L’innovation et l’histoire de l’obstétrique

Un récent article du New Yorker décrit les principales étapes de l’histoire de l’obstétrique. Le document mérite d’être lu en totalité, et au passage, illustre de façon intéressante toute une série de problèmes posés par l’innovation et la connaissance.

Une grossesse et un accouchement sont très souvent difficiles (Certains biologistes ont utilisé la théorie des jeux, et des modèles de conflit et coopération, pour en expliquer les raisons). En conséquence, de nombreuses techniques ont été utilisées afin de réduire les risques posés par l’accouchement pour la mère et le nouveau-né. Pendant longtemps, celles-ci ont été surtout divers mouvements et opérations aux chances de succès extrêmement limitées. La césarienne était aussi connue, mais très peu utilisée, car elle provoquait de façon presque systématique le décès de la mère, par hémorragie et infection.

La première technique véritablement efficace pour sauver la mère et l’enfant a été l’usage des forceps. L’histoire en est intéressante. Les forceps ont été inventés au 17ème siècle par Peter Chamberlen, un huguenot réfugié à Londres, premier d’une longue lignée. Le mécanisme était efficace, et de ce fait tellement rentable que la famille Chamberlen décida de la garder secrète. Lors des accouchements qu’ils pratiquaient, ils apposaient un long drap sur la mère et interdisaient la présence de tierces personnes. De ce fait, les forceps sont restés inconnus pendant plus d’un siècle. Au bout de trois générations, un descendant de la famille essaya, sans succès, de vendre la technique au gouvernement français. Finalement, il la révéla à un chirurgien hollandais, qui lui-même conserva le secret dans sa famille pendant 60 ans. Ce n’est qu’au milieu du 18ème siècle que le secret a été connu; il s’est diffusé à partir de ce moment.

Cet exemple illustre parfaitement le problème central de la connaissance et de l’innovation. L’innovation est utile lorsqu’elle se diffuse; mais si elle se diffuse trop largement, elle cessera d’être une source de revenu pour ses inventeurs, ce qui pose un problème d’incitations. Ceux-ci sont donc incités à la garder secrète par tous les moyens possibles, limitant de ce fait sa diffusion. Une innovation gardée secrète peut même disparaître. Que ce serait-il passé si tous les descendants de la famille Chamberlen étaient morts dans le grand incendie de Londres au 17ème siècle? Les forceps auraient peut-être été réinventés un jour : mais avec un retard conséquent.

Faut-il alors que l’Etat subventionne les inventeurs en leur achetant les innovations utiles, pour les diffuser ensuite? Là encore, l’exemple des forceps nous montre les limites de cette idée : Il n’est pas du tout certain que l’Etat parviendra à identifier les innovations vraiment utiles et les rémunère de façon satisfaisante. Ce que nous montre l’exemple de l’invention des forceps, c’est en quoi l’existence d’une propriété intellectuelle aurait résolu le problème de la famille Chamberlen. Que ce serait-il passé s’ils avaient pu déposer un brevet sur les forceps? Les brevets étant publics, la nature de l’invention aurait aussitôt été accessible pour tous. Eux auraient pendant ce temps bénéficié d’un monopole d’emploi de la technique, qu’ils auraient pu rentabiliser de diverses façons (par exemple en vendant des licences d’exercice). L’avantage acquis leur aurait même peut-être permis de conserver une source de revenus confortables même une fois la technique passée dans le domaine public.

On discute aujourd’hui beaucoup de propriété intellectuelle, de brevets, notamment dans le domaine médical : ce que nous montre cet exemple, c’est que malgré les défauts du système de propriété intellectuelle, les alternatives ne sont pas forcément meilleures.

La seconde leçon est celle de l’évolution de l’obstétrique au 20ième siècle. Au début du siècle, aux forceps s’étaient ajoutées diverses innovations : transfusions, antiseptiques, médicaments provoquant les contractions, et césarienne. Mais malgré tous ces outils, l’obstétrique restait extrêmement inefficace. De nombreuses études lancées durant les années 20 et 30 ont montré qu’il valait mieux accoucher chez soi qu’à l’hôpital : même si les médecins disposaient d’outils performants, ils ne parvenaient pas à bien les utiliser : au total, les techniques des sages-femmes restaient préférables. Une innovation a changé tout cela : le score Apgar, du nom de l’anesthésiste américaine Virginia Apgar, qui l’a inventé. Le score consiste en un ensemble de critères extrêmement simples (couleur du nouveau-né, fréquence cardiaque…) qui permettent aussitôt après sa naissance de faire un diagnostic de son état. Le score a initialement permis de prodiguer de meilleurs soins post-nataux.

Mais très rapidement, il est devenu un instrument d’évaluation des techniques utilisées par les obstétriciens. Leur objectif est devenu l’obtention d’un “bon Apgar”. Et cela a changé radicalement leur façon de procéder.

Tout d’abord, en matière médicale, la règle consiste à tester les traitements à l’aide d’expérimentations multiples dans des laboratoires de recherche, avant de les utiliser avec le grand public. L’obstétrique est la discipline médicale utilisant le moins ce genre d’expérimentations en laboratoires; et lorsqu’elles sont faites, leurs résultats sont le plus souvent ignorés par les praticiens. De ce fait, l’obstétrique apparaît comme extrêmement peu sophistiquée, par rapport aux autres disciplines médicales. Pourtant, personne n’utilise les technologies médicales de façon plus sûre et plus efficace que les obstétriciens. Comment font-ils? Ils testent les nouvelles techniques lorsqu’elles deviennent disponibles, et observent à l’aide du score Apgar si elles améliorent leurs performances ou non. Si leur performance s’améliore, ils utilisent la technique; sinon, ils l’abandonnent.

Cela explique pourquoi aujourd’hui, les césariennes se multiplient alors que les forceps sont de moins en moins utilisés. C’est paradoxal, car les forceps sont aussi performants que les césariennes pour faciliter les accouchements; et les césariennes sont des interventions chirurgicales plus lourdes. Mais il y a une différence fondamentale : la césarienne peut s’apprendre facilement, alors que l’utilisation des forceps nécessite l’acquisition d’un “tour de main” que tous les obstétriciens ne maîtrisent pas de la même façon. Si la césarienne est préférée, ce n’est pas qu’elle est plus efficace que les forceps : c’est qu’elle se prête mieux à la standardisation et à l’évaluation. Les gens qui ont étudié la façon dont les magnétoscopes VHS l’ont emporté sur le betamax se trouveront là en terrain familier : a performance “pure” n’est pas un gage de succès pour une technique.

L’historien David Landes a montré, dans un livre passionnant, que l’invention d’instruments de mesure, tout particulièrement de mesure du temps écoulé, a joué un rôle fondamental dans le développement économique. En permettant de mesurer la performance, ces instruments ont ouvert la voie au développement d’innovations de procédé à l’intérieur des organisations. C’est le chronomètre qui a fait le taylorisme, et par là même l’industrialisation. Le score Apgar a joué le même rôle dans l’obstétrique que la mesure du temps dans les grandes organisations modernes – avec les mêmes résultats. Le progrès technique, dans l’obstétrique, ressemble désormais beaucoup plus aux processus incrémentaux, d’essai-erreur, que l’on trouve chez Toyota ou Danone, qu’au modèle traditionnel de l’inventeur qui fait des expériences dans son laboratoire. Et cela fonctionne : L’obstétrique est probablement la discipline médicale dont les progrès ont le plus contribué à l’amélioration des conditions de vie.

L’auteur de l’article ne manque pas de constater qu’au passage, la standardisation croissante de l’accouchement, sa transformation en acte chirurgical presque banal, a contribué à désenchanter celui-ci. Certaines mères peuvent désirer un accouchement le plus “naturel” possible, sans péridurale, sans césarienne : au bout du compte, pourtant, bien souvent, tout cela est prodigué. A quoi bon refuser ce qui fonctionne, même si ce n’est pas naturel? Là encore, on peut dresser un parallèle avec l’abondance de biens standardisés que nous vaut l’industrialisation taylorienne. Nous pouvons déplorer la perte des tours de main d’artisans, le désenchantement du monde et la standardisation de la consommation… Mais voulons-nous vraiment revenir en arrière?

La leçon principale de l’obstétrique, pourtant, n’est pas là. Cet article est l’occasion de comprendre que le processus d’innovation a aujourd’hui considérablement changé par rapport au modèle de l’entrepreneur et de l’inventeur isolé. L’innovation, et par là même le progrès économique, ne dépendent plus tant d’inventions et de savants que d’institutions et de communautés au sein desquelles l’accumulation de changements mineurs et décentralisés conduit à un progrès permanent et de plus en plus rapide. C’est un processus que nous ne comprenons que très imparfaitement et qui est pourtant fondamental; et beaucoup plus important que le progrès scientifique en lui-même.

A l’heure où certains se demandent comment se construisent les clusters technologiques; ou certains semblent croire qu’il suffit de “donner des moyens à la recherche” pour devenir une économie de la connaissance; nous avons besoin plus que jamais de méditer les leçons de l’obstétrique.

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Alexandre Delaigue

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6 Commentaires

  1. La confrontation entre le "modèle obstétrique" moderne et l’ancien ne vient-elle pas, tout simplement, du nombre de participants et du prix d’un échec ?

    Si le nombre de participants en compétition est élevé et le prix de chaque échec faible, la méthode essai-erreur est certainement la plus rapide et la plus efficace pour fournir la progrès.

    Lorsque l’accès à la compétition est difficile et donc, l’intérêt d’acquérir par la poursuite du progrès un avantage définitif sur la concurrence est limité, ou lorsque le prix d’un échec est trop élevé (recherche en armement atomique, par exemple), on peut effectivement considérer de recourir à une autre méthode que essai-erreu, en sachant que toutes les autres méthodes connues impliquent le recours à des décideurs postulés impartiaux (qu’il s’agisse de sponsoring gouvernemental ou d’évaluation de la valeur d’une découverte faite), avec tous les évidentes limites que ce postulat créé.

  2. Voici pour compléter votre propos un extrait du serment d’Hippocrate. Il est toujours enseigné en France, avec quelques adaptations :

    "je remplirai, suivant mes forces et ma capacité, le serment et l’engagement suivant : je mettrai mon maître de médecine au même rang que les auteurs de mes jours, je partagerai avec lui mon avoir et, le cas échéant, je pourvoirai à ses besoins […] Je transmettrai les préceptes, les explications et les autre parties de l’enseignement à mes enfants, à ceux de mon Maître, aux élèves inscrits et ayant prêtés serment suivant la loi médicale, mais à nul autre."

    Jusque là, l’enseignement médical se transmettait de père en fils au sein de familles aristocratiques. Le serment fixa les conditions de diffusion du savoir dans un cercle restreint, à l’extérieur de la famille, en échange d’engagements financiers des disciples envers le maître.

    En d’autres termes, c’était un contrat permettant à un licencié d’exploiter une invention brevetée contre le versement de royalties!

  3. "On discute aujourd’hui beaucoup de propriété intellectuelle, de brevets, notamment dans le domaine médical : ce que nous montre cet exemple, c’est que malgré les défauts du système de propriété intellectuelle, les alternatives ne sont pas forcément meilleures."

    C’est bizarre d’affirmer cela sur base d’un exemple tiré du 17è siècle alors que la conclusion de l’article est précisément que le processus d’innovation a considérablement changé. Ma question est donc: le système de propriété intellectuelle est-il encore adapté au processus d’innovation actuel (décentralisation, accumulation par changements mineurs, institutionnalisation)? Pour ma part, j’en doute. Le système de propriété intellectuelle actuel me semble donner un avantage trop grand et trop ciblé à ce qui n’est de plus en plus qu’un rouage d’un vaste processus commun.

  4. Vulgos : le problème c’est que la production d’innovations actuelle se nourrit aussi d’inventions protégées par propriété intellectuelle, notamment des molécules médicales brevetées. Ce que montre l’évolution de l’obstétrique, c’est qu’on a besoin des deux; et amha, on se focalise trop sur la question de la propriété intellectuelle en oubliant qu’elle est une simple composante d’un processus d’innovation devenu plus complexe. Or en se limitant aux “grosses inventions” et en négligeant le reste, on commet des erreurs dont les conséquences peuvent être importantes. Prenez l’exemple des médicaments antirétroviraux dans les pays pauvres; on s’est focalisé sur la question de la propriété intellectuelle et des brevets, en oubliant qu’un traitement n’est pas qu’une molécule mais une partie d’un ensemble. Et que les structures médicales des pays pauvres étaient un obstable bien plus grand que la simple question des brevets, au point que dans certains cas, la fourniture des médicaments peut produire des effets pires que l’absence de soins. La vraie question de la propriété intellectuelle, c’est l’endroit ou placer le curseur entre protection de l’inventeur et diffusion de l’innovation. Pour cela, on a besoin d’une compréhension du processus complet qui est cruellement manquante.

  5. Alexandre: tu sembles accréditer l’équation idéale "grosse invention=brevet", or il se trouve qu’un des problèmes majeurs aujourd’hui du système des brevets vient de ses dérives. On attribue des brevets pour de petites innovations incréméntales, au risque, justement, de bloquer le processus décentralisé que tu évoques… Pire: les déposants déposent un nombre croissant de brevets de plus en plus bidons, acceptés par des examinateurs débordés et/ou complices par lassitude ou manque de controle politique.
    C’était un des enjeux cruciaux du débat sur les brevets logiciels et c’est un des maux qui frappent aujourd’hui la biotechnologie, par exemple, où chaque percée, s’accompagne d’une myriade de brevets conduisant à la tragédie des "anticommuns". Les nanotechnologies ne devraient pas échapper à ce dérapage….

    Quant aux médicaments, attention aux raccourcis: aboutir à un médicament efficace n’est pas un processus unique et de multiples petites avancées, ou la mise en commun de plusieurs innovations mineures, est souvent un préalable à la mise au point d’une molécule majeure… De plus, les titulaires de brevets sur une molécule ont souvent tendance à flanquer le brevet principal d’une flopée de brevets complémentaires pour prolonger leur monopole et/ou rendre plus difficile la concurrence.

    Le cas "idéal-type" des forceps est malheureusement peu opérant aujourd’hui. Il mériterait évidemment un brevet mais je cherche toujours un exemple similaire et évident contemporain. Les primés du Concours Lépine (la poignée pour descendre la poubelle sans se dégueulasser les mains etc…) sont des exemples de ce genre, et d’ailleurs, obtiennent des brevets, mais il faut tout de même admettre que leurs inventions n’apportent pas de contribution aussi décisive que les forceps…

    Pour le reste, je suis d’accord: il ne faut pas se focaliser uniquement sur la PI dans les processus d’innovations. Mais cela devrait être aussi valable pour les entreprises "obsédées" par les brevets: la prime au premier entrant, un bon usage de la marque déposée (autre forme de PI, mais souvent moins contestée et contestable), l’importance du savoir-faire d’une firme ou des équipes sont au moins aussi importants…

    Merci pour ce passionnant article du New Yorker.

    Florent Latrive

    (Et tant qu’on y est: "3 erreurs communes sur la propriété intellectuelle et la mondialisation", à lire (en anglais mochasse, désolé) ici:
    caveat.ouvaton.org/intell…

    )

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