Incursion discrète dans la campagne (2) : des économistes et des votes

Je ne vous apprends pas qu’un nombre croissant d’économistes français se prononcent en faveur de candidats à la présidentielle. Tout cela me perturbe.

Oui, je suis perturbé. La situation a un caractère inextricable à mes yeux (enfin, rassurez vous, je dors encore très bien la nuit…). D’un côté, on voudrait des analyses impartiales, des points de vue d’expert. D’un autre côté, on voudrait une implication personnelle portée par une attitude citoyenne. Comment concilier les deux sans vendre son âme au diable d’une manière ou d’une autre ?
Prenons celui qui se cantonne au rôle d’expert. Nécessairement, il apporte un regard froid, sans convictions enflammées. Il peut même, à la limite, véhiculer l’idée qu’on peut voter en économiste et rien d’autre. C’est un peu Blanchard (du moins, c’est lui qui s’en rapproche le plus à ce stade).
Celui qui, au contraire, refuse de rester cantonné dans son statut d’économiste, apporte un regard plus politisé. Ce faisant, il met forcément de côté son expertise économique, à un moment ou un autre. Il s’écarte de ce qui fait, aux yeux de l’opinion, l’intérêt initial de sa parole. C’est plutôt vers les soutiens de Royal qu’on retrouve ce profil.
Je pense qu’on me reprochera de classer radicalement Blanchard dans la première catégorie. J’admets la remarque. Disons que je simplifie au possible. On pourra aussi me demander pourquoi je ne parle pas du soutien de Bayrou, Saint-Etienne. Parce qu’il est plus discret. Idem pour ceux des autres candidats.
Qui a raison ? Qui a tort ? Difficile à dire, au fond. Chaque option fait le deuil d’une qualité. Il faut être bien dérangé, à mon avis, pour ne voter qu’en fonction de critères strictement économiques. L’accusation subjective de maladie mentale mise à part, exprimer un engagement sur cette unique base est discutable. C’est pourtant conforme au cahier des charges de l’expert, qui dira “Si vous me demandez, en tant que spécialiste de l’économie, pour qui voter, je réponds qu’il faut voter pour tel candidat.”Maintenant, si on est appelé à s’exprimer en public en raison de compétences particulières, je trouve un peu gonflé d’en profiter pour se faire entendre longuement dans d’autres registres où l’on n’est pas forcément aussi à l’aise. Néanmoins, quand des individus dont le QI rassurerait sûrement une huitre s’autorisent des prises de position au nom d’une quelconque notoriété artistico-télévisuelle, on voit mal pourquoi les économistes s’abstiendraient. Par vertu, probablement. Mais une telle vertu est implicitement au prix de l’implication dans la vie de la cité.
Chacun pourra en penser ce qu’il en veut. Pour ma part, comme vous le constatez, je n’arrive pas à m’en sortir. En fait, si je devais opter pour soutenir une attitude, ce serait celle qui préservera au mieux le crédit des économistes. Et je ne sais pas de laquelle il s’agit. Un savant mélange des deux, probablement.
Pasque bon, ils sont gentils tous… MAIS APRES LA CAMPAGNE C’EST PAS EUX QUI SE TAPENT LES SALES COMMENTAIRES PENDANT DES ANNEES SUR LEUR BLOG ! Et les économistes ci, et les économistes là… Gnagnagnagnagna !
C’est vrai ça, quoi…

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13 Commentaires

  1. Cela rejoint mon questionnement sur l’implication des experts dans les campagnes électorales.

    Ce qu’on demande à l’expert, c’est de décrypter les propos, de les mettre en perspective, et de le faire avec honnêteté pour l’ensemble des candidats. C’est à cela que sert son savoir et son expertise, pouvoir comprendre quels sont les vrais enjeux et qui dit des conneries ou qui apporte des réponses valables (en sachant qu’il n’y a jamais une seule bonne réponse).

    A aucun moment, on ne demande à l’expert de dire : telle personne est la meilleure, car là, il exprime un choix personnel, indépendant de sa situation d’expert. Et il décrédibilise ce qu’il a pu dire comme expert, car après un coming out, on peut légitimement se demander s’il n’a pas volontairement orienté ses analyses pour favoriser tel ou tel candidat.

    Oui, enfin, toi, visiblement, tu as solutionné mon dilemme. Ce n’est pas mon cas… Pour toi, l’expert n’est qu’expert, il n’a pas de petit coeur qui bat dans la poitrine. Tout est affaire de degré, j’imagine. Et j’ai du mal à placer le curseur.

  2. Prendre position à la date d’aujourd’hui pour un des trois candidats, c’est estimer qu’on en sait assez sur lui pour se décider. Or une telle décision dépasse largement le simple aspect économique; c’est une appréciation globale sur la personne, sa capacité de diriger la France et de se faire bien conseiller. Choisir de quitter le rôle d’expert, qui ose critiquer un peu chacun des trois candidats, pour prendre position – et pas au nom de son expertise, comme Bruno Amable l’a bien montré en – c’est un choix personnel qui me semble avoir beaucoup d’inconvénients. C’est confondre une partie – l’économie – avec le tout; c’est confondre le programme d’un candidat avec ce que sera son attitude quand il sera en fonction.

  3. C’est vrai que c’est assez troublant.
    Mais j’ai une opinion beaucoup plus tranchée. L’économie est une science humaine. Quand on s’y intéresse, c’est souvent parce qu’on essaie de répondre à des questions importantes, qui sont des questions politiques avant d’être économiques. L’économie du travail, de l’éducation et de la santé entendent globalement mieux comprendre comment gérer au mieux les 3 âges de la vie.
    Ce que je veux dire avec ces généralités très creuses, c’est qu’un économiste qui publie, diffuse ses travaux, fait DEJA un acte politique. Quand Piketty explique le rôle de la redistribution sur la réduction des inégalités et le déclin des rentiers, c’est un résultat scientifique, mais qui a des implications politiques évidentes. Quand on montre que les aides au logement de type APL se retrouvent dans la poche des propriétaires, cela devrait aussi faire réfléchir. Le fait que la probabilité de perdre son emploi pour quelqu’un ayant plus de 10 ans d’ancienneté soit stable depuis les années 1970, ça fait aussi réfléchir et il n’est pas difficile d’en tirer des conséquences politiques (même s’il reste un large espace pour une interprétation politique). Je continue?

    Bref, les économistes font déjà de la politique, on a pas besoin que se sentant poussés des ailes de signataires de manifeste (oui ces textes très cons signés par des gens très connus ou qui, moins connus, aiment avoir leur nom à côté de célébrités), ils disent n’importe quoi. Honnêtement, je préfère encore quand Lilian Thuram parle de politique (et je pèse mes mots) que quand Piketty fait un discours à peine articulé sur Royal et Sarkozy. Il se décridibilise (et ce n’est pas le seul), ce qui est à vrai dire très triste pour la réputation de la science en France.

    Par ailleurs, doit-on voter en fonction de ses connaissances économiques? Tout est une question de priorité. Si on considère que l’urgence absolue du nouveau président est de défendre l’exception culturelle française, non. Plus sérieusement, on peut vouloir faire obstacle à tel ou tel candidat pour des questions de valeur, s’il ne partage ses convictions sur la manière de gérer dignement la question de l’immigration, ou si on est pas des fans de démocratie participative. Mais si on pense que la réforme du marché du travail, de l’enseignement supérieur, des retraites, sont les choses urgentes à régler et que le reste est bon pour les éditoriaux du Monde, alors oui, on peut se déterminer en fonction de cela (même s’il est difficile après avoir dit ça de savoir pour qui voter!!)

    Faut-il nécessairement "s’engager"? Quand il s’agit de faire front face à la montée en puissance d’idéologies dangereuses dans les années 30, oui. Mais franchement, quand les candidats font preuve d’un tel mépris face aux acquis de la science pour laquelle on vit, il vaut mieux s’abstenir. Ou alors dire les choses clairement: oui, j’en ai marre des cours, du campus en papier maché de l’EEP, des élèves, des doctorants, je veux des déjeuners au ministère, des postes politiques, un bureau dans un hôtel particulier du 7e ou avec vue sur le POPB, et pour ça, je suis prêt à dire n’importe quoi (ou presque).

    Ca m’inspire une dernière réflexion: le problème pourrait venir en France de la prime absolue accordée à la politique sur l’expertise. Que je sache, la 3e voie de Blair, c’est un peu du Anthony Giddens (un sociologue certes). Difficile de voir derrière les programmes des candidats actuels l’ombre d’un puissant chercheur. Et ce n’est pas avec les prises de position de certains que ça va changer demain.

    Bon, alors, je suis vraiment le seul à ne pas trancher ? Au fait, pour Thuram, c’est une blague, pas vrai ?

  4. Je trouve naturel qu’un expert ait une opinion politique (wahou personne n’y avait pensé!)
    Partant de là, il est également normal (comme pour l’ensemble de la population qui s’intéresse à la politique) qu’une part de ces experts soient également des militants engagés.
    Le tout étant de ne pas confondre leur engagement et leurs recherches qui sont d’un autre ordre.
    Evidemment tout le monde sait bien que quand Piketty prend partie pour Royal il le fait tout en connaissant son programme économique et en l’ayant lu à la lumière de ses connaissances sur le sujet, et qu’il en est de même pour Blanchard. Mais comme pour tous les citoyens (médiatiques ou non), un engagement politique est une somme de sentiments sur un programme, la personne qui le porte…. et sa capacité à le mettre en oeuvre (c’est à dire à trouver les personnes qui conduiront avec lui (elle) cette politique).
    Réduire l’engagement politique d’un expert en économie à son analyse du programme économique du candidat qu’il soutient est à mon avis une erreur car personne ne fonctionne comme ça dans son choix.

  5. Il me semble que tout dépend de la manière.

    Si l’expert est explicite/didactique en expliquant comme Blanchard semble le faire les principales raisons de son choix, raisons que l’on peut trouver contestables, et choix que l’on peut trouver contestable et que l’on peut contester alors pourquoi pas.

    Si l’expert dit je vote X parce que Y est un abruti ou est dangereux, alors c’est de l’opinion de café du commerce.

    Ceci dit il me semble que quelque soit la manière, lorsque les experts sont respectables, et ceux dont nous parlons le sont, leur choix est important. On peut ne pas voter Sarkozy et se dire que si Blanchard le soutien, cela veux dire que si Sarkozy passe, la terre ne s’arrêtera pas de tourner; idem pour Royal et ses soutiens.

    Franchement j’attache plus d’importance au choix de Piketty qu’a celui Thuram; même si je désagree complètement avec ses opinions.

  6. Mais non, vous n’êtes pas le seul. Pour moi, le contenu des programmes économiques, pratiquement aussi flou et mauvais pour les trois principaux candidats (et je ne parle pas des autres, c’est pire) ne permet pas de trancher.

    Pas de dilemme donc ici, seulement l’idée que mon vote se décidera pour d’autres raisons.

  7. Et si un économiste prenait position pour un candidat, parce qu’il considère
    que tous les facteurs non-économiques d’un programme sont bénéfiques
    pour l’économie?

    Un exemple : en 1936, The Economist s’est prononcé clairement en faveur du
    Front Populaire. Le programme économique le rebutait. Mais le choix de Léon
    Blum en faveur de la sécurité collective compensait l’ensemble du programme
    économique du Front Populaire, car, pour The Economist (dirigé par W.
    Layton à l’époque, qui a souvent travaillé pour le Comité Économique de la
    SDN), seule la sécurité collective pouvait assurer le développement des
    échanges.

    La question de l’expert est complexe et, surtout, l’opinion d’un expert qui se
    borne strictement à son domaine me semble douteuse… Mais c’est une
    question de subtil dosage, avec le risque, souvent, de passer du compromis à
    la compromission.

  8. "Oui, enfin, toi, visiblement, tu as solutionné mon dilemme. Ce n’est pas mon cas… Pour toi, l’expert n’est qu’expert, il n’a pas de petit coeur qui bat dans la poitrine. Tout est affaire de degré, j’imagine. Et j’ai du mal à placer le curseur."

    On peut peut-être laisser s’exprimer son coeur en refusant d’afficher ses qualités lorsqu’on s’exprimer à titre purement personnel, et donc, indépendamment d’éventuelles qualités, titres ou mérites ?

  9. Heureusement qu’on ne vote pas en fonction du seul programme économique (à part Blanchard semble -t-il, mais après la dernières sortie de Sarkozy sur l’euro, ne regretterait -il pas son choix ?, ou du moins, sa prise de position puisqu’elle ne s’appuyait que sur l’expertise ? ).

    Conséquence : le vote, dans toute sa complexité, des experts, en tant que tels, n’a pas plus d’intérêt à entrer dans le débat public que celui de Thuram ou de Johnny.
    Leur opinion sur les programmes éco suffirait. Cela dit, d’une part il leur serait plus difficle de se faire entendre. D’autre part, peut on exiger d’eux – les experts – une moindre arrogance que les people, la conscience du fait que connaître leur vote en tant que tel n’a aucune importance.

    Dans toutes les prises de position que j’ai lues, le seul qui n’a pas présenté son vote en étendard, passant seulement en second sur les raisons, c’est Régis Debray.

  10. "D’un côté, on voudrait des analyses impartiales, des points de vue d’expert."
    "Prenons celui qui se cantonne au rôle d’expert. Nécessairement, il apporte un regard froid, sans convictions enflammées."

    L’étiquette d’"expert" garantit-elle l’impartialité ?
    Un regard "froid" et "pas enflammé" est-il pour autant un regard neutre ?
    La science est-elle (peut-elle être) neutre ?
    Quelques-unes éventuellement (?), mais certainement pas l’économie, comme le rappelle CF.
    Les propos cités me semblent bien naïfs.

    A quels propos faites vous référence ?

  11. C’est écrit :

    "D’un côté, on voudrait des analyses impartiales, des points de vue d’expert."
    "Prenons celui qui se cantonne au rôle d’expert. Nécessairement, il apporte un regard froid, sans convictions enflammées."

    Oui. Des propos d’une grande naïveté qui me semblent poser quand même très bien la problématique. Je reprends vos remarques :
    “L’étiquette d'”expert” garantit-elle l’impartialité ?”
    Le problème n’est pas là. Ce que veulent les gens ce sont des experts impartiaux. Ils sont peut-être naïfs, mais c’est ce que les gens honnêtes recherchent.

    “Un regard “froid” et “pas enflammé” est-il pour autant un regard neutre ?”
    Une fois encore, c’est ce qu’attendent spontanément les gens d’un expert impartial.

    “La science est-elle (peut-elle être) neutre ? Quelques-unes éventuellement (?), mais certainement pas l’économie, comme le rappelle CF.”
    C’est bien d’avoir une opinion tranchée sur la question. En fait, cette interrogation a déjà été réglée, sur le principe, par Gunnar Myrdal qui exprimait l’équivalent de la profession de foi de Beuve-Mery pour les journalistes : avoir l’honnêteté de présenter ses préjugés, les assumer pleinement pour que chacun puisse voir ce qui en relève et ce qui n’en relève pas. ^C’est peut-être d’une grande naïveté, mais c’est un mode opératoire qui tient la route pour qui souhaite l’appliquer. Et cela ne suppose pas forcément qu’on ait tant de préjugés que ça…

    Ce qui ressort clairement des discussions, c’est l’espoir qu’une même personne soit capable de dissocier au maximum l’aspect militant de l’aspect académique. Vous excluez la possibilité d’un équilibre jugé satisfaisant. Pour ma part, je m’interrogeais sur l’équilibre trouvé par les économistes qui se sont récemment engagés. En ce sens, vous êtes d’un grand pessimisme.

  12. C’est bizarre, je pose des questions (légitimes) pour nourrir le débat, et vous y coupez court sous prétexte que "le problème n’est pas là" et que c’est de toutes façons ce que "les gens" attendent.

    Je ne pense pas avoir une opinion tranchée en affirmant que l’économie n’est pas une science neutre, en tous cas pas plus que ceux qui affirment qu’elle l’est – ou qu’elle peut l’être. En étant un peu provocateur, je dirais : bien naïfs ceux qui le croient encore, mais comme mon tempérament n’est pas à la provocation, je dirais que la seule "sagesse" devrait nous inciter à penser qu’elle ne l’est pas, ne serait-ce que pour ne pas prendre le risque de s’enfermer dans une pensée trop sûre d’elle, et pour rester en alerte ou tout du moins en état de douter de ses conclusions "scientifiques".

    "Vous excluez la possibilité d’un équilibre jugé satisfaisant." Je ne pense pas. Et votre jugement m’étonne d’autant plus que ce qui m’a fait réagir à votre billet est justement le côté "bipôlaire" de vos propos (la science et les experts d’un côté, forcément neutres et impartiaux, et les citoyens de l’autre, forcément "engagés"), et vous qui voulez choisir votre camp et n’arrivez pas à trancher – propos qui semblent exclure justement cet "entre-deux" qu’à vos yeux je refuse. Vous semblez mettre la science sur un piedestal, et c’est peut-être cela qui vous enferme dans ce choix cornélien.

    "Vous êtes d’un grand pessimisme". Je ne pense pas non plus. Partir du principe que la neutralité de la science et l’impartialité d’une expertise sont des utopies n’est pas du pessimisme, bien au contraire, mais plutôt une "saine hypothèse" (ou une saine précaution) – y compris pour tout scientifique qui se respecte. Car sans le doute il n’est point de progrès…

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