Le plus beau des modèles

“L’économie est une science pensant en termes de modèles, jointe à l’art de choisir les modèles éclairant le monde contemporain” écrivait Keynes à Roy Harrod durant les années 30. Cette articulation entre science du modèle et art du choix du modèle néglige un aspect : il y a aussi un art d’élaborer de bons modèles économiques.

Qu’est-ce qu’un bon modèle économique? On peut imaginer de nombreux critères mais le principal d’entre eux est probablement un bon rapport entre l’information qu’apporte le modèle et les efforts nécessaires pour élaborer et comprendre celui-ci. Un bon modèle, dans cette perspective, est un modèle simple et riche en information, facile à utiliser et qui permet de découvrir ou de mettre en évidence un résultat non trivial.
Selon ces critères, le meilleur modèle économique est probablement celui de l’avantage comparatif ricardien, qui à partir d’un point de départ extrêmement simple – les différences de productivité entre pays – décrit le commerce entre ces pays, le gain à l’échange, la nature de leur spécialisation, d’une façon précise et impeccablement rationnelle. Le modèle ricardien a cependant un gros défaut (qui est à la fois sa principale qualité) : il est particulièrement contre-intuitif. Ce n’est personnellement qu’au bout d’une dizaine d’années que j’ai pu me dire “ça y est, j’ai vraiment compris le modèle ricardien”. Et aujourd’hui, l’enseigner reste particulièrement difficile. Sans ce caractère parfaitement anti-pédagogique, le modèle ricardien constituerait probablement l’un des meilleurs modèles de toute l’analyse économique.

Alors, voici un exemple de modèle économique remarquable. Ce modèle a été présenté par Schelling dans “Micromotives and macrobehavior” et vise à expliquer la raison pour laquelle la ségrégation spatiale entre  les gens tend à s’installer. La raison invoquée par Schelling est simple : au départ, cela vient de ce que les gens n’aiment pas être entourés de gens “trop” différents d’eux. Mais dépassant cette idée de base, Schelling montre que même si les gens sont peu hostiles aux gens “différents” – s’ils acceptent d’avoir beaucoup de voisins différents, à condition de ne pas se trouver trop en minorité – et qu’il serait possible, de ce fait, de constituer des quartiers très hétérogènes, cette hétérogénéité bien que possible sera extrêmement instable.
Le modèle utilisé par Schelling consiste à représenter une zone géographique sous forme d’un échiquier recouvert de jetons de deux couleurs différentes, censés caractériser deux types de population différentes. Il considère ensuite que les “gens” représentés sur cet équiquier s’intéressent à leurs voisins immédiats et appliquent les règles suivantes : un individu qui a un voisin tentera de déménager si ce voisin est de la catégorie différente, un individu qui a deux voisins voudra qu’au moins un d’entre eux soit comme lui; un individu qui a de trois à cinq voisins en voudra au moins deux comme lui, un individu ayant de six à huit voisins en voudra au moins trois comme lui. On peut vérifier que si au moins 37% de leurs voisins sont “comme eux”, dans ce modèle, les gens ne cherchent pas à déménager, ce qui traduit chez ces gens fictifs une très large tolérance.
Il est possible alors de construire une structure hétérogène dans laquelle les préférences des gens sont satisfaites – personne ne voudra déménager. La structure est la suivante (en plaçant 60 personnes sur l’échiquier, et en considérant que les 4 coins sont vides).

  x o x o x o
x o x o x o x o
o x o x o x o x
x o x o x o x o
o x o x o x o x
x o x o x o x o
o x o x o x o x
  o x o x o x

Ce type de configuration peut-elle survenir dans la réalité? Non, montre Schelling. Cette structure hétérogène est extrêmement instable.  Pour le démontrer, il inflige à cette structure un choc léger en dérangeant l’ordonnancement : il enlève quelques personnes au hasard, laissant des cases vides, remplissant ensuite de façon aléatoire quelques-unes de ces cases. Un dérangement peut par exemple donner :

  x   x o x     o
x x x o   o x o
   x o     x o x
 o x o x o x o
o o o x o o o
x   x x x      o
  x o x o x o
  o   o       x

Dans cette configuration, des gens vont vouloir bouger. En simulant (et en testant l’ensemble avec diverses règles) on arrive au bout du compte à des situations dans lesquelles tous les gens sont satisfaits, mais ces situations équilibrées sont beaucoup plus ségrégatives que la situation initiale. Par exemple, à partir du dérangement ci-dessus on peut arriver à :

   x x   o x x
x x x o o o x x
x x o o       o x
x o    o    o o o
o o o x o o o
   o x x x o o o
      x x x x
o o             x

Nous voyons ici comment à partir de comportements individuels ne visant pas particulièrement à la ségrégation – les gens, après tout, ne veulent même pas être majoritaires dans leur propre zone – on se retrouve dans une situation ou les gens sont placés d’une façon extrêmement homogène. Mais surtout, ce modèle présente une évolution épidémique : un dérangement faible de l’ordre initial crée tout de suite d’énormes déplacements de population et la constitution de quartiers homogènes, alors même que ce n’est pas particulièrement ce que les gens désirent. Ce type d’évolution épidémique a très souvent été rencontré : on a souvent constaté que dans les quartiers de quelques villes, il suffisait d’un choc initial très faible (l’arrivée de quelques membres d’une population particulière) pour changer radicalement et très rapidement toute la population du quartier. Le mécanisme d’agrégation qui résulte des volontés individuelles est ici extrêmement puissant.
Ce modèle présente des limites : par exemple, il ne fait jamais appel à la donnée la plus importante de l’analyse économique, le prix : or le prix des logements, dans la vie réelle, interagira certainement avec ce phénomène (il est fort possible d’ailleurs que les prix conduisent à amplifier ce phénomène en créant des hausses locales, ne permettant qu’aux populations fortunées de s’y installer). Ce modèle par ailleurs ne peut que décrire une division en deux catégories, ce qui ne correspond pas aux villes modernes qui sont organisées en quartiers très homogènes, mais appartenant à plus de deux catégories.
Ce modèle en tout cas montre ce que l’analyse économique peut être : à partir de considérations simples et plausibles sur ce que veulent les individus, montrer comment des phénomènes spontanés vont se mettre en place, comment une auto-organisation s’installe, sans que personne n’aie rien décidé. Lorsqu’un modèle économique met en évidence ce type d’auto-organisation, on peut être certain qu’il y a là une réalité qui vient d’être découverte. Il y a d’autres modèles de ce type (le modèle de Hotelling, décrivant lui-aussi des phénomènes d’auto-agrégation, merite lui aussi d’être abordé tant il est simple et élégant) mais celui-ci, par son côté ludique (essayez de prendre un échiquier et d’observer vous-mêmes comment une telle structure apparaît) a énormément de charme.

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Alexandre Delaigue

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1 Commentaire

  1. We have become accustomed to the idea that a natural system like the human body or an ecosystem regulates itself. To explain the regulation, we look for feedback loops rather than a central planning and directing body. But somehow our intuitions about self-regulation do not carry over to the artificial systems of human society. [Thus] the disbelief always expressed by [my] architecture students [about] medieval cities as marvelously patterned systems that had mostly just «grown» in response to myriads of individual decisions. To my students a pattern implied a planner The idea that a city could acquire its pattern as «naturally» as a snowflake was foreign to them.

    Herbert Simon cité par Vernon Smith (Rationality in economics – Constructivist and ecological forms)

    Un aspect de ce genre de modèle est qu’il est parfois très difficile de prédire l’organisation qui résultera de règles particulières. Par exemple la loi de Newton donne aussi bien des trajectoires elliptiques périodiques pour deux corps que le chaos pour trois corps et plus.

    L’informatique est un outil puissant pour tester le lien entre les règles et l’organisation qui en résulte. V.Smith a introduit l’économie expérimentale (était-il le premier?). Il distingue l’invention de nouvelles règles – qu’il appelle rationalité constructiviste – et la sélection des règles qui marchent – qu’il appelle rationalité écologique. La fractale sur la couverture du bouquin est tout à fait à propos!

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