L’expérience économétrique qui n’aura pas lieu

A la grande époque des supply-side economics, on ne manquait pas de travaux distrayants sur l’effet dévastateur de la fiscalité sur l’activité économique, et par voie de conséquence, sur le puissant effet libérateur des baisses d’impôts sur ladite. En la matière, le plus comique avait été un article démontrant, bien entendu en toute rigueur, que des agents rationnels pouvaient être amenés à anticiper leur propre décès afin de réduire leur facture fiscale. L’idée peut sembler comique, mais à bien y réflechir, ne l’est pas tant que cela. La récente loi en faveur du travail, de l’emploi, et du pouvoir d’achat pourrait aboutir à des résultats troublants.

Rappelons que cette loi a entre autres, supprimé les droits de succession. Hypothèse à tester : cette loi va augmenter le nombre des décès. Pas tellement en incitant les gens décidés à commettre un crime passionnel à patienter après le vote de la loi (encore que; mais cet effet n’est sans doute pas très important); mais c’est qu’il y a un bon nombre de personnes qui peuvent, en pratique, décider de la date de leur décès.

Considérez une personne victime d’un accident vasculaire, ou d’un infarctus, qui en ressort en état végétatif, en mort cérébrale. Les fonctions vitales de cette personne (respiration, alimentation…) de cette personne peuvent être maintenues pendant fort longtemps dans un cadre hospitalier. En pratique, ce sont les familles qui décident, suivant un avis médical, s’il est nécessaire de maintenir ces soins qui ne permettront jamais à la personne de revenir. Ainsi, l’ancien premier ministre israelien Ariel Sharon est maintenu dans un état végétatif depuis maintenant plus d’un an et demi.

Pour une personne ayant subi un tel accident au cours, disons, des trois mois ayant précédé le vote de la loi, que peuvent décider les proches? Après tout, ils subissent déjà un deuil, et perdent un être cher. Pourquoi devoir en plus supporter les difficultés entraînées par le paiement de droits de succession sur le point d’être supprimés? A quelques jours près, le décès sera, ou non, accompagné de paiements de droits importants. Pourquoi s’ajouter une telle peine? Il est probable que pour beaucoup de familles, la tentation d’attendre quelques jours avant de décider d’arrêter la survie artificielle, avec la sympathie des médecins, a été forte.

Il y aurait un moyen très simple de le vérifier : la loi est entrée en vigueur le 22 aout. Il suffit d’étudier avec attention la courbe des décès autour de cette période, éventuellement en essayant de distinguer les causes accidentelles des autres. Je ne sais pas si les données sont facilement accessibles; mais il est clair qu’une telle étude, si elle était menée, nous mettrait tout très mal à l’aise. C’est normal : il s’agit de ces domaines dans lesquels l’idée que des considérations économiques puissent venir interférer nous est très inconfortable – ce que l’économiste Al Roth appelle les “marchés répugnants” (Tim Harford a consacré un programme de la BBC à ce sujet).

Pour cette raison, je pense que personne ne songera à mener cette étude et vérifier cette hypothèse. Est-ce dommage, ou pas, chacun jugera.

Ce billet sans rapport avec l’actualité (encore que) rouvre l’activité sur ce blog, qui va redémarrer tranquillement. Les mois d’aout sont souvent des mois à actualité économique riche, au désespoir des économistes en vacances. Cela permet au moins d’avoir un peu de recul sur les évènements.

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Alexandre Delaigue

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11 Commentaires

  1. Dans ce papier (http://www.nber.org/papers/8158)… Wojciech Kopczuk et Joel Slemrod mettent en évidence une élasticité de la date du décès à l’impôt sur les successions américains.
    Une des explications que les auteurs mettent en avant, moins tragique que la vision d’Alexandre, est l’horreur des impôts: les vieux riches américains "repoussent" leur mort jusqu’au moment où ils apprenent une baisse d’impôt sur les successions et vlan ils peuvent mourir et "reposer en paix". C’est plutot comique!
    Ce genre d’étude ne permet jamais pour autant de distinguer un véritable effet, d’un effet de mesure (ou de la tricherie dans l’annonce du décès).
    Enfin je ne vois pas très bien en quoi nous devrions être mal à l’aise: il s’agit vraisemblablement de comportements très minoritaires qui peuvent être décelé par l’accès à des statistiques de millions d’individus. En tout cas, si je trouve les données, je vais regarder! A titre perso, je trouve cela moins dérangeant qu’étudier la rationalité de la vente des enfants à des marchés aux esclaves par des parents crevant la faim ou l’impact de l’avortement sur les enfants non voulu et donc sur la criminalité…

  2. bonjour,

    Les marchés répugnants, c’est un truc de fonds-vautours???

    Bon, j’espère que le site éconoclaste va se pencher sur une actualité plus "motivante". Que font les banques centrales? Peuvent elles encore gérer la crise en cours? Pourquoi Bill et Hillary ont vendu leurs portefeuilles actions en Juin 2007? Que penser de l’article de Daniel Cohen dans le Monde

    http://www.lemonde.fr/web/articl...

    d’avance merci d’éclairer le lecteur assidu que je suis.

  3. On se souviendra qu’en 2003, ce sont les entreprises de pompes funèbres qui avaient décelé des anomalies dans le rythme des décès, et donc, dans leurs chiffres de ventes, et qui avaient levé l’alerte par voie de presse (pour annoncer des stocks de consommables historiquement bas et leur possible incapacité à faire face à la demande)

  4. Ca fait penser a un precedent message de SM qui signalait un decalage des naissances en Allemagne autour du 1er janvier 2007. La raison en etait que les futures meres ne pouvaient beneficier des nouvelles allocations qu’en cas de naissance apres le reveillon. D’ou une incitation a attendre quelques jours – si possible!

    Bonne rentree a tous.

  5. Poussons le raisonnement jusqu’au bout, avec l’aide d’un peu de sociologie. Le risque d’Accident Vasculaire Cérébral (AVC) ou d’infarctus est beaucoup plus important, par définition, dans les catégories de la population aux taux de morbidité les plus élevés : en clair ceux qui utilisent le moins bien le système de santé, ceux qui ont des conduites à risques telles que la consommation non modérée de tabac et d’alcool, métiers à risques, rapport au corps particulier, etc… Ces personnes sont surreprésentées parmi les employés et les ouvriers, catégories les moins bien dotées en patrimoine. On peut donc penser au contraire que la suppression des droits de succession n’influencera pas de manière significative le comportement des familles de victimes d’un AVC.

  6. Honte sur moi, j’aurai du relire quelques article de Science sociale et Santé avant de poster ce commentaire. Il apparait dans les études épidémiologiques que la CSP surreprésentée chez les victimes d’AVC ne sont pas les ouvriers, mais les cadres. En ce qui concerne les infarctus du myocarde, c’est plus nuancé : le tabac, l’alcool, la mauvaise hygiène de vie y est pour beaucoup. De toutes façons, on peut régler l’affaire en considérant que nous ne disposons pas d’outils et donc de résultats statistiques fiables en ce qui concerne les revenus du patrimoine des Français.

    Pour faire suite au commentaire de Gu Si Fang, on sait depuis longtemps que les politiques natalistes visant à distribuer aux familles des cadeaux fiscaux (ou directement des allocations) n’ont aucun effet sur la natalité. Elles n’ont qu’un effet sur le calendrier des naissances qui peut se retrouver boulversé. On se souvient (même si j’étais pas né 🙂 de la politique du gvt Giscard en 1979 qui consistait à offrir 1 million de FF à la naissance du troisième enfant et des suivant. Sans résultats.

  7. sur le rapport entre la mort et l’économie, j’ai découvert hier la pub télé pour l’assureur GAN (visible sur le site http://www.gan.fr/ en bas à gauche) qui commence par "je suis mort ce matin, ça c’était pas prévu"
    s’en suit un dessin animé plutôt chic et un argumentaire commercial assez classique
    ce n’est pas si souvent que la mort est évoquée à la première personne par la pub
    Qu’en pensent les éconoclastes ? Est-ce un sujet d’économie ?

  8. J’ignore si c’est la date du décès de la personne ou la date à laquelle la succession se fera dans les formes règlementaires qui comptera quand à savoir quel régime fiscal s’appliquera sur l’héritage.

  9. CepiDc est le doux nom de la base de données de l’INSERM qui recense très précisément les causes de décès : http://www.cepidc.vesinet.inserm...
    Une mine d’informations détaillées en libre accès, mais assez compliquée à utiliser (il faut assimiler la classification internationale des causes de décès, qui si ma mémoire est bonne n’est pas explicitée sur le site).
    J’ai flemme de vérifier si les données sont disponibles mois par mois, ou seulement pour l’année entière.

  10. ouep, ceci dit, il y avait eu un papier (peut-être dans pénombre, peut-être un papier de Mucchielli dans ses derniers travaux sur l’homicide, je sais plus) expliquant que les différents registres comptabilisant les décès ne donnaient pas les mêmes résultats en France. J’ai la flemme de rechercher le texte, aussi…

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