes de santé, ne fonctionne pas, il en est un autre qui fait des ravages : c’est le modèle qu’on pourrait appeler du “docteur Knock”, du nom de ce célèbre personnage créé par Jules Romains (et immortalisé par Louis Jouvet) dont la simple arrivée dans un village conduit chaque habitant à se découvrir “malade qui s’ignore” et à entreprendre un traitement médical. Jules Romains ne s’en doutait probablement pas, mais de nombreuses études tendent à démontrer que la hausse du nombre des médecins dans une région tend à augmenter les dépenses médicales, sans amélioration notable de la santé des habitants. Il en ressort l’impression qu’une bonne partie de la consommation médicale est faite en pure perte – c’est à dire qu’elle n’améliore pas particulièrement l’état de santé des gens – mais sans que l’on puisse vraiment identifier la partie inutile des soins. Le modèle économique sous-jacent ici est le modèle principal-agent : l’asymétrie d’information entre médecins d’une part, patients et organismes de remboursement d’autre part, élève le niveau des dépenses de santé. Dans le même temps, comment reprocher aux médecins de ne pas regarder à la dépense lorsqu’il s’agit de la santé des patients, même si le gain potentiel des soins prodigués est faible au regard de leur coût?
Le fait est que la santé n’est pas un marché qui fonctionne comme les autres. Lorsqu’on dit cela, on a tendance à penser qu’une intervention publique est sensée corriger les échecs du marché : mais comment la déterminer? Quels sont les soins qui devraient faire l’objet d’un remboursement public? Comment définir l’équité en matière de santé, alors même que les progrès de la génétique aboutiront probablement bientôt à connaître les risques – et les perspectives de coût futurs – des individus dès leur naissance? Si les progrès de la médecine permettent de rallonger la vie, qui décidera de ceux qui ont le droit d’en bénéficier : les gouvernements, les médecins, les assureurs, le mécanisme du marché?
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