Les allocations familiales sous conditions de ressources et l’avenir de l’État providence

crisep

Le débat sur l’éventuel conditionnement aux revenus des allocations familiales passe à côté d’un élément important.

Du point de vue de la justice sociale, il ne semble pas aberrant de distribuer des allocations plus élevées à ceux qui ont les revenus les plus faibles. C’est une règle qui relève du bon sens commun, pour beaucoup (de droite, comme de gauche). Certains s’opposent à la mesure pour des raisons natalistes, dont les justifications sont discutables (décide-t-on de faire un enfant de plus pour quelques dizaines d’euros par mois, notamment quand on a un revenu correct ?). D’autres soulignent que l’argument de la redistribution est fallacieux, dans la mesure où les cotisations étant proportionnelles au revenu, l’universalité des prestations n’est pas un frein à la redistribution. Pour un nombre d’enfants identique, le couple le plus riche paie plus de cotisations.

Ce dernier raisonnement n’est pas dénué de bon sens lui aussi, mais il est limité. Moduler les prestations est une façon de modifier le caractère redistributif du dispositif. Si le but du gouvernement est de réduire les dépenses en préservant les plus modestes, la mesure se tient. Elle se tient d’autant plus en ces temps de stress à la hausse des prélèvements, il vaut mieux, psychologiquement (et uniquement sur ce plan) réduire les prestations qu’augmenter les prélèvements.

L’État providence, en dépit du temps qui passe, continue à souffrir de la triple crise que Pierre Rosanvallon avait diagnostiquée en 1981, dans un ouvrage de référence. Une crise financière, une crise d’efficacité et une crise de légitimité. Pour les finances, je crois que les choses sont assez claires. La crise d’efficacité porte sur le fait qu’en dépit de moyens croissants accordés, la protection sociale ne semble pas en mesure d’atteindre de façon satisfaisante certains objectifs jugés fondamentaux (comme réduire la pauvreté à un niveau considéré comme acceptable). Enfin, la crise de légitimité naît de l’idée que la contribution que l’on apporte au système n’est nullement compensée par les prestations reçues, que le système est conçu pour favoriser systématiquement certains groupes sur le dos des autres. La complexité du système (une boîte noire dans laquelle on mesure bien ce qu’on injecte à titre personnel, mais pas ce qui en ressort) et les dispositifs spécifiques, ciblés sur certaines populations, l’entretiennent. Pour ce qui concerne les dispositifs ciblés, ils l’entretiennent tellement que même les bénéficiaires en viennent à éviter autant que possible d’y recourir pour éviter d’être classés dans le camp des parasites (voir le non recours au RSA, dont une partie s’explique ainsi). C’est moche (cibler, en soi, ce n’est pas injustifiable), mais c’est un fait qu’il est difficile de nier.

Dans ce contexte, un certain nombre d’économistes ou sociologues (voir cet ouvrage, par exemple) en sont venus à prôner un système de prestations davantage universel (donc plus basé sur le financement par l’impôt, de fait), notamment pour éviter que les classes moyennes et supérieures aient perpétuellement le sentiment (à tort ou à raison, selon le cas) d’être les vaches à lait d’un système nourrissant les profiteurs. Moduler les allocations familiales selon le revenu ne va pas dans ce sens.

On pourra rétorquer, fort justement, que dans un système financé par des cotisations sociales, conditionner les prestations aux revenus est une forme de fiscalisation déguisée. Si les allocations familiales sont juridiquement financées par les cotisations et non l’impôt (ce qui va changer en grande partie, évidemment), les moduler selon le revenu est une alternative à un changement, plus complexe, de mode de financement. Il me semble que l’argument est valide techniquement. Fiscaliser une prestation (pour faire des économies), de façon traditionnelle, conduit à prendre plus d’un côté et distribuer autant de l’autre ; moduler les prestations à contribution identique, c’est donner moins en prenant autant. En net, c’est pareil. Mais il passe à côté de l’essentiel : la perception d’une boîte noire qui recrache toujours moins pour soi.

De ce point de vue, moduler les allocations familiales selon le revenu pourrait s’avérer tout simplement être un contre-sens historique et un nième mauvais coup pour l’État providence, en accentuant la crise de légitimité. C’est la voie ouverte à une nouvelle baisse du consentement au système, notamment de la part des classes moyennes. Et même si c’est un bricolage budgétaire qui n’est pas le pire qu’on ait pu connaître, les conséquences à moyen et long terme pourraient être négatives.

Add : Bon, j’ai vu vers la fin de la rédaction de ce billet que Guillaume Allegre a écrit ceci il y a deux jours sur le sujet. Si je l’avais lu avant, je me serais abstenu de ce billet, vu que son argument central est le même que le mien, avec certaines choses plus développées. Mais la répétition est pédagogique, dit-on…

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