Je vieillis

Vous connaissez peut-être le sketch de Desproges, intitulé “Je baisse“. Eh bien, ce billet n’a rien à voir. Je vieillis, je sens bien que je vieillis. Oui, c’est banal, ça arrive à pas mal de monde, si j’ai bien suivi. Mais si j’ai décidé d’en parler, ce n’est pas pour vous annoncer que j’en tire les conséquences en décidant de me retirer de la vie politique. Encore moins pour annoncer ma retraite bloguesque (celle-ci, j’y ai effectivement songé récemment) ou d’Econoclaste (celle là, jamais envisagée !). Il n’est pas question non plus de révéler que je m’apprête à réaliser un lifting ou des implants capilaires. Ni d’évoquer le paradis de la jeunesse perdue, désormais peuplé de CPE carnivores.

Plus sobrement , c’est la conjonction de deux ou trois éléments qui m’ont conduit à tirer cette conclusion.
Premier élément : je parcours un article de conjoncture américaine dans l’édition du Monde datée du 13 février. Plutôt bon article d’ailleurs, parfaitement instructif. Et là, je vois dans les commentaires des lecteurs, le verbiage creux d’un pauvre gars qui se lit écrire. Jugez par vous-même. Le cas typique du bonhomme persuadé de tenir des propos particulièrement profonds, alors que la valeur de son message est proche de zéro, sauf quand on en détourne l’objet, de la présente façon. Au milieu des sarcasmes pédants, je lis “Voilà pourquoi les oscillations (et parfois le chaos!) sont indissociables de notre monde, n’en déplaise aux économistes et aux agents immobiliers.”. Ces phénomènes, les économistes les étudient depuis, “toujours” allais-je drire, disons “longtemps”. Et, contrairement à ce que pense visiblement ce lecteur du grand quotidien du soir, ils ne se sont pas organisés en syndicat ou corporation pour les supprimer. Même si, même si… reconnaissons que certains s’interrogent sur la possibilité de les rendre plus supportables et moins brutaux pour les sociétés humaines. Ce qui n’est pas le cas de Mme Parisot (souvenez-vous), dont j’imagine que ce lecteur visiblement féru de sciences exactes partage le point de vue.
Rien de très nouveau sous le soleil, me direz-vous… Toujours ce mépris pour les économistes et cette ignorance de ce qu’ils font vraiment. Cette posture si courue en France et encore remise au goût du jour lors de la commémoration de la mort de Mitterrand qui, comme plus personne ne l’ignore “était nul en économie”. Note pour ses exégètes les plus zélés : contrairement à vous, lui n’était nul qu’en économie. Je quittai ainsi le site du grand quotidien du soir qui ouvre démagogiquement démocratiquement ses colonnes à ses grands lecteurs du soir, avec un grand “clic-soupir”, hésitant une dernière fois avant de ne définitivement pas répondre à ce pôv gars qui, au fond, ne sait pas ce qu’il fait. Ce qui, paraît-il, suggère voire impose de se taire et de pardonner.

Je laisse derrière moi cette péripétie et vais me promener sur le site de Libé, sur lequel j’ai omis de rebondir lundi. J’y tombe sur un article d’Esther Duflo, qui, je le concède, titille rapidement mon instinct de casse-burnes d’Econoclaste. Pour résumer, Duflo interroge la pensée du “durable” quand elle est assise sur des idées simples, qui tournent vite au simplisme si on n’y prend garde. Je finis donc ce texte, en me demandant si je ne dois pas en dire deux mots sur le blog, eu égard de son excellent rapport coût-bénéfice pour le lecteur lambda. Et d’un seul coup, bing… je comprends qu’il vient de se passer un truc énorme dans ma tête. J’ai pris 15 ans dans les dents. Cet idiot et Esther Duflo ont ouvert une faille spatio-temporelle : je reviens dix ou quinze ans en arrière et je vois le même gugusse me dire “Oui, de toute façon, les économistes, blablablabla”. Je me contemple répondant “Non, ce n’est pas si simple,blablabla”. Bon, et alors ? Eh bien, aujourd’hui, les économistes ont une préoccupation dominante pour les tests empiriques. Et si dix ans en arrière l’argumentaire classique tournait essentiellement autour de théories sophistiquées rarement testées comme il se devait, ce n’est plus du tout le cas. Pour tout dire, ce changement ne date pas d’hier et dire que les données empiriques n’intéressaient personne il y a dix ans, et même quinze, serait parfaitement exagéré. Je peux citer au moins deux domaines dans lesquels la recherche accordait une importance de tout premier ordre aux vérifications empiriques : la croissance et le développement d’une part et l’économie du travail d’autre part. Ce qui signifie qu’un bon article d’économie du travail devait comprendre une partie économétrique et qu’un auteur qui travaillait sur la croissance ou le développement se devait de pondre quelque chose de ce genre à un moment ou un autre (ou faire répétititvement référence aux travaux de Barro sur la question…).
Il y cependant une nouveauté. Par le passé, les méthodes empiriques correspondaient surtout à des grands modèles économétriques de régressions sophistiquées, avec des bases de données importantes (l’impulsion de Barro que je semble railler au dessus – il n’en est rien – a été majeure dans son domaine), portant sur des statistiques macroéconomiques, souvent nationales. Les autres méthodes étaient bien peu cotées, c’est du moins l’impression que je pouvais avoir. Inutile de dire que lorsqu’on ouvrait un manuel de macroéconomie de deuxième ou troisième cycle, à part quelques modèles macroéconométriques, pas grand chose n’était signalé en matière de tests empiriques. Et disons-le tout net, en non économètre de formation, j’étais un ignare quasi complet en ce domaine (ce qui, du reste, n’a guère changé, mais c’est un peu moins exact).

Comment se traduit ce changement ? Concrètement, pour commencer, par ce que nous lisons, nous les auteurs de ce site ! Je vais reprendre une liste de titres que nous avons chroniqués sur le site au cours des derniers temps. Tous ces ouvrages ont en fait en commun de se baser souvent sur des théories économiques relativement simples – en général, pas toujours – et de supporter, des méthodes de vérification empiriques, si ce n’est particulièrement complexes, du moins omniprésentes. Allons-y : “Le ghetto français” de Maurin, “L’économie expérimentale” d’Elber et Willinger, “The Travels Of A T-Shirt In The Global Economy” de Rivoli, “Les jeunes et l’emploi” de Lefresne, “Freakonomics“, de Levitt, “Economie de l’éducation“, de Gurgand, “Le mystère du capital“, par de Soto etc. etc. etc. La liste pourrait continuer encore un bon moment. Que change cet engouement pour les vérifications empiriques ? Voici ce que je vois, en première approche.
Sur un plan épistémologique, c’est peut-être là que le changement est le moins radical. On se rapproche peut-être plus d’un archétype hypothético-déductif, dans le sens où les hypothèses sont plus testées. Mais, au fond, si la démarche est plus explicite aujourd’hui, elle a toujours été à l’oeuvre d’une façon ou d’une autre. En revanche, la façon de procéder et le caractère systématique des tests laissent penser que le mouvement est plus rapide.
Sur le plan des politiques publiques, c’est certainement à ce niveau que l’on constate les plus grands changements. La culture des économistes actuels est de tester systématiquement les conséquences des politiques publiques, c’est-à-dire de les évaluer. On connaît les difficultés à procéder ainsi en France, cela ne doit pas masquer les efforts que font les économistes français pour faire avancer les choses et, encore moins, la réalité de cette évaluation systématique à travers le monde. De ce point de vue, il peut être utile de se référer à ce que dit James Heckman sur le sujet dans sa Nobel Lecture (et comme les commentaires sont fermés, il ne se trouvera pas un dandy oisif, croisement d’un perroquet et d’un diplodocus pour me signaler qu’on ne dit pas “Prix Nobel d’économie” quand on est un vrai bienfaiteur de l’humanité). Inutile de préciser que l’efficacité des politiques publiques ne risque pas d’en souffrir. Le moins que l’on puisse également en attendre, c’est une hausse tendancielle de la qualité des discussions autour de ces politiques publiques. Sans se faire trop d’illusions sur ce thème, on peut être optimiste.
Du point de vue des étudiants en sciences économiques, le profil risque de changer sensiblement. Je ne me lancerai néanmoins pas dans le profilage du prototype de l’étudiant en économie du XXIème siècle. Le sens du changement n’est paradoxalement pas si évident : il ne sera pas nécessairement moins matheux, car toutes les techniques microéconométriques demandent évidemment pas mal de bagage technique. En même temps, l’aspect qualitatif des réflexions préalables ou explicatives demanderont de sortir d’un cadre totalement axiomatique.
Du point de vue du grand public, l’économie va-t-elle enfin “remettre l’homme au centre de l’économie” ? Paradoxalement, ceux qui vont le faire sont probablement ceux qui n’ont jamais cherché explicitement à le faire, mais simplement ceux qui ont cherché les progrès de leur discipline. Effectivement, le recours plus marqué aux travaux empiriques, en microéconométrie en particulier, ramène inéluctablement les “vrais gens” dans le discours économique. Je trouve que c’est une conséquence indirecte intéressante. Le côté trendy / sexy de l’économie parfois constaté ces derniers temps vient très probablement de cemouvement, à mon avis. En rapprochant l’économie sérieuse de l’économie pour les nuls ou racontée à ma fille, la “everyday life economics” a probablement de beaux jours devant elle, en matière d’édition. On peut en espérer une diffusion accrue du discours des économistes. Peut-on déjà percevoir ce phénomène ? Je ne saurais le dire. Si leur taux de fréquentation des media grand public a eu tendance à croître au cours des dix dernières années, il serait bien hasardeux d’établir un lien quelconque entre ce fait et le rôle croissant des travaux empiriques. J’ai plutôt le sentiment qu’ils se jettent bien souvent dans la foire d’empoigne avec quelques idées et quelques chiffres, ni plus, ni moins. Façon “old school” et en bonne lutte idéologique, en quelque sorte. Un pointmérite d’être spécifiquement signalé. Il concerne la nature des travaux empiriques. Passer du macroéconométrique au microéconométrique a déjà représenté un beau changement. Mais l’usage de techniques (d’enquête par exemple) qu’on pensait dédiées aux autres sciences sociales ou de méthodes expérimentales, accentue le phénomène “d’humanisation” de la discipline.

Quand je m’arrête sur ceci, quand je vois comment moi-même j’ai évolué dans ma façon de “lire l’économie”, je songe que ces pauvres gens qui en sont restés à l’apostropher à l’ancienne sont à la (ra)masse pour longtemps. L’économie a véritablement connu des changements majeurs depuis les années 1980. Ce qui est assez remarquable est de constater à quel point elle intègre petit à petit, dans les grandes lignes, les insuffisances qui lui sont reprochées. Remarquable ? Le mot est peut-être un peu exagéré. N’est-ce pas ainsi que progresse les sciences, quel que soit leur degré d’exactitude ? Sur la question de la vérification empirique comme sur d’autres (telle que le statut du modèle walrasien), on a vraiment vécu pas mal de changements. Et d’autres sont à venir conséquemment. J’ai vaguement esquissé quelques traits de ces évolutions, en me focalisant sur la place des travaux empiriques. On ne manquera pas de relever des oublis (peu d’erreurs, je pense). Un panorama plus technique sur la question pourrait être un projet de billet ambitieux. A voir… Cane me ferait pas de mal, mais ce serait longà préparer. Il reste que pour quelqu’un qui a débuté en économie dans les histoires de remise en question des politiques keynésiennes, il est spectaculaire de voir à quel point les théories et méthodes se sont renouvellées, en, au fond, si peu de temps.
Finalement, celui qui ne souhaite voir cette discipline que comme idéologie est condamné à passer à côté. Il y a dix ans, il parlait des “keynésiens et libéraux” sans chercher plus loin. Aujourd’hui, il continue ses diatribes sur les prévisions économiques et l’absence de travaux empiriques sérieux. Il a crystallisé cette vision de l’économie et n’est pas peu fier de l’exhiber,mêmesi elle est indigente. Dommage. Il ne pourra pas songer comme je viens de le faire : je vieillis mais, de ce point de vue, c’est plutôt une bonne nouvelle.

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