Le dernier numéro de The Economist consacre un article (€) à un débat concernant le déficit extérieur américain : le mystère de la matière sombre.
Le mystère se présente de la façon suivante. Les Etats-Unis présentent, comme chacun sait, un très fort (et de plus en plus important, voir graphique ci-dessous) déficit de la balance courante, qui se traduit normalement par un endettement extérieur net qui s’accroît.
Source : Macroblog
Or, un phénomène semble aller à l’encontre de cette idée d’un endettement extérieur croissant des USA : le fait que, si l’on en croit les comptes nationaux américains, Le pays reçoit de son patrimoine détenu à l’étranger plus que les étrangers ne reçoivent du patrimoine qu’ils détiennent aux USA. Si l’on observe les flux de revenus du capital, tout se passe donc comme si les USA étaient créditeurs nets vis à vis de l’extérieur, ce qui est incompatible avec la dette nette constatée (2500 milliards de dollars en 2004). Comment l’expliquer?
Deux auteurs ont récemment avancé une hypothèse qui suscite un grand débat : l’explication par la “matière invisible” (dark matter, un terme qui fait référence à un concept en physique utilisé pour expliquer l’écart entre la masse constatée de l’univers et sa masse théorique). Selon eux, si les USA reçoivent plus de leurs actifs à l’étranger, c’est pour une raison simple : leurs actifs à l’étranger sont sous-évalués. La valeur réelle de leurs actifs à l’étranger est supérieure à leur valeur comptablement mesurée : de ce fait, ils rapportent plus… et l’idée selon laquelle les USA sont lourdement endettés vis à vis de l’extérieur est une illusion comptable. Quelle est la valeur de cette “matière sombre”? En 2004, l’écart entre revenus perçus et versés à l’extérieur par les USA est de +30 milliards de dollars. Supposons que le taux d’intérêt soit de 5% : cela correspond à 600 milliards de dollars d’actifs. La dette nette actuelle des USA est de 2.5 milliards de dollars, ce qui correspond en théorie à une situation dans laquelle les USA paient (à 5%) 125 milliards de dollars d’intérêts nets par an. L’écart entre les deux doit donc être expliqué par un patrimoine caché, la “matière sombre”, de 3 100 milliards de dollars.
Mais quelle est exactement cette “matière invisible” qui est contenue dans les investissements américains à l’étranger, mais qui n’apparaît pas dans les comptes? Selon les auteurs, ce sont des savoirs-faire détenus par les américains, qui font que leurs investissements réalisés à l’étranger sont supérieurement rentables. Ces stocks de savoir-faire, s’ils étaient pris en compte, aboutiraient à une valeur plus grande des actifs détenus par les américains à l’étranger. C’est donc parce que les entreprises américaines sont globalement plus performantes que cette “matière sombre” apparaît.
Est-ce totalement absurde? Après tout, il est exact que les entreprises américaines détiennent des savoir-faire spécifiques, par exemple, comme le rappelait Varian citant une récente étude anglaise, dans l’utilisation des technologies de l’information. Et il est vrai qu’il y a quelque chose d’étrange dans le fait de qualifier de “pays le plus endetté du monde” un pays qui reçoit plus de ses placements à l’étranger qu’il ne verse à l’extérieur (même si cette situation ne durera pas forcément éternellement : l’écart constaté tend à se résorber, suite à plusieurs années consécutives d’accroissement du déficit extérieur américain).
Néanmoins, il y a de bonnes raisons de penser que l’explication de ce paradoxe par une matière sombre constituée de compétences spécifiques ne tient pas la route. Brad Setser a analysé très finement les raisons de douter.
Premièrement, cette matière sombre a tendance à connaître des fluctuations difficilement explicables, s’il s’agit vraiment d’un patrimoine constitué de savoir-faire. Deuxièmement, s’il est clair que les multinationales américaines sont performantes dans certains domaines, il paraît peu plausible que cela soit si général. Que Mac Donalds France soit la première zone rentable du groupe est une chose; mais ce que suppose l’hypothèse de la “matière sombre”, c’est que les filiales de Ford en Europe sont plus performantes que les filiales de Toyota ou BMW aux USA; il y a des raisons d’être sceptique. Après tout, Wal Mart, malgré bien des efforts, n’a pas réussi de manière spectaculaire sur le continent européen, ou les groupes de la grande distribution sont particulièrement compétents et rentables. Que Microsoft, ou autres entreprises de technologie disposant d’un pouvoir de monopole conséquent, soient très rentables à l’étranger, c’est plausible; mais l’hypothèse de la “matière sombre” suppose que les entreprises européennes ou asiatiques disposant d’un même pouvoir de monopole ne parviennent pas, lorsqu’elles s’installent aux USA, à exporter de la même façon leur savoir-faire.
Car le vrai paradoxe de la “matière sombre” est là : plus que s’expliquant par une très forte rentabilité des investissements américains à l’étranger, l’écart positif de versements d’intérêts s’explique surtout par la très faible rentabilité des investissements étrangers aux USA. Brad Setser fait remarquer non sans humour qu’il est un peu étonnant de considérer que les investissements étrangers faits aux USA soient si peu rentables constitue une preuve de force de l’économie et des entreprises américaines!
Deux choses, a priori, expliquent la plus faible rentabilité des placements étrangers aux USA : premièrement, le fait qu’ils se composent en bonne part de bons du trésor (qui sont de faible risque, donc faible rendement; par ailleurs, les taux d’intérêt ont été très bas ces derniers temps); mais surtout, le fait que le rendement des Investissements directs étrangers vers les USA a été extrêmement faible au cours des dernières années. Cette très faible rentabilité peut s’expliquer par deux phénomènes : la récession intervenue au début des années 2000, et la baisse du dollar. Ces deux phénomènes tendent à comprimer les bénéfices des entreprises étrangères qui investissent aux USA, qui préfèrent supporter dans ces mauvaises périodes des baisses de marge plutôt que d’augmenter leurs prix et perdre des parts de marché. cependant, cet écart semble perdurer, même hors périodes difficiles. Comment le comprendre?
L’explication de Brad Setser tient en deux mots : optimisation fiscale. Les entreprises multinationales tendent à localiser leurs profits dans les pays dans lesquels ceux-ci sont très peu taxés. Pour cela, elles utilisent des prix de transfert interne : par exemple, un produit sera fabriqué dans un pays A, transféré dans une filiale du groupe dans un pays B pour y être commercialisé : il suffit que le “prix” auquel la filiale A transfère dans la filiale B soit très élevé (et ce prix est fixé par l’entreprise) pour que la filiale B ne fasse pratiquement aucun bénéfice, et que tous les bénéfices du groupe soient situés dans le pays A. C’est quelque chose qui est difficile à prouver, mais de nombreuses anecdotes vont dans ce sens. Après tout, une filiale irlandaise de Microsoft, avec quelques employés, contrôle 16 milliards de dollars d’actifs de la firme, et a réalisé en 2004 9 milliards de dollars de profits bruts; de la même façon, de nombreuses entreprises du médicament fabriquent leurs produits en Irlande, et la part de leurs bénéfices réalisés à l’étranger a augmenté beaucoup plus vite que leurs bénéfices à l’étranger. La fiscalité européenne serait donc le facteur expliquant pourquoi les multinationales tendent à y localiser une grosse part de leurs bénéfices.
En d’autre termes, conclut Setser, la “matière noire” n’est pas si cachée que cela. Mais fait référence à l’une des faces discrètes mais bien réelles de la mondialisation : l’optimisation fiscale internationale.
L’idée selon laquelle le déficit extérieur américain n’est qu’une illusion comptable était bien rassurante : Elle permettait d’espérer que le noël permanent que connaît ce pays peut durer encore indéfiniment, que loin d’être un signe de faiblesse, le déficit extérieur américain témoigne de la force de l’économie américaine et de la confiance que celle-ci suscite. Mais il y a plutôt des raisons de penser que la récréation – une économie américaine sous stéroides, financée par la dépense publique et les achats de titres de la dette publique par des banques centrales étrangères – va se terminer. La question étant de savoir quand, et jusqu’à quel point.
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